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Cinq initiatives féministes « invisibles » en Europe et en Eurasie

par France -

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Fresque mural du collectif col·lectiu feminista, célébrant la diversité des femmes, à Barcelone. (Crédit image : Municipalité de Barcelone | https://www.flickr.com/photos/barcelona_cat/51087598387/ | CC BY-NC-ND 2.0)

 

Face à la menace d’une régression des droits des femmes, des groupes féministes en Europe et en Eurasie résistent contre l’extrême droite. Néanmoins, les médias internationaux se concentrent généralement sur les manifestations de masse en faveur des droits sexuels et reproductifs des femmes, négligeant les mouvements féministes intersectionnels émergents qui luttent pour le changement.

Par The conversation, KLUCZEWSKA Karolina, LINDMANN Cendrine (trad.), LUCIANI Laura

Le média indépendant openDemocracy s’est entretenu avec cinq responsables d’initiatives féministes locales de moindre envergure en Italie, en Pologne, en Azerbaïdjan, ainsi qu’au Kazakhstan et au Tadjikistan – pays dans lesquels les autrices disposent d’une expertise et d’un réseau de connaissances – qui transcendent les récits dominants sur les droits des femmes. Ces groupes s’attaquent à des formes complexes d’injustice, allant des alliances transféministes aux droits des personnes handicapées et en passant par l’autonomie sexuelle et corporelle.

Italie : le transféminisme contre l’extrême droite

L’avortement en Italie, bien qu’en théorie légal pendant 90 jours après la conception, n’est souvent pas accessible. Dans la région des Marches, au centre-est de l’Italie, dirigée depuis 2020 par Frères d’Italie (le parti d’extrême droite de la Première ministre Giorgia Meloni), 70 % des gynécologues refusent d’interrompre des grossesses pour des raisons morales.

Au début de l’année 2021, les dirigeant·es régionaux·ales des Marches ont décidé de ne pas appliquer l’une des mesures du gouvernement, visant à autoriser les centres médicaux à prescrire des pilules abortives. En réponse, des activistes transféministes locaux·ales ont lancé Liberə Tuttə, un collectif intersectionnel qui défend le droit à l’avortement et à l’autodétermination.

Liberə Tuttə, qui signifie « tout le monde est libre » en italien, est le premier groupe de la province d’Ascoli Piceno, au sud de la région des Marches, à inclure les identités de genre non conformes et celles transgenres dans leur activisme, à travers un prisme ouvrier et antifasciste.

« Nous avons réalisé que sur notre territoire, les groupes de défense des droits n’adoptaient pas une approche intersectionnelle dans leur combat : certains abordaient des questions relatives aux personnes queers, mais sans se pencher sur l’aspect social ou sur les conditions de travail », a déclaré un•e militante de Liberə Tuttə.

Liberə Tuttə utilise le symbole du son « schwa » (ə) pour transgresser les frontières du genre. « Nous utilisons un langage inclusif parce que les identités non binaires ont besoin d’être nommées et d’exister à travers les mots », expliquent-iels. « Cela n’efface en rien l’identité des femmes cisgenres. Nous parlons du droit à l’avortement pour les femmes et pour les personnes enceintes, sans exclure personne ». Le groupe s’est joint à des actions et à des campagnes de protestations qui réclament un avortement légal, sûr et gratuit pour tous·tes.

Malgré des blocages de la part des autorités locales, Liberə Tuttə a organisé en 2021 la première marche des fiertés (Pride) sur le territoire de Piceno, afin de se réapproprier un espace pour les personnes LGBTQIA+. Par le biais de manifestations et d’évènements publics, le groupe veut pousser les communautés locales à s’engager dans des discussions sur le transféminisme, ainsi que créer des réseaux de collectifs partageant les mêmes idées à l’intérieur et à l’extérieur de la région. La situation politique hostile en Italie rend leur combat d’autant plus nécessaire.

Liberə Tuttə a témoigné : « L’antifascisme est au cœur de notre approche et du transféminisme en général. Il n’y a rien de pire que les limites au droit à l’autodétermination des personnes imposées par ceux d’en haut, qui détiennent le pouvoir absolu ».

Pologne : les femmes handicapées ont besoin de visibilité

Les droits reproductifs en Pologne sont menacés par le parti dirigeant Droit et Justice (PiS) et suite à une interdiction quasi-totale des avortements imposée par le Tribunal constitutionnel du pays, des manifestations massives ont éclaté en 2020.

Le groupe Artykuł 6 qui soutient ce combat pour les droits, sans toutefois adhérer complètement aux projets du mouvement féministe dominant, est un collectif informel de gauche composé de femmes en situation de handicap et de leurs soutiens. Il réunit des universitaires et des activistes qui luttent contre l’invisibilité des femmes handicapées et leur réification dans le débat public.

