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Accueil du site > Tribune Libre > Umberto Eco, De Superman au Surhomme

Umberto Eco, De Superman au Surhomme

Umberto Eco, De Superman au Surhomme, (Il Superhuomo de Massa), traduit de l'italien par Myriem Bouzaher, 1978, Editions Grasset et Fasquelle, 1993

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Umberto Eco est né à Allessandria (Piémont) en 1932. Il a enseigné aux Etats-Unis (Columbia, Yale, New York University et North-Western University) et à Paris, au Collège de France, ainsi qu'à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm. Il est l'auteur de nombreux Essais, parmi lesquels Lector in fabula (Grasset, 1985), Les Limites de l'interprétation (Grasset, 1990), De Superman au surhomme (Grasset, 1993), Six promenades dans le bois du roman et d'ailleurs (Grasset, 1996), Art et beauté dans l'esthétique médiévale (1997). Son premier roman, Le nom de la rose, a obtenu en Italie le prix Strega 1981 (l'équivalent du Goncourt) et, en France, le prix Médicis étranger 1982. Vinrent ensuite Le Pendule de Foucault (Grasset, 1990), L'Ile du jour d'avant (Grasset, 1996), Comment voyager avec un saumon et Nouveaux postiches (Grasset, 1998), et, en 2002, Baudolino (Grasset). Umberto Eco est décédé en février 2006.

Tables des matières : Introduction - 1. Pleurer pour Jenny - 2. L'agnition : notes pour une typologie de la reconnaissance - 3. Eugène Sue : le socialisme et la consolation - 4. Eloge de Monte-Cristo - 5. Grandeur et décadence du surhomme - 6. Le mythe de Superman - 7. Le surhomme en prison - 8. Les structures narratives chez Fleming - Conclusion 1993

 "Je crois que l'on peut affirmer que la prétendue "surhumanité" de Nietzsche a pour origine et modèle doctrinal non pas Zarathoustra, mais Le comte de Monte-Cristo." C'est à partir de cette affirmation de Gramsci qu'Umberto Eco a eu envie d'aller enquêter du côté des "surhommes" des romans populaires, de Rocambole à Monte-Cristo, d'Arsène Lupin à James Bond, de Tarzan à Superman, sans oublier Rodolphe de Gerolstein. Pourquoi et comment lit-on les romans-feuilletons ? Quels mécanismes entrent en jeu dans leur structure narrative ? Le héros console le lecteur moyen de ne pas être un surhomme. Comment fonctionne l'idéologie de la consolation ? Une analyse magistrale des oeuvres d'Eugène Sue et de Dumas redonne ses lettres de noblesse à un genre souvent qualifié de "sous-littérature". Quant aux essais sur James Bond et Superman, ils nous apprennent qu'en définitive "lire facile" ne signifie pas pour autant "lire idiot". On pourra enfin pleurer, s'émouvoir et trembler sans se sentir vaguement coupable d'abrutissement.

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Antonio Gramsci (Ales, Sardaigne, le  - Rome, le ) est un écrivain et théoricien politique italien d'une lointaine origine albanaise. Membre fondateur du Parti communiste italien, dont il fut un temps à la tête, il demeure en prison sous le régime mussolinien. En tant qu'intellectuel, il a notamment étudié les problèmes de la culture et de l'autorité, ce qui en fait un des principaux penseurs du courant marxiste. Sa conception de l'hégémonie culturelle comme moyen du maintien de l'État dans une société capitaliste a fait date.

Friedrich Wilhelm Nietzsche est un philologue, philosophe et poète allemand né le  à Röcken, en Prusse, et mort le  à Weimar, en Allemagne. 

