Sir Leon Brittan, l’homme de main de la dame de fer
Les années 90… Années fastes de la dérégulation et du libre-échange. Le départ de Margaret Thatcher, qui tire sa révérence en Grande-Bretagne, marque le commencement d’une décennie qui verra l’influence de sa doctrine atteindre son apogée. Sous l’influence du président de la Commission Jacques Delors et de ses amis de la table ronde des industriels (ERT), Bruxelles est devenu le bastion du néolibéralisme ; on y croise ses plus prestigieux hérauts. S’il ne fallait en citer qu’un, ce serait Sir Leon Brittan.
Figure emblématique de la Commission des années 90, Leon Brittan a indéniablement marqué la décennie de son empreinte libre-échangiste [1]. Préféré à Arthur Cockfield par Thatcher, il est nommé en 1990 au poste stratégique de commissaire à la concurrence. Brittan est un ami et soutien de longue date de Margaret Thatcher. Nommé secrétaire à l’intérieur en 1983 puis à l’industrie en 1985, il rendra sa démission suite à l’affaire Westland : le jeune ministre était accusé d’avoir fait pression pour que le fabricant d’hélicoptère anglais Westland, lourdement endetté, soit racheté par une firme américaine plutôt que par un consortium européen [2].
Brittan éprouve une fascination pour les Etats-Unis, et le libéralisme à l’américaine promu par le président Reagan. A ce titre, l’affaire Westland n’est pas du tout anecdotique. Il est par ailleurs un thatchérien convaincu, et partage la vision européenne son mentor, considérant l’Union européenne comme un outil pour mettre en place le libre-échange ; au vu de son parcours, on peut gager que Brittan ne décevra pas les attentes de la dame de fer.
Dès 1991, à l’occasion du « round » de libéralisation du GATT – précurseur de l’organisation mondiale du commerce (OMC) – il annonçait la couleur en clamant haut et fort : « Je suis un libre-échangiste dans l’âme et en tant que tel je souscris pleinement aux principes sur lesquels repose la Communauté européenne. »
Sous son impulsion, l’Union européenne va devenir le fer de lance de la libéralisation des échanges mondiaux. « Secteur après secteur, la Communauté démantèle les barrières tarifaires et non tarifaires » explique-t-il. L’objectif ? Rivaliser, voire faire encore mieux que les Etats-Unis. « Nous créons actuellement un marché unique fondé sur une philosophie libérale qui rivalise avec celle des Etats-Unis. D’ailleurs, dans de nombreux secteurs, tels les services financiers, la Communauté européenne a ouvert ses marchés bien plus que les Etats-Unis. [3] »
Et s’il le faut, Brittan va jusqu’à la confrontation avec les représentants des Etats membres. Ce fut le cas au sujet du pré-accord sur les questions agricoles signé en 1992 par la Commission avec les Etats-Unis. Brittan refusa d’accéder à la demande de la France de rouvrir les négociations bilatérales avec les américains sur cet accord – signé à la va-vite, sans consultation des Etats membres. « Comme si un ambassadeur de France refusait d’obéir aux ordres du Quai-d’Orsay : inconcevable [4] » s’exclame avec une certaine admiration le Nouvel Observateur
Brittan dispose d’un allié de choix en la personne de Peter Sutherland, son prédécesseur, devenu président du GATT. Les deux compères joueront un rôle considérable dans les négociations commerciales de libéralisation de l’Uruguay Round ; celui-ci aboutira à la création de l’OMC dont Sutherland sera le premier président.
