Tous bienveillants ?
Notre société est passée maîtresse dans l’art de truffer le langage de mots choisis qui deviennent vite des must voire des tendances quand ce n’est pas des incontournables. Ceux qui lancent ces modes langagières sont largement les médias, lesquels, le plus souvent, les piquent à des « experts » de tout poil qui étudient des phénomènes ou des domaines qui intéressent le champs politico-médiatique de notre époque pleine de fumée et d’eau trouble.
Parmi ces mots utiles et commode pour enfumer, la bienveillance est actuellement très en vogue…
Comme un pavé – littéraire - dans la mare des lecteurs ordinairs
« Les Bienveillantes » est le titre du pavé pondu par Jonathan Littell en 2006. Il a fait couler beaucoup d’encre, des « pour » et des « contre », comme souvent avec ce genre d’ouvrages sur-primés. A moi, il m’est tombé des mains après une bonne centaine de pages. Peu importe les raisons de mon ennui de lecture, ce que je vise dans cet article c’est ce qui se planque derrière les mots tendance et en particulier cette douceâtre bienveillance qu'on nous sert un peu pour tout et n'importe quoi.
Le titre de ce livre en regard de son contenu nous indique déjà une piste intéressante. La bienveillance ne serait peut-être pas aussi sympathique qu’on le dit, du moins dans le contexte dans lesquels il est généreusement employé. Si l’on s’en tient au dictionnaire, la bienveillance est une :
« Disposition d’esprit inclinant à la compréhension, à l’indulgence envers autrui » (Larousse)
Compte tenu de cette définition et du sens qu'il contient, on pourrait se réjouir de son utilisation fréquente… Pourtant, ceux qui l’utilisent volontiers véhiculent, en même temps que leurs convictions et objectifs intimes, un fort goût de manipulation. Si l'on accorde une réelle écoute, on perçoit au-delà du terme une arrière-pensée pas si sympathique que ça lorsqu'il est employé dans des échanges où le locuteur veut clairement maintenir une température tiédasse permettant de contenir toute forme d’opposition, y compris même envers le dictat de la bienveillance convoquée. Or, ce mot est souvent employé dans le monde de l’entreprise et à l’occasion de discussions débats dans la sphère publique et médiatique.
On annonce faire preuve de bienveillance avant de développer des positions, des idées, des « objectifs » (qui ne sont en réalité que des ordres déguisés) et ce, de façon à neutraliser à l’avance toute idée de contestation ou de questions embarrassantes de la part de ceux qui écoutent. On prépare le terrain de l'acceptation en quelque sorte...
L’univers « bienveillant » du nouveau management
Qui, parmi les salariés des multinationales, que l’on appelle collaborateurs de l’entreprise, n’a pas entendu des dizaines de fois un DRH ou un manager qualifier de bienveillantes les nouvelles procédures (qui appellent process) managériales, et surtout si ces nouvelles procédures sous tendent de la violence non reconnue ?
Qui n’a jamais eu à faire à un responsable qui, à l’occasion d’une énième réunion, ponctue son discours de « nécessaire bienveillance » dans la formation (formatage ?) des nouveaux arrivants dans les énormes dispositifs à produire du profit que sont devenues les anciennes entreprises, elles-mêmes transformées en business units, c’est-à-dire en unité de profit en croissance illimitée ?
Tous ceux qui travaillent dans ce genre d’entité apatride, sans bord repérable, sans originalité et où le storytelling est l’unique nerf d’une guerre de tous contre tous, ont entendu, à point nommé, ce terme doux à la prononciation mais dont l'emploi dévoyé sous-tend une manipulation d'une rare perversion.
Le monde des multinationales est devenu un monde où le dictat du « plaisir de travailler dans la bienveillance » est la main perverse planquée dans un gant sémantique clairement aliénant. Personne n’est dupe mais la peur sous-jacente à toute tentative de rébellion aussi anodine soit-elle, maintient fermement les foules d’employés – pardon ! de collaborateurs… - dans une attitude soumise. Et tous apprendront à leur tour à évoquer la nécessaire bienveillance pour gérer leurs collaborateurs et les convaincre d’agir selon le pointillé indiqué sur la "boîte à outils" des consultants internes ou externes venus apporter la bonne parole de la soumission générale à la dictature mondiale du chiffre en croissance perpétuelle qui dépend indiscutablement du dressage des esprits aux comportements voulus.