La notion de Surhomme (qui apparaît peu dans les textes à part dans Ainsi parlait Zarathoustra) esquisse ce que deviendrait l'homme, en étant délivré du ressentiment de la morale et en incarnant l'affirmation la plus intense de la vie, l'Éternel Retour. Le préfixe « sur- », abondamment utilisé par Nietzsche pour désigner un processus de transfiguration, de modification de la structure des instincts (l'homme est ainsi un sur-animal), signifie cette transformation de l'être humain ; il s'agit moins d'un accroissement ontologique que d'une manière de percevoir et de juger le monde. Il n’est toutefois pas un au-delà de l’homme et reste humain, trop humain, n’étant pas un nouvel « en soi » idéalisé servant de modèle.. Contrairement à ce que l'on croit souvent, le Surhomme n'est pas un homme surpuissant, physiquement ou intellectuellement. C'est une évolution possible et souhaitée de l'homme : « (…) l'Homme est une chose qui doit être dépassée. C'est-à-dire que l'Homme est un pont et non un terme (…) ». L'action de l'homme n'est plus détournée par une pensée et une morale théologique ou métaphysique (…) mais par le consentement de son éternel retour.

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Extrait de l'introduction :

"Les Essais de ce volume, écrits en diverses occasions, sont dominés par une seule idée fixe, qui d'ailleurs n'est pas de moi, mais de Gramsci.

Cette idée fixe, qui justifie le titre, est la suivante : "Quoi qu'il en soit, on peut affirmer que beaucoup de la prétendue "surhumanité nietzschéenne a comme origine et modèle doctrinal non pas Zarathoustra, mais le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas." Antonio Gramsci, Litteratura e vita nazionale, III, Litteratura popolare".)

Prise à la lettre, l'affirmation de Gramsci pourrait ne paraître que paradoxale. Il ne faut cependant pas oublier qu'à l'époque où il écrivait ces mots, il se trouvait en butte aux petits surhommes fascistes, et entendait leur rappeler d'une manière polémique qu'ils ne s'inspiraient pas, ainsi qu'ils le croyaient, d'une source philosophique illustre mais de leurs lectures de petits-bourgeois provinciaux. N'oublions pas en outre que Benito Mussolini avait écrit un roman-feuilleton (Claudia Particella, l'amante del cardinale, 1910), qui n'était rien qu'une resucée du roman populaire du XIXème siècle, un brin Gothic Novel, un brin je ne dirai pas de Dumas mais de Zévaco ; un brin de tradition anticléricale italienne, et dont l'antécédent (démocratique certes, mais littérairement pitoyable) avait été Clelia o il governo del monaco de Guiseppe Garibaldi - Héros de Deux Mondes mais d'aucune littérature.

L'idée de Gramsci m'a séduit. Que le culte du surhomme de souche nationaliste et fasciste naisse, entre autres, d'un complexe de frustration petit-bourgeois, c'est chose connue. Gramsci a montré clairement comment cet idéal du surhomme a pu naître, au XIXème siècle, au sein d'une littérature qui se voulait populaire et démocratique : "le feuilleton remplace (et favorise dans le même temps) l'imagination de l'homme du peuple, c'est un véritable rêve éveillé (...) de longues rêveries sur l'idée de vengeance, de punition des coupables pour les maux infligés (...)" Ainsi, il était légitime de s'interroger sur les origines du culte du surhomme de droite, mais aussi sur les équivoques du socialisme humanitaire du XIXème siècle. Pensez : Mussolini débute comme socialiste et finit nationaliste réactionnaire ; le surhomme du roman populaire commence par être démocratique (Sue, Dumas) pour finir nationaliste (Arsène Lupin). S'agit-il de coïncidences - sans compter que l'on pourrait trouver des équivalents contemporains très intéressants ?

Cet ouvrage n'est pas un Traité qui entendrait démontrer une quelconque thèse de philosophie politique ; je le répète, c'est un recueil d'écrits divers inspirés par des problèmes analogues. Le lecteur y trouvera des retours du même thème, des mouvements presque spiraliformes, des répétitions (en d'autres termes, ma réflexion sur le roman populaire souffre des caractéristiques de son objet, elle célèbre la redondance comme technique persuasive). J'aimerais que ces Essais soient lus un peu comme on passe une soirée télé, une télécommande à la main, en zappant d'une chaîne à l'autre pour découvrir qu'elles parlent toutes de la même chose." (p. 7-8)