Véritable homme fort de la Commission Santer (1995-1999) au sein de laquelle il est nommé aux relations extérieures, Brittan sera en charge de la négociation à l’OCDE de l’accord multilatéral sur les investissements de 1995 à 1998. L’AMI A ce titre, il expliquait « l’investissement est une chose désirable et désirée… Quoi qu’il en soit, il arrive encore parfois que les gouvernements le considèrent comme une menace parce que l’investissement libre et direct limite la capacité des administrations à contrôler et mettre en forme le destin économique de leurs pays. C’est un prix bien faible à payer pourtant pour laisser les décideurs du secteur privé générer des avantages économiques dans le monde entier. Mais c’est un prix que certains gouvernements dans certains secteurs hésitent encore à payer. C’est une tragédie. [5] »
Mais l’influence de Brittan ne s’arrête pas aux enceintes des négociations multilatérales de libéralisation. Il œuvre très particulièrement pour la mise en place d’un marché transatlantique entre les Etats-Unis et l’Europe. Il est l’instigateur du Transatlantic Business Dialogue (TABD) [6]. Il en expliquait la teneur : « Avec le gouvernement américain, nous avions demandé aux hommes d’affaires des deux côtés de l’Atlantique de se rassembler pour voir s’ils pouvaient parvenir à un accord sur les prochaines actions à entreprendre. S’ils y parvenaient, les gouvernements auraient du mal à justifier leurs réticences. Le résultat fut spectaculaire. Dirigeants industriels européens et américains demandèrent d’une seule voix une plus grande et plus rapide libéralisation du commerce. Et cela a eu un effet immédiat. [7] »
Outre le libre-échange, le TABD a le bon goût de promouvoir l’implication du monde des affaires dans les prises de décision au plus haut niveau - le second cheval de bataille de Brittan :. « Au fur et à mesure que les multinationales et les institutions financières deviennent des acteurs de plus en plus importants, elles doivent également prendre conscience de leurs responsabilités. Nous devons continuer à approfondir de nouvelles façons de faire participer les dirigeants du secteur privé aux discussions concernant les priorités en matière de politique économique internationale. Le TABD est un forum au sein duquel nous commençons, avec succès, à mettre ce principe en pratique. [8] »
En charge des négociations à l’OMC, notamment sur l’accord de libéralisation des services financiers, Brittan s’appuiera très largement sur les conseils généreux et désintéressés d’un lobby qui rassemble les plus grands acteurs de la finance, le Financial Leaders Group (FLG). L’accord revêtait une importance stratégique, puisqu’il traitait de l’accès aux marchés émergents pour les banques et autres acteurs financiers. Brittan expliquera qu’il a « apprécié le travail du FLG particulièrement dans le sprint final des dernières séances de négociation à l’OMC sur les services financiers en 1997 » avant d’ajouter : « Cela démontre combien il est important que les entreprises soient impliquées au plus haut niveau [9] ».
L’œuvre de Brittan sera particulièrement appréciée des connaisseurs. Renato Ruggiero, le successeur de Peter Sutherland à la tête de l’OMC, dira de lui qu’il fut « l’un des plus importants avocats du marché libre de la décennie ». Son travail sera également apprécié dans les milieux financiers ; lorsque la Commission Santer démissionne à la suite à un scandale de corruption en 1999, Brittan rejoint la banque d’investissement américaine Warburg Dillon Reed, filière du géant bancaire suisse UBS [10]… Qui se trouve être un membre actif du FLG. Fort de son CV en béton, il fera son chemin dans le monde de l’industrie et de la finance européenne, et nommé directeur d’Unilever, tout en continuant ses activités de consultant pour un cabinet de conseil de la City, Herbert Smith.
Côté affaires, il n’a cependant pas fini de plaider pour la cause des marchés libres. Le 7 février 2001, l’ancien commissaire va prendre d’un groupe de haut niveau du International Financial Services London (IFSL), un lobby représentant l’industrie financière britannique. « Quand j’étais commissaire européen en charge des négociations commerciales, j’ai invité les dirigeants des grands groupes à s’y impliquer. Maintenant que je suis dans le privé, je suis particulièrement heureux de prendre la présidence de ce groupe de haut-niveau [11] »
Il devait sa nomination à la présidence de ce groupe à son ami et allié Andrew Buxton, qu’il avait rencontré lorsque celui-ci était président de la banque Barclays… Et porte-voix du FLG auprès du commissaire européen en charge des négociations de l’Uruguay Round. Plus tard, Brittan proposa à Buxton de s’inspirer des succès du FLG pour mettre en place le European Services Forum (ESF) qui devait « militer » pour la libéralisation des services [12].
