La triple arnaque de l’accord sur la fiscalité des multinationales
« Accord historique », « taxation internationale du 21ème siècle » : à écouter les participants du sommet de cette fin de semaine, on pourrait croire que l’accord sur la fiscalité des multinationales marque la fin de la désertion fiscale des multinationale. Las, comme pour les parasites fiscaux, en 2009, et en 2015, cet accord ne marque qu’un progrès minimal dans le grand évitement fiscal des multinationales, et pourrait au contraire entériner et prolonger l’immense injustice fiscale du système actuel.
Un problème de taux, de périmètre et de transparence
Vu rapidement, l’exercice pourrait sembler réussi. Après tout, il s’agit d’un sujet d’importance puisque l’OCDE a estimé en 2020 que 1300 milliards de profits par an étaient transférés artificiellement par les multinationales, soit un manque à gagner fiscal de 330 milliards ! Et encore, ces sommes sont sans doute assez conservatrices étant donné l’émetteur de l’information. On peut rappeler ici que l’IS, qui rapportait 4 à 6% du PIB après guerre aux États-Unis, est tombé à 1% avec Trump. En outre, un vaste accord international de coordination fiscale est une première, et on pourrait penser qu’un tel accord est le meilleur moyen pour mettre fin à cette désertion fiscale. Enfin, le taux retenu est supérieur aux 12,5% de l’Irlande, au 8,5% de la Suisse, ou même au 0% de quelques îles et émirats parasites. Mais quand Bruno Le Maire dit « avec cet accord, il ne sera plus possible de délocaliser ses profits. Nous montrons que le dumping fiscal est une impasse », il est soit particulièrement naïf, soit malhonnête.
Premier grave écueil de cet accord : le taux retenu. Bien sûr, Bruno Le Maire parle d’un minimum de 15%, laissant entrevoir une possible remontée du taux, à laquelle Gabriel Zucman semble croire, mais le seul niveau du taux choisi disqualifie quasiment toute la démarche. Il faut rappeler ici que le taux d’impôt moyen sur les (profits des) sociétés se situe encore à 25%. En outre, il y a 40 ans, ce taux était de 50%. Placer un plancher 40% sous la moyenne actuelle, et 70% sous le niveau d’avant la révolution néolibérale est bien bas ! Avec un tel taux, la course au moins-disant fiscal peut parfaitement continuer et il est à craindre que la pression à la baisse ne faiblisse pas pour tous ceux qui restent encore significativement au-dessus, poussant à converger à terme sur ce niveau de 15%. Bien sûr, entre temps, une partie des profits moins taxés le serait davantage, mais bien d’autres finiraient par l’être moins…
D’ailleurs, comme le pointait Dominique Seux sur France Inter vendredi, Joe Biden semble abandonner son projet de remontée de l’IS de 21 à 28% (contre 35% avant l’arrivée de Trump). Voici la meilleure preuve qu’un tel plancher envoie un signal négatif pour l’évolution de la fiscalité des profits des multinationales. Quand Joe Biden disait vouloir remonter son taux d’IS à 28%, il évoquait un plancher mondial de 21%. Quand il accepte un plancher plus bas, il opte pour garder un taux d’IS à 21%... Gabriel Zucman avait raison de qualifier le taux de 15% de « ridiculement bas ». Il plaidait alors pour un taux de 25%, qui aurait rapporté la bagatelle de 170 milliards d’euros de ressources fiscales additionnelles à l’échelle de l’UE ! Un taux plus élevé est d’autant plus légitime que les profits des multinationales sont à des sommets historiques, qui en viennent à inquiéter les plus libéraux comme The Economist.
Le deuxième écueil de cet accord, plus subtile et presque invisible, est le périmètre des bénéfices taxables. Car le taux n’est qu’une donnée de l’équation. Encore en amont, il faut remettre en question la manière dont les multinationales comptabilisent leur chiffre d’affaires. Point trop peu souligné, certains GAFAM déplacent plus de 90% du chiffre d’affaire réalisé avec des clients français en Irlande, en facturent directement depuis l’Irlande. Ce déplacement radical de l’activité est encore plus efficace que les manipulations de prix de transfert entre filiales, pour déplacer articillement les profits ou que la facturation de prestations centrales, notamment les droits intellectuels, aux filiales de pays où l’IS est élevé, par des filiales de pays où la fiscalité est basse, permettant de minimiser la facture fiscale...