"Si les surréalistes vont raffoler des aventures de Fantômas, c'est qu'ils y verront le sacre de la gratuité insane, où la société ne se reconnaît plus comme le lieu d'un ordre miné à reconstituer, mais comme le lieu ouvert et irresponsable d'une combinatoire de fonctions sans but." (p. 24)

Notes de lecture :

1. Pleurer pour Jenny ?

Roman populaire et roman problématique :

Umberto Eco pose la question de savoir ce qui caractérise un roman populaire. Il distingue entre les romans populaires et ce qu'il appelle les "romans problématiques" :

"(...) Il existe une constante permettant de distinguer le roman populaire (Les mystères de Paris, Les Misérables du roman problématique (Les illusions perdues, Madame Bovary) : dans le premier, il y aura toujours une lutte du bien contre le mal qui se déroulera toujours ou en tout cas (selon que le dénouement sera pétri de douleur ou de joie) en faveur du bien, le mal continuant à être défini en termes de moralité, de valeurs, d'idéologie courante. Le roman problématique propose au contraire des fins ambiguës, justement parce que le tant le bonheur de Rastignac que le désespoir d'Emma Bovary mettent exactement et férocement en question la notion acquise de "Bien" (et de "Mal"). En un mot, le roman problématique place le lecteur en guerre contre lui-même. Telle est la ligne de démarcation ; tout le reste pourra être (et souvent est) mis en commun." (p. 19, "Pleurer pour Jenny", "les artifices de la consolation")

Cosette, chez les Tenardiers

a) Révolution ou réformisme

Les romans populaires reflètent l'idéologie dominante d'une époque ; ils s'adressent aux sentiments et aux émotions du lecteur, ils lui suggèrent "ce qu'il doit penser" ; ils sont plus "réformistes " que "révolutionnaires" :

"La grande époque du feuilleton, c'est celle des révolutions bourgeoises du XIXème siècle, avec leur réformisme populiste et prémarxiste, dont les éléments topiques - le Surhomme et la société secrète (cf. les textes de Marx à Tortel en passant par Gramsci) - sont la manifestation et l'instrument le plus propre. Cela dit, le roman populaire est socialo-démocratico-paternaliste d'un point de vue thématique mais aussi structurel, car il se doit d'ouvrir des crises (psychologiques, sociales, narratives) qui puissent être résolues, conformément à l'arc modèle aristotélicien (péripétie, révélation, catharsis) - Umberto Eco se réfère ici à l'analyse par Aristote de l'Oedipe-Roi de Sophocle - La dynamique sollicitation-solution (ou mieux, provocation-apaisement) alliée à sa vocation populiste fait du roman populaire à la fois un véritable répertoire de dénonciation des contradictions atroces de la société (cf. Les Mystères de Paris ou Les Misérables) et un catalogue de solutions consolatoires. Impossible d'ouvrir une crise sans la résoudre. Impossible de solliciter l'indignation du lecteur au sujet d'une plaie sociale sans faire intervenir un élément venant guérir cette plaie et venger, en même temps que les victimes, le lecteur troublé." (p. 20, "Pleurer pour Jenny", "Révolution ou Réformisme")

Illustration pour Oliver Twist de Charles Dickens

b) Culture et/ou sous-culture

Le roman populaire, dont l'archétype est le roman anglais du XVIIIème siècle, correspond à un lectorat nouveau, porteurs de nouvelles attentes. La nature de ces attentes varie selon les époques.