Le nom du groupe fait référence à l’article 6 de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, qui appelle les États à reconnaître que les femmes et les filles sont soumises à de multiples formes de discrimination et à adopter des mesures appropriées pour assurer « leur plein épanouissement, leur émancipation et leur autonomisation ».

Les militant·es des droits des personnes handicapées en Pologne affirment souvent que le droit à l’avortement va à l’encontre des personnes handicapées, car il conduit à des pratiques eugéniques, visant à améliorer la qualité génétique des êtres humains. En revanche, le mouvement féministe polonais affirme que le droit à l’avortement offre aux femmes le choix d’élever ou non des enfants handicapés : « Ce qui nous a unis », a révélé Magdalena Kocejko d’Artykuł 6 à openDemocracy, « c’est notre désaccord avec ces deux récits, bien qu’on en comprenne la logique ».

Le collectif parle plutôt d’autonomisation, d’autodétermination et des droits humains des femmes handicapées, en particulier des droits reproductifs. Il refuse de définir le handicap en termes médicaux ou caritatifs.

Les membres du collectif sont actif·ves sur plusieurs fronts : ils et elles organisent des événements, enseignent et travaillent dans d’autres organisations de la société civile. En 2019, ils et elles ont organisé le premier congrès polonais des femmes en situation de handicap et de leurs allié·es ; le slogan de la réunion était « Rien sur nous sans nous ». Les activistes d’Artykuł 6 participent à des projets de recherche sur la disponibilité des soins gynécologiques et l’accès à l’avortement pour les femmes handicapées.

« J’ai le sentiment que grâce à nos actions ainsi qu’au simple fait de notre présence, une partie du mouvement féministe commence à comprendre les besoins spécifiques des femmes handicapées, ce qui n’était pas le cas jusqu’à aujourd’hui », a déclaré Mme Kocejko.

Azerbaïdjan : perturber le militarisme grâce à la paix féministe

En Azerbaïdjan, les femmes défenseures des droits humains et les militantes font souvent l’objet de campagnes de diffamation de la part des autorités et se trouvent dans une position de vulnérabilité en raison des limites du champ d’action de la société civile sous le régime autocratique du président Ilham Aliyev, qui dure depuis près de 20 ans.

Malgré les risques, le Feminist Peace Collective (collectif féministe pour la paix), une initiative locale indépendante, a vu le jour en 2020. Le groupe en était encore aux premières étapes de sa conception lorsque la Seconde Guerre du Haut-Karabakh a balayé les espoirs de paix déjà fragiles dans la région.

À l’époque, se souvient la cofondatrice et activiste Lala Darchinova, « ce sont les partisan·es de cette entreprise de pacification qui appelaient à la guerre ». Elle pense que cela est dû au fait que la communauté azerbaïdjanaise impliquée dans le maintien de la paix était tributaire des subventions des donateurs internationaux, qui préconisent la participation des femmes dans les processus de paix, même si elles ne partagent pas une vision progressiste de la transformation du conflit.

« La guerre nous a incitées à militer pour une paix féministe, par l’intermédiaire d’un groupe politique qui afficherait une position ferme tant sur la résolution des conflits que sur les questions liées au genre », a déclaré Mme Darchinova.

Feminist Peace Collective est une initiative de gauche qui défend la démilitarisation, la justice sociale, la consolidation de la paix au niveau local et la résistance collective à l’autoritarisme et au néolibéralisme. Par le biais d’articles de recherche, d’œuvres d’art et d’histoires dénonçant la violence patriarcale, ce collectif met à disposition des ressources féministes pour la paix en langue azerbaïdjanaise et s’adresse à la fois à un public spécialisé et à un public plus général. Il souhaite également faire entendre de nouveaux récits sur la paix et la résolution des conflits, afin de révéler le fardeau quotidien de la guerre sur la vie des gens et de perturber le discours nationaliste et masculin dominant.

Le collectif Feminist Peace Collective a déjà permis à une petite communauté féministe azerbaïdjanaise de chercheur·es, d’activistes et d’illustrateur·rices de s’émanciper, mais il veut aller plus loin. « Nous voulons collaborer non seulement à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du pays, pour nous connecter avec nos homologues arménien·nes et géorgien·nes, afin de créer des réseaux, un mouvement anti-guerre ou pour la paix, un groupe de résistance », a déclaré Mme Darchinova à OpenDemocracy.

Kazakhstan : lever les tabous sur la sexualité

Les valeurs conservatrices sont en plein expansion au Kazakhstan. En 2017, la loi visant à protéger contre les violences domestiques a été retirée du code pénal du pays, le gouvernement ayant affirmé qu’il serait plus efficace de l’introduire dans un autre projet de loi. Selon de nombreux·ses militant·es, le texte tant attendu et actuellement examiné par le Parlement, n’est pas suffisant pour protéger les femmes contre les abus.

