Un double et mortifère virus : le coeur meurtri de l’Occident
PENSER LE MONDE AU TEMPS DU CORONAVIRUS (CHRONIQUE 5, LE 1er NOVEMBRE 2020) UN DOUBLE ET MORTIFERE VIRUS : LE CŒUR MEURTRI DE L’OCCIDENT
Deux terribles et mortifères virus, bien que de natures totalement différentes, sont en train de mettre à mal conjointement, sans vouloir toutefois verser ici en d’indus et malencontreux amalgames, nos sociétés prétendument modernes, sinon plus précisément encore l’Occident lui-même, ses principes comme ses valeurs (dont son imprescriptible esprit de tolérance, sans lequel il n’est point de liberté qui vaille), le précipitant ainsi en un nouveau type d’obscurantisme, quasi moyenâgeux : le terrorisme islamiste, dont le professeur Samuel Paty ainsi que les trois malheureuses personnes tuées lors du dernier attentat de Nice sont les ultimes et tragiques victimes, et le Covid 19, qui continue à répandre à travers le monde, au cœur meurtri de notre culture même, son immense et dramatique lot de morts, de désolation et de misère.
Je reviendrai plus amplement, dans une prochaine tribune, sur la nature du premier : virus, celui du terrorisme islamiste, sur lequel je me suis cependant longuement, et depuis longtemps déjà, exprimé, pour en fustiger notamment l’odieuse matrice idéologique, dans une série d’articles de presse aussi bien que dans certains de mes livres, dont mon « Requiem pour l’Europe – Zagreb, Belgrade, Sarajevo » (Editions L’Âge d’Homme, 1993) et mon « Testament du Kosovo – Journal de guerre » (Editions du Rocher, 2015), rédigés lors des deux derniers conflits en ex-Yougoslavie (en Bosnie et au Kosovo).
LA MORT INTERDITE
Certes ai-je déjà beaucoup écrit également, et de manière souvent critique, y compris sur le plan sociopolitique, sur la nature du deuxième virus : le Covid 19 donc. Qu’il me soit néanmoins permis de revenir encore une fois, dans ces lignes, sur lui : une réflexion que je propos ici à l’occasion, en ce 1er novembre 2020, de la très symbolique « fête des morts », communément appelée « Toussaint ». Car ce qui paraît aussi évident, dans la manière dont nos divers gouvernements européens prétendent gérer cette effroyable crise sanitaire, nonobstant leur apparente bonne foi, c’est que c’est la mort même, dont personne ici, quoiqu’elle soit éminemment naturelle, ne se réjouit bien évidemment, qui semble évacuée, comme occultée, aux marges les plus cachées, perçues parfois comme inavouables, de notre civilisation. C’est là ce que le regretté Philippe Ariès, dans ses brillants « Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours », résumé de son monumental « Homme devant la mort », appelait « la mort interdite », où il stigmatisait par là aussi l’aspect outrancièrement matérialiste, ses dangereuses dérives capitalistes et ses obsessionnels calculs économiques, de notre pseudo-modernité. Et ce, pour aggraver son cas, au détriment de toute vie spirituelle, profonde et authentique !
FINITUDE HUMAINE ET FRAGILITE EXISTENTIELLE
La mort, précisément ! N’est-elle pas, pourtant, qui constitue l’indépassable horizon, aussi dur cela soit-il à accepter pour la plupart du commun des mortels, de toute condition humaine ? N’est-elle pas, justement, cette inéluctable quintessence, aussi complexe cela soit-il à intégrer dans le monde des vivants, de la finitude humaine ? Davantage : la mort, inexorable mais hélas si naturelle, n’est-elle pas le dernier acte, en ce théâtre quotidien qu’est l’existence terrestre, de la vie ? Celle-là même qui lui confère paradoxalement, à l’instar de son antithétique mais nécessaire double, tel un indéfectible masque de Janus (décidément incontournable, en ce contexte sanitaire du Coronavirus, la thématique du « masque »), son inestimable prix tout autant que son sens ultime ?
Qu’il me soit donc à nouveau permis, à l’occasion de cette funeste (sur le plan médico-biologique) mais salutaire (sur le plan éthico-métaphysique) méditation, de rappeler certaines de plus belles réflexions, à ce sujet, de quelques-uns de nos meilleurs philosophes, qu’ils soient épicuriens ou stoïciens, en la matière. Je les ai par ailleurs déjà inscrites au sein de l’un des mes précédents ouvrages, intitulé « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie » (Alma Editeur, Paris, 2018), même si mourir du Covid-19 na bien sûr rien – prétendre le contraire serait aussi absurde qu’indécent – de sublime !