"(...) L'archétype du roman populaire - le roman anglais du XVIIIème - est le produit d'une nouvelle industrie de la culture qui s'adresse à de nouveaux acheteurs, à une bourgeoisie citadine en majorité constituée de lectrice, une classe qui demande au roman de se substituer aux valeurs religieuses, aristocratiques et populaires ; d'activer le sentiment au lieu de la foi, de stimuler l'imagination exercée sur le réel possible et non la connaissance appliquée au surnaturel non expérimental ; en outre, elle attend de lui l'intégration à un ordre donné, garant d'harmonie, et la réaffirmation de la circonspection productive du contrat social." (p. 22)

"La société bourgeoise est le règne du factuel, le roman en est le traité théologique, variable et fonctionnel." (ibidem)

... "Au siècle suivant, le romancier (Dickens, par exemple) se rendra compte que le factuel est insoutenable." (ibidem)

"Si Oliver pleure pour Jenny (les deux héros de Love Story), gare à l'infâme qui sourirait. Mais gare aussi au naïf qui se bornerait à pleurer. Il faut savoir démonter les mécanismes." (De Superman au Surhomme, "Pleurer pour Jenny", "Une narrativité dégradée", p. 25)

c) La narrativité dégradée

Au début, le roman populaire est porteur de valeurs démocratiques, morales et humanitaires réformistes, idéalistes et paternalistes, mais au fil du temps, la narrativité pure (le thème, l'histoire) prend le pas sur le "message". "La narrativité à l'eau de rose arrivée au degré ultime de sa dégradation possède ses mécanisme et ses raisons", ce qui explique le mélange de plaisir et de culpabilité que nous y prenons.

"Ce qui nous intéresse ici, c'est de voir comment le roman populaire "démocratique" - qui, dans les limites de son idéologie paternaliste, articulait un rapport cohérent entre moyens et fins - va ménager au cours des décennies suivantes une place de plus en plus grande à des formes de "narrativité dégradée" (Umberto Eco précise qu'il ne faut pas prendre l'adjectif "dégradé" au sens axiologique, sauf à "ne plus pouvoir justifier d'un coeur léger le plaisir que ladite narrativité nous procure") (p. 23)

"Vengeances et reconnaissances agiront à vide, sans que plus aucun projet de rédemption sociale - fût-elle populiste et bourgeoise - vienne les soutenir et donner une crédibilité aux événements." (Umberto Eco donne l'exemple de Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain)

(...) Même la narrativité à l'eau de rose arrivée au degré ultime de sa dégradation possède ses mécanismes et ses raisons, et si elle n'est pas un problème en soi, il ne reste qu'à en faire un problème pour nous. Donc si Oliver pleure pour Jenny (les deux héros de Love Story), gare à l'infâme qui sourirait. Mais gare aussi au naïf qui se bornerait à pleurer. Il faut savoir démonter les mécanismes." (De Superman au Surhomme, Pleurer pour Jenny, Une narrativité dégradée, p. 25)

Première de couverture du premier volume d'une édition de la fin du XIXème siècle du Comte de Monte-Christo d'Alexandre Dumas : "Il s'agit d'un texte important, non en raison du succès populaire qu'il eut, mais pour le climat "philosophique" qui le sous-tend, mis en évidence par Gramsci, lequel avait trouvé dans Le Comte de Monte-Christo les germes de cette figure du Surhomme que la philosophie allait inventer quelques années plus tard (...) Il est impressionnant de voir comment l'artisan Dumas (...) déplace l'accent de la Vengeance à la Volonté de Pouvoir et de celle-ci à la mission." (p. 92)

2. L'agnition : notes pour une typologie de la reconnaissance

Umberto Eco distingue entre l'agnition, la révélation et le dévoilement :

  • "Par agnition, nous entendons la reconnaissance de deux ou plusieurs personnes, soit réciproque, soit monodirectionnelle."
  • "Par révélation, nous entendons le dénouement violent et inopiné d'un noeud de l'intrigue jusqu'alors inconnu du héros."
  • "Mélange d'agnition et de révélation, le dévoilement est indispensable au roman policier : dans Le Père Goriot, Vautrin est démasqué comme le forçat Trompe-la-Mort. Toutefois, on peut considérer le dévoilement comme une forme particulière d'agnition monodirectionnelle." (De Superman au Surhomme, L'agnition : notes pour une typologie de la reconnaissance, p. 27)
  • Umberto Eco donne des exemples d'agnition, de révélation et de dévoilement dans Oliver Twist de Charles Dickens, Le comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas et Oedipe-Roi de Sophocle

​3) Eugène Sue, le socialisme et la consolation

Qui lit encore Eugène Sue ? On oublie qu'il fut, au XIXème siècle, un auteur immensément populaire, dont les "romans-feuilletons" étaient passionnément suivis par des millions de lecteurs de tous les milieux, en France et à travers le monde. 