Bien sûr, l’accord indique que l’entreprise doit s’acquitter de l’IS sur l’activité commerciale des entreprises, mais il n’est pas évident que les GAFAM ne pourront plus facturer des services à toute l’UE depuis l’Irlande. En outre, comme l’explique le Figaro, l’accord du G7 n’évoque que le calcul d’un profit dit résiduel, ce qui excède une marge de 10% pour « les multinationales les plus profitables », dont « au moins 20% » devraient être répartis en fonction du lieu où sont réellement réalisés recettes et profits. Pour le Guardian, rien ne changerait pour Amazon dont la marge est inférieure à 10%... Et dans le cas d’Alphabet, qui a fait 17,9 milliards de dollars de profits sur 55,3 milliards de chiffres d’affaires au dernier trimestre, cela veut dire que seulement 2,5 milliards de profits seraient répartis différemment… En outre, toute la machinerie de la surtaxe des profits réalisés dans les pays sous le plancher mondial est encore à construire et on peut craindre que ce soit la porte ouverte à d’autres accommodements.
Le troisième écueil de cet accord, c’est l’oubli du volet transparence fiscal, traité la semaine dernière dans l’UE. En effet, pour bien faire, il faudrait connaître les résultats de toutes les filiales, et les différents taux d’imposition. Dans un communiqué commun signé par Oxfam, Attac et Anticor, les associations font de la directive européenne un « véritable échec dans la lutte contre l’évasion fiscale » du fait des « amendements retenus (qui) rendent cette mesure inefficace », le patronat ayant réussi à en limiter la portée. Elles pointent que « les entreprises devront seulement rendre compte de leurs activités dans les Etats membres de l’UE et dans les pays figurant sur la liste européenne des paradis fiscaux, liste dont demeurent absents les principaux paradis fiscaux. Alors qu’une seule filiale permet de faire de l’évasion fiscale, il est indispensable que les reportings couvrent tous les pays du monde avec des données pour chaque pays, afin de pouvoir analyser les transferts artificiels de bénéfices entre filiales ».
Plus globalement, tout cela amène à ce poser la question de la pertinence de discussions internationales aussi larges, qui semblent confirmer le jugement de Frédéric Lordon dans son livre « Jusqu’à quand » : « en appeler au gouvernement mondial est le plus sûr moyen d’avoir la paix, à savoir, pas de gouvernement du tout ». Ces cénacles semblent incapables de changer les choses. Mathias Cormann, futur dirigeant de l’OCDE ne disait-il pas dans le Figaro que ce projet « ne supprimera pas et ne doit pas supprimer la concurrence fiscale fondée sur des priorités distinctes dans chaque pays et des niveaux différenciés d’impôts », en se félicitant de l’abaissement de 21 à 15% du taux minimum et en appellant à un accord « le plus tôt possible » ? Mais ce faisant, il indique que les intérêts des multinationales ne seront guère remis en question par son organisation, favorable à la concurrence fiscale…
Entre les lignes, il est frappant de constater à quel point, dans ces cénacles internationaux, les dirigeants de la planète finissent par capituler et adopter le point de vue de l’oligarchie, n’en corrigeant à la marge que les excès les plus révoltants, mais laissant en marche tous les mécanismes les plus délétères. Il est effarant que l’UE ait poussé à une baisse du taux plancher, de 21 à 15%, signe que le plus petit dénominateur commun de ces ensembles est l’intérêt du monde des affaires, et en aucun cas l’intérêt général. D’ailleurs, même les moins souverainistes, comme Gabriel Zucman, finissent par reconnaître l’intérêt d’initiatives unilatérales d’un petit groupe de pays : « si on n’arrive pas à avoir un accord mondial ou européen (…), on peut tout à fait avoir un groupe de pays – mettons la France, l’Allemagne et l’Italie - qui prennent une position commune et disent : pour nous, l’impôt minimum, c’est 25% ».
Ce faisant cet accord dérisoire, aux nombreux écueils, signe l’échec complet de l’approche multilatérale à grande échelle, dans un monde où les frontières sont bien trop poreuses. Les intérêts des multinationales sont les seuls gagnants de ces accords. Pour casser la désertion fiscale et l’activité des parasites, il faudra des mesures plus radicales, une « mise en quarantaine », comme l’évoquait Joseph Stiglitz, et les mener par petit groupe de pays, en somme, restaurer de vraies écluses fiscales entre pays.
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