Après avoir pris son poste de président du comité de l’IFSL, Brittan écrit, à propos de la protestation croissante contre l’OMC et les institutions internationales au sein de la société civile : « La voix du monde des affaires doit se faire un entendre par-dessus le bruit généré par les autres sources, qui menacent la santé de l’édifice [13] ». Le débat démocratique ? Un « bruit », qui parvient encore sporadiquement à contrarier Brittan et ses amis décideurs du monde des affaires et de la finance.
[1] Leon Brittan : Britain has made the EU more liberal, Independent, 14 juillet 2003 : http://www.independent.co.uk/opinio...
[2] http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/...
[3] Le 15 janvier 1991, dans le cadre des négociations de l’Uruguay Round, Leon Brittan, commissaire européen à la concurrence évoque les difficiles négociations entre les États-Unis et la Communauté européenne concernant le dossier de la politique agricole commune (PAC). (source : http://ena.lu)
[4] La négociation du GATT ; Sir Leon fait de la résistance, Nouvel Observateur, 22 septembre 1993
[5] Cité par CEO dans Europe Inc (p241)
[6] L’AMI nouveau va arriver, Monde Diplomatique, mai 1999 : http://www.monde-diplomatique.fr/19...
[7] Cité par CEO dans Europe Inc (p221)
[8] Cité par CEO dans Europe Inc (p220)
[9] Lord Brittan of Spennithorne, Liberalising World Trade : Why Business Must Make Its Voice Heard, IFSL World, Edition 1, Spring 2001, http://www.bi.org.uk/html/2001.html
[10] Lord Brittan, "The WTO : why it matters for business", speech at Herbert Smith seminar ’Using the law to break down trade barriers’, 24 October 2000 : http://www.herbertsmith.co.uk/crede...
[11] Former Trade Commissioner Now Lobbies for Services Industry, Corporate Europe Observatory, http://archive.corporateeurope.org/...
[12] GATS : "First and Foremost for the Benefit of Business", CEO fact sheet, May 2000 http://www.xs4all.nl/ ceo/gatswatch... et L’idée de Brittan, Attac France http://www.france.attac.org/spip.ph...
[13] Lord Brittan of Spennithorne, Liberalising World Trade : Why Business Must Make Its Voice Heard, IFSL World, Edition 1, Spring 2001 http://www.bi.org.uk/html/2001.html
[1] Leon Brittan : Britain has made the EU more liberal, Independent, 14 juillet 2003 : http://www.independent.co.uk/opinio...
[2] http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/...
[3] Le 15 janvier 1991, dans le cadre des négociations de l’Uruguay Round, Leon Brittan, commissaire européen à la concurrence évoque les difficiles négociations entre les États-Unis et la Communauté européenne concernant le dossier de la politique agricole commune (PAC). (source : http://ena.lu)
[4] La négociation du GATT ; Sir Leon fait de la résistance, Nouvel Observateur, 22 septembre 1993
[5] Cité par CEO dans Europe Inc (p241)
[6] L’AMI nouveau va arriver, Monde Diplomatique, mai 1999 : http://www.monde-diplomatique.fr/19...
[7] Cité par CEO dans Europe Inc (p221)
[8] Cité par CEO dans Europe Inc (p220)
[9] Lord Brittan of Spennithorne, Liberalising World Trade : Why Business Must Make Its Voice Heard, IFSL World, Edition 1, Spring 2001, http://www.bi.org.uk/html/2001.html
[10] Lord Brittan, "The WTO : why it matters for business", speech at Herbert Smith seminar ’Using the law to break down trade barriers’, 24 October 2000 : http://www.herbertsmith.co.uk/crede...
[11] Former Trade Commissioner Now Lobbies for Services Industry, Corporate Europe Observatory, http://archive.corporateeurope.org/...
[12] GATS : "First and Foremost for the Benefit of Business", CEO fact sheet, May 2000 http://www.xs4all.nl/ ceo/gatswatch... et L’idée de Brittan, Attac France http://www.france.attac.org/spip.ph...
[13] Lord Brittan of Spennithorne, Liberalising World Trade : Why Business Must Make Its Voice Heard, IFSL World, Edition 1, Spring 2001 http://www.bi.org.uk/html/2001.html
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