S'appuyant sur la biographie de Jean-Louis Bory, Umberto Eco retrace l'itinéraire de l'auteur des Mystères de Paris, du dandysme au socialisme.

Umberto Eco montre que le socialisme du début, larmoyant et sentimental, mâtiné de snobisme et d'opportunisme d'Eugène Sue n'a pas grand chose de politique. C'est la raison pour laquelle son oeuvre a été férocement critiquée par Marx et Engels dans La sainte famille.

Cependant, explique-t-il, Les Mystères de Paris ont joué un certain rôle dans la Révolution de 1848, car "ils ont révélé à ceux qui l'ignoraient la condition des humbles (...) et donné une conscience sociale à des milliers de malheureux" (p. 49)

Umberto Eco analyse les différents personages des Mystères de Paris, de Rodolphe à Fleur-de-Marie, en passant par le Chourineur et montre que ces personnages n'ont aucune consistance réelle. Ce sont essentiellement des stéréotypes. 

Il consacre plusieurs pages à d'autres oeuvres d'Eugène Sue : Le Juif errant, qui véhicule des idées fortement anticléricales, Les sept péchés capitaux, ainsi que Les Mystères du Peuple, sous-titré : "Histoire d'une famille française prolétaire à travers les âges", analyse de l'Histoire de France à la lumière de celle d'une famille et d'une conception pré-marxiste de la "lutte des classes". 

Ces romans témoignent d'une évolution d'Eugène Sue vers une conception moins idéaliste, plus politique et plus combative de la misère et de la réalité sociale.

Umberto Eco étudie par ailleurs les structures narratives des Mystères de Paris

"Les mystères de Paris constituent un terrain idéal pour une analyse cherchant à établir la façon dont se rejoignent et s'influencent mutuellement une industrie culturelle, une idéologie de la consolation et une technique narrative du roman de grande consommation." (p. 55)

La structure de la consolation

"Recette pour concocter une oeuvre narrative de large consommation, capable de susciter l'intérêt des masses populaires et la curiosité des classes aisées : choisir une réalité quotidienne existante mais insuffisamment prise en considération, où l'on trouve des tensions irrésolues (Paris et ses misères) ; poser un élément résolutoire contrastant avec la réalité de départ, qui propose une solution immédiate consolant des contradictions initiales. Si cette réalité est effective et ne porte pas en elle les conditions de résolution des contrastes, l'élément résolutoire devra être fantastique. En tant que tel, il sera immédiatement pensable, donné comme déjà réalisé, et il agira directement, sans être contraint de passer par les médiations limitatrices des événements concrets." (p. 56)

Cet élément, précise Umberto Eco, c'est le héros du roman, Rodolphe de Gerolstein et il ajoute qu'il possède toutes les qualités requises pour la fable : il est prince, il est riche, il est foncièrement bon, mais adepte de la vengeance, il invente ses propres lois, il ressemble à "Dieu le Père", mais "un Dieu vindicatif et courroucé" qui se fait homme en se déguisant en ouvrier, tel un nouveau "Christ-prolétaire".

"Le surhomme est le ressort nécessaire au bon fonctionnement du mécanisme de la consolation ; il rend immédiats et impensables les dénouements des drames, il console aussitôt et mieux." (p. 57)

Umberto Eco énonce et commente pour terminer les différentes techniques utilisées par Eugène Sue (les techniques du roman populaire ou du roman-feuilleton) :