DOUBLE LEÇON DE VIE ET DE MORT
Semblable méditation s'apparente à l’évidence, par-delà sa tragédie, à celle des premiers philosophes grecs, pour qui, ainsi que le professa Socrate au seuil de son propre trépas, alors qu'il s'apprêtait à boire sa vénéneuse ciguë, la philosophie, cet art de la sagesse, consiste, avant tout, à apprendre à mourir. C'est là ce qu'écrit son principal disciple, Platon, en son « Phédon », l'un de ses plus beaux dialogues : « Ceux qui philosophent droitement s'exercent à mourir, et il n'y a pas homme au monde qui ait moins qu'eux peur d'être mort. »
Cette assertion, Cicéron, homme de loi et de droit, héritier de la pensée grecque mais appartenant à la culture romaine, la fera également sienne dans sa fameuse « Consolation » et, bien plus encore, en sa « Première Tusculane », « dispute » centrée sur l’immortalité de l’âme et, dans son sillage, sur le rapport qu’entretient l’être avec la vie tout autant que la mort. Il y réitère donc : « Car la vie entière du philosophe, nous le savons, est une préparation à la mort. »
Marc Aurèle, autre grand stoïcien, admirateur d’Épictète, élève de Fronton et protégé de l’empereur Hadrien, enjoint, dans le Livre IX de ses « Pensées » : « Ne méprise pas la mort, mais sois content d’elle, puisqu’elle est une des choses que veut la nature. (…) Il est d’un homme réfléchi de ne pas s’emporter violemment contre la mort ni de la dédaigner, mais de l’attendre comme un événement. »
Montaigne, en pleine Renaissance, ne dira pas autre chose, lui non plus, dans le livre I de ses « Essais » et, plus précisément, en son chapitre XX, dont le célèbre titre, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », synthétise à merveille, tout en les fusionnant, les affirmations, concernant cette thématique, de Platon et de Cicéron, mais aussi de Marc Aurèle.
C’est un auteur contemporain mais nettement moins connu, Albert Caraco, qui tient toutefois, au sujet de la mort, les propos les plus pertinents, les plus cruellement lucides et profonds à la fois. Implacable, il écrit dans son « Bréviaire du chaos » (titre de circonstance en ces temps chaotiques) : « Nous tendons à la mort comme la flèche au but, et nous ne le manquons jamais. La mort est notre unique certitude, et nous savons toujours que nous allons mourir (…) Vie et mort sont liées. Ceux qui demandent autre chose réclament l’impossible et n’obtiendront que la fumée, leur récompense. Nous, qui ne nous payons pas de mots, nous consentons à disparaître, et nous nous approuvons de consentir (...) »
C’est le « Précis de décomposition » de Cioran, dont on sait ce qu’il doit au nihilisme de Schopenhauer, plus encore qu’au criticisme de Nietzsche, qui se profile, en filigrane, à travers ces lignes. Dissertant sur la secrète mais véritable fonction de l’habit, qu’il considère avant tout comme un artifice destiné à cacher la réalité mortelle de la condition humaine, Cioran y observe, dans le chapitre intitulé « Philosophie vestimentaire » : « L’habit s’interpose entre nous et le néant. Regardez votre corps dans un miroir : vous comprendrez que vous êtes mortels ; Promenez vos doigts sur vos côtes comme sur une mandoline, et vous verrez combien vous êtes près du tombeau. C’est parce que nous sommes vêtus que nous nous flattons d’immortalité : comment peut-on mourir quand on porte une cravate ? Le cadavre qui s’accoutre se méconnaît, et, imaginant l’éternité, s’en approprie l’illusion. La chair couvre le squelette, l’habit couvre la chair : subterfuges de la nature et de l’homme. Duperies instinctives et conventionnelles : un monsieur ne saurait être pétri de boue ni de poussière… Dignité, honorabilité, décence, - autant de fuites devant l’irrémédiable. Et quand vous vous mettez un chapeau, qui dirait que vous avez séjourné dans des entrailles ou que les vers se gorgeront de votre graisse ? »
Marc Aurèle, dans le même ordre d’idées, avait déjà constaté, dans le Livre IV de ses « Pensées » : « Tu es une pauvre âme qui porte un cadavre, comme disait Épictète. »
« MEMENTO MORI » : TRAGIQUE MAIS LUCIDE SAGESSE
« Memento mori », « souviens-toi que tu vas mourir », chuchotait, à ce propos, l’esclave à l’oreille de l’empereur romain, alors juché sur son triomphal char, le jour même de son sacre !
Bref, et pour clore momentanément ici le débat, l’homme serait donc essentiellement, ontologiquement plus encore que naturellement, un « être-pour-la-mort », comme le stipule Heidegger, d’une formule saisissante, dans « Être et Temps ». C’est là ce que la phénoménologie appelle, depuis Husserl, son fondateur, la « finitude ». L’expression est magnifique ! Elle renvoie, en outre, à ce que Malraux nommait quant à lui, conformément à l’intitulé de l’un de ses romans les plus existentialistes, « la condition humaine ».
Difficile mais admirable leçon de vie tout autant que de mort, en effet ! A méditer, plus que jamais, en ces temps troublés du Coronavirus et, plus encore, en ce saint jour des morts !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER* *Philosophe, auteur, notamment, de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » et « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » (publiés tous deux aux Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron (publiés tous deux chez Gallimard – Folio Biographies), « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie (Alma Editeur), « Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’Ange incarné » et « Gratia Mundi – Raphaël, la Grâce de l’Art » (publiés tous deux aux Editions Erick Bonnier). A paraître : « L’Ivresse artiste – Double portrait : Baudelaire – Flaubert » (Editions Samsa).
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