Pour se donner bonne conscience, pour pouvoir dormir à peu près bien, pour pouvoir se regarder dans la glace, les collaborateurs de la bienveillance-pour-tous n’hésiteront pas à adopter les mots de la guerre feutrée que livre l’algorithme financier, apatride et sans visage aux foules anonymes du monde entier. On devient ce que l'on dit et pense... avec toute la duplicité qui accompagne l'époque.
Soumis à une hydre à 1000 têtes, une Minerve dopée au sang de salamandre, les collaborateurs du monde éclaté, comme dans 1984, affublent leurs pensées de surface de cette bien commode bienveillance parce que le langage retourné est le seul moyen de digérer bon an mal an la plus infâme des pilules : la duperie envers soi.
Le « care », le soin, autrui…
Sans rire, Martine Aubry, fille du Sieur Delors, l’un des principaux architectes du merdier de l’oignon européen (parce qu’il fait pleurer depuis le début) lors de son étape cruciale d'imposition antidémocratique avérée, avait tenté de lancer un programme de « care » ! Comme quoi, « …ça osent tout, et c’est même à ça qu’on les reconnaît ». Elle pensait sans doute pouvoir revenir sur la scène politico-médiatique par le biais du "soin" à apporter à des électeurs douloureusement entubés (pardon du mot !) par les mensonges politiques enfilés comme autant de fausses perles pour le collier qui nous sert de corde de pendu.
Care et bienveillance, les deux mamelles de nos démocratures dont la nuisance n’est plus à démontrer sur l’être de l’Être devenu ectoplasme chiffré, évalué, pesé et jetable. La Aubry a donc elle aussi, à l’époque où elle supposait avoir encore un strapontin dans la tambouille politique gauche/droite transformée en Mod’haine, cru en la magie pérenne d'un mot (le care) qui fit, heureusement, long feu.
Ils sont incroyablement nombreux tous ces gentils esprits qui veulent prendre soin d’autrui et leur accorder une bienveillance tout en leur vendant des contrats de soumission à la mort lente par asphyxie d’intelligence, éradication du courage, castration du langage symbolique et terreur intellectuelle. Ces gentils bienveillants écrivent des livres, ou les signent, (les « nègres » littéraires ayant beaucoup de boulot dans la fosse politique), se répandent dans les émissions de grande écoute (qu’on appelle praïme taïme) et n’en finissent plus de vouloir sauver le soldat collabo de sa dilution programmée dans un monde de sirop sémantique aussi mortel qu’un bouillon de onze heure infusé par une épouse frustrée devenue vengeresse.
Devons-nous être tous bienveillants ?
La réponse est dans la question… car si le mot bienveillance est indiscutablement l’un des plus beaux mots de notre belle langue pas si dépassée qu’on le croit souvent, c’est bien son utilisation tous azimuts par des esprits malins qui l’a rendu douteux au point que l’on finisse par le prendre en grippe.
Il n’aura échappé à personne que la véritable bienveillance, qui suppose un certain état d’esprit, désintéressé, généreux et attentif, n’a pas sa place dans le monde politico-médiatique et encore moins dans celui de la fabrique perpétuelle et aliénante du profit maximal au détriment du plus grand nombre que sont les multnationales.
Si les Bienveillantes de Jonathan Littel sont bien les mêmes que les esprits malsains qui opèrent dans les officines des communicants où l’on fabrique les éléments de langage, les âmes bienveillantes sincères opèrent, elles, dans les derniers espaces anonymes où la parole cautérisante, apaisante et authentiquement empathique s’exprime…
Je l’ai perçue chez des aides-soignantes, des infirmières, des toubibs désintéressés, des anonymes de rue disposés à soulager ici et là, des amis sincères, des personnes qui écoutent vraiment. Mais dès qu'il surgit dans la bouche des architectes de l’homme nouveau promis par le Nouvel Ordre Mondial annoncé comme la nouvelle bible du nouveau bien-vivre-ensemble-même-par-la-force, il est urgemment recommandé de ne pas obtempérer… des mots mielleux cachent toujours des maux fielleux.
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