Le héros omniscient, invincible et tout puissant (Rodolphe de Gerolstein) - La surinformation : le narrateur fournit au lecteur des informations pléthoriques, la plupart inutiles à la compréhension de l'action. - La redondance : il s'arrête longuement sur l'inattendu pour le rendre familier et/ou il donne à plusieurs reprises les mêmes informations. La redondance se retrouve aussi sur le plan syntaxique, par exemple dans la répétition des mêmes syntagmes nominaux, verbaux ou adjectivaux. - La structure sinusoïdale  : (tension, dénouement, nouvelle tension, nouveau dénouement, etc.) - par opposition à la structure rectiligne aristotélicienne (tension - crise- dénouement/catharsis) - La structure centrifuge : multiplication des lieux, des temps et des actions - L'allongement du récit, lié à la structure du "feuilleton" - Le dévoilement : par exemple : la révélation que Fleur-de-Marie est la fille cachée de Rodolphe - Les notes en bas de page : elles sont dues à l'enflure du récit qui n'arrive plus à dire les choses tout seul. - L'effet, le coup de théâtre annoncé : "Accrochez-vous, faites attention à ce qui va se passer !" ; exemple : de nombreux indices permettent au lecteur de se douter que Fleur-de-Marie est la fille de Rodolphe ; dans Love Story, la mort de Jenny est annoncée dès le début du roman. - Le kitsch : réutilisation et/ou rappel d'un lieu déjà décrit avec adresse au lecteur et appel à ses souvenirs, lieux communs littéraires et/ou populaires, archétypes : la "femme fatale", personnages entièrement "bons" ou entièrement "mauvais", personnages assimilés physiquement et/ou moralement à des animaux. - L'allongement obsessionnel des scènes (ex. : la mort de Jacques Ferrand) - Le souci de répondre aux attentes du lecteur : faute, reconnaissance, élévation, remords, conversion et mort de Fleur-de-Marie, conversion et rédemption du Chourineur, punition de Ferrand. - La réitération de l'attendu : on retrouve ce procédé dans Le comte de Monte-Cristo de Dumas et Maquet, où la même scène d'agnition-révélation ("Je suis Edmond Dantès !") se produit trois fois avec trois personnes différentes. - La consolation mystificatrice : Rodolphe est là, au coin de la rue ; il suffit d'attendre." ; "il arrive plein de choses admirables qui n'altèrent en rien le mouvement oscillatoire de la réalité." - L'immuable : "L'équilibre, l'ordre, interrompus par la violence informative du coup de théâtre, sont rétablis sur les mêmes bases émotionnelles qu'avant. Et surtout les personnages ne changent pas." "Le livre déclenche une série de mécanismes gratifiants dont le plus complet et le plus consolant est le fait que tout reste en ordre." (p. 71). Le roman-feuilleton répond donc à l'injonction paradoxale du conservatisme rusé : ​"Il faut que tout change pour que tout reste pareil."

Umberto Eco montre que ces procédés s'appliquent à des oeuvres appartenant à des genres différents (romans, nouvelles, bandes-dessinées, cinéma), qui se déroulent à d'autres époques et sous d'autres latitudes. C'est ainsi que le héros invincible et tout-puissant est une constante du genre, de Rodolphe de Gerolstein à James Bond, en passant par Edmond Dantès, Rocambole, Arsène Lupin,Tarzan ou Superman.

4. Eloge de Monte-Cristo

"Monte-Cristo est faux et menteur comme tous les mythes, vrais d'une vérité viscérale qui n'appartient qu'à eux. Capable de passionner même celui qui connaît les règles du roman populaire et sait parfaitement quand le narrateur prend aux tripes son public naïf.

Et l'on pressent que, si manipulation il y a, le geste manipulateur nous parle d'une certaine manière de la physiologie de nos tripes : ainsi, une grande machine à mensonges dit en quelque sorte la vérité." (p. 88)

5. Grandeur et décadence du surhomme

Vathek

"Le roman noir (et avec lui toute forme de fantastique) revient à la mode aujourd'hui, immanquable corollaire de l'aversion envers notre société de consommation et de bien-être. Hélas, pour obtenir des illuminations du diable, il faut que l'air du temps soit empreint de foi : et je ne crois pas que ce soit le cas." (p. 92)

Monte-Cristo

"Il s'agit d'un texte important, non en raison du succès populaire qu'il eut, mais pour le climat "philosophique" qui le sous-tend, mis en évidence par Gramsci, laquelle avait trouvé dans Le Comte de Monte-Cristo (et dans le roman-feuilleton en général) les germes de cette figure du surhomme que la philosophie allait inventer quelques années plus tard. Gramsci, sensible à Monte-Cristo, délaissait son ancêtre direct, le Rodolphe de Gerolstein des Mystères de Paris, modèle de Dumas, plus que modèle d'ailleurs, point de départ déterminant, le succès de Sue obligeant les autres écrivains à répéter ses stéréotypes, offrant ainsi - insinuait Gramsci - des philosophèmes aux futurs prophètes diplômés de l'Uebermensch." (p. 92)

Munch

Rocambole

"Le roman populaire a cessé d'être l'accusateur de la société pour vendre de la sensation en jouant sur une société fictive, pure fiction narrative. Quand les surréalistes et Cocteau exulteront devant les aventures de Rocambole ou Fantômas, de Sue ou Dumas, ils en oublieront l'abîme qui existait entre les deux saisons du roman populaire. En bons esthètes, leur amour sera oecuménique, tout comme le sera la haine des moralistes ennemis de la littérature de masse." (p. 96)

Richelieu

"Le vrai grand protagoniste des Trois Mousquetaires, c'est Richelieu ; c'est à lui que font pendant les mousquetaires comme expression du goût individuel de l'aventure et de la généreuse inconséquence. Et si les trois gaillards sont l'imagination picaresque à l'état pur, Dumas eut l'intuition que, à l'âge moderne en pleine maturation, l'esprit picaresque devait se heurter à l'esprit de pouvoir." (p. 98)

Bragelone

"L'erreur consiste probablement à chercher dans Le Vicomte de Bragelonne la suprématie de l'action, élément réputé indispensable au roman-feuilleton ; or, il n'y a pas d'action, elle y est accessoire et n'a donc ni structure propre, ni courbe, ni rythme. Ici, avec les soliloques de d'Artagnan ou les interminables conversations entre le roi et ses courtisans, c'est le triomphe du potinage. Le public y trouvait la répétition minutieuse et impitoyable des événements privés, des moindres fluctuations de la Bourse, des médisances lancées contre certains modèles suprêmes de comportement, contre les figures de "stars" du passé. Le feuilleton (en ce cas) offrait au lecteur ce qu'offre aujourd'hui un hebdo spécialisé dans les indiscrétions sur les vedettes de cinéma ou les aventures morganatiques des ultimes familles régnantes ou abdicataires." (...)

(...) "Si les lois de l'intrigue dominent les trois quarts de la narrativité populaire (films compris) - et il sera bon de les étudier, ce que l'on commence à faire d'ailleurs - la notion de "potinage aléatoire" reste une catégorie à approfondir, car il s'agit d'une structure romanesque qui vaut bien l'autre, par son importance et son efficacité..." (p. 101)

Arsène Lupin

"Si Lupin séduit ses contemporains, c'est que Maurice Leblanc (par calcul ou par absorption inconsciente de l'air du temps) fait de son gentleman cambrioleur l'incarnation du héros français, le représentant d'une énergie, d'un élan vital, d'un goût pour l'action associé à un respect de la tradition. Autrement dit, on retrouve chez Arsène Lupin, de façon très évidente, plusieurs théories : Sorel (l'énergie créatrice, la polémique contre la bonasserie et la stupidité de la bourgeoisie, la construction volontariste d'un mythe), Bergson (un "élan vital" interprété du point de vue du surhomme et inspiré, justement, de Sorel), ou encore Maurras (la condamnation de l'accumulation de l'argent, un certain sens mystique de la tradition française)." (p. 106)

Tarzan

"Si l'on établit la fiche mythologique de Tarzan, on discerne dans le personnage plusieurs influences idéologiques superposées.

La première est celle de Rousseau : Tarzan ou le retour à la nature. Le thème n'était pas nouveau, il se référait au Mowgli de Kipling (Le Livre de la jungle), lequel reprenait les rapports ethnographiques sur les enfants-loups et les petits d'homme abandonnés à la naissance et élevés par des animaux. La force et la pureté du contact avec les plantes et l'eau, les phénomènes atmosphériques, la viande crue, les animaux, etc. Tout y est, si ce n'est que ces éléments se combinent à la version anglo-saxonne du retour rousseauiste, anticipé par Defoe et son Robinson Crusoé, lequel revient à la nature mais la modifie en réinventant la civilisation. (...) Tarzan n'égale pas Robinson Crusoé, mais il apprend vite à lire et à écrire et règne immédiatement sur le milieu des singes (nature) grâce à un apport culturel : un couteau. Tarzan et son couteau, c'est déjà un bout de civilisation contre la nature inviolée des singes qui l'élèvent et que, pour tout remerciement, il va dominer et soumettre à ses quatre volontés." (p. 109)

Superman

"D'un point de vue narratif, la double identité de Superman a une raison d'être, puisqu'elle permet d'articuler de façon extrêmement variée le récit de ses aventures, les équivoques, les coups de théâtre, un certain suspens de polar. Mais d'un point de vue mythopoétique, la trouvaille est carrément géniale : en effet, Clark Kent incarne exactement le lecteur moyen type, bourré de complexes et méprisé par ses semblables ; ainsi, par un évident processus d'identification, n'importe quel petit employé de n'importe quelle ville d'Amérique nourrit le secret espoir de voir fleurir un jour, sur les dépouilles de sa personnalité, un surhomme capable de racheter ses années de médiocrité." (p. 114)


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4 réactions à cet article    


  • Le p’tit Charles 3 mai 2016 14:52

    Le nom de la rose....son chef d’oeuvres... !


    • Jo.Di Jo.Di 3 mai 2016 17:17

      A titre d’info, le livre de chevet de Mussolini était l’Unique de Stirner ... du Nietzsche facile ...
      « Traité de l’Amour fou » de Clouscard un bouquin entier qui décortique un mythe, Tristan et Iseult, de la vraie phénoménologie ...
       
      Analyse d’un mythe bobo mondialiste :
       
      Shiteux au volant,
      excès de vitesse, insultes à agents (représentant de l’état), 200km/h sur le périph à contre sens, trafic de drogues, vol de la sécu, tel est le héros. Clichés consuméristes en veux tu en voilà, salle de bains de Seigneur, Maserati, Art et Décoration à tous les plans, jet privé avec champagne à volonté, yacht, aucune critique sociale tolérée, que de la diarrhée bien pensante consumériste qui flatte l’immigré héros et son bobo rassuré. Vous n’ avez pas encore reconnu ? Un peu de bumga bunga à la Berlu avec les masseuses asiatiques... Grand film pour des sexes poussant des caddies en écoutant du rap, espérant la Maserati capitaliste et les putes de la Caste ... démago pour lécheurs de culs du système et encenseur des abrutis dealers, forcément à grand succès au Benêtland ...
      Collusion classique, déjà dénoncée par Marx, entre le Capitalisme et le Lumpenprolétariat (l’e nègre Tom du riche ... même pas en filigrane ...), le riche et l’immigré contre le souchien présenté comme un débile aux entretiens d’ embauche ...ou un trouillard. Normal seul le souchien communiste ou nationaliste peut gêner le Seigneur Capitaliste intouchable, l’ immigré intouchable est son bon rappeur garde chiourme du bas La réalité crue en bobovision panégyrique.
       

       

       

       

       


      • Jo.Di Jo.Di 3 mai 2016 17:19

         
        Alors vous reconnaîtrez qui est le Surhomme dans la culture mondialiste sans frontieriste multiethniqueuse ...
         
         smiley
         


      • Taverne Taverne 3 mai 2016 18:56

        Le surhomme se différencie du héros qui, le plus souvent, est quelqu’un d’ordinaire qui, dans des circonstances particulières, adoptera un comportement extraordinaire. Boris Cyrulnik nous le confirme.

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