Le Kazakhstan compte peu de projets de soutien aux victimes de violences conjugales et accorde encore moins d’attention à leurs causes profondes. Une initiative féministe locale tente de remédier à cette situation : UyatEmes‧kz, une plateforme en ligne destinée aux adolescent·es et à leurs parents, qui aborde les questions liées à la puberté et à la sexualité.

Sa fondatrice, Karlygash Kabatova, explique que l’idée de lancer Uyat Emes, qui signifie « ce n’est pas une honte » en kazakh, lui est venue en 2017, lorsqu’elle a remarqué pour la première fois des gros titres de l’actualité portant sur des adolescentes enceintes et des nouveau-nés abandonnés.

Elle a mené des recherches avec une collègue indépendante et a constaté qu’il n’y avait pas d’éducation sexuelle dans les écoles et que de nombreux jeunes au Kazakhstan ne connaissaient pas la contraception. Bien qu’il y ait des ressources disponibles en ligne, il y a aussi beaucoup de désinformation. Lors de séances de discussion organisées par Mme Kabatova et sa collègue, certaines filles ont avoué avoir cru être en train de mourir à l’apparition de leurs menstruations, tandis que les garçons n’avaient jamais entendu parler de rêves érotiques.

Selon Mme Kabatova, la santé sexuelle et reproductive est rarement abordée dans les familles ou en ligne. « À l’époque, on trouvait sur Instagram uniquement des comptes de jeunes épouses ou de jeunes mamans faisant l’éloge de la maternité et partageant des recettes. Personne ne parlait de problèmes de jeunes épouses, concernant leur vie sexuelle par exemple. »

Au Kazakhstan, les filles qui tombent enceintes à un jeune âge sont montrées du doigt et humiliées. « La jeune fille est alors obligée de se marier avec le type et se retrouve victime de maltraitances physiques et psychologiques intrafamiliale parce qu’il ne la respecte pas », explique Mme Kabatova.

Pour tenter de lutter contre ce phénomène, Uyat Emes sensibilise à la santé reproductive dans un langage simple mais attrayant. La plateforme propose également aux parents des conseils sur la manière de parler de sexualité avec leurs enfants. « Il ne s’agit même pas d’aborder le rapport sexuel en tant que tel », précise Mme Kabatova, « mais bien la question des relations saines, et le système reproductif ».

Tadjikistan : solidarité féministe contre culpabilisation des victimes

La violence domestique est également répandue au Tadjikistan. Les bailleurs internationaux, desquels le pays est dépendant, ont proposé des solutions comme des aides juridiques et psychologiques pour les femmes dans les zones rurales ainsi que des initiatives de microfinancement pour promouvoir l’indépendance économique des femmes. Mais les comportements sociaux qui légitiment la violence sexiste sont rarement abordés.

C’est pourquoi Elena Nazhmetdinova et Farzona Saidzoda, deux amies, ont fondé Tell Me Sister (dis-moi, ma sœur), une page Instagram qui encourage la jeunesse urbaine du Tadjikistan, très active sur les réseaux sociaux, à partager ses expériences de harcèlement physique et psychologique. Tell Me Sister publie ces témoignages de manière anonyme.

L’objectif premier de Tell Me Sister était de créer un espace sûr pour que les femmes puissent partager leurs expériences et de contrer le discours ambiant qui culpabilise les victimes. Mme Nazhmetdinova a expliqué : « En raison des normes sociétales, la première chose qu’on s’entend dire c’est qu’on est coupable parce qu’on portait probablement une jupe courte, ou qu’on se promenait probablement dans une rue sombre ».

Le deuxième objectif de Tell Me Sister est de faire prendre conscience de l’ampleur du harcèlement auquel les femmes sont confrontées. Ses messages constituent un manifeste en ligne contre celles et ceux qui affirment que le harcèlement n’existe pas au Tadjikistan ou qu’il n’est pas fréquent. Les histoires racontées par les femmes tadjikes adressent un message clair : le harcèlement est bien réel et il est plus répandu que vous ne l’imaginez. Mme Nazhmetdinova a déclaré à openDemocracy que deux jours après le lancement de la page en 2020, près de 200 femmes avaient partagé leurs témoignages.

Tell Me Sister n’est pas une plateforme de discussions et de débats, mais un espace où les femmes ont la possibilité de s’entraider et de guérir ensemble. Mme Nazhmetdinova supprime toujours les commentaires haineux, afin qu’ils n’affectent pas les femmes qui ont trouvé le courage de partager leur histoire. Elle est intransigeante en ce qui concerne la réglementation de la page : « Nous souhaitons soutenir les femmes. Si vous voulez critiquer les victimes, gardez vos opinions pour vous ».

 

Voir l’article original en anglais sur le site de TheConversation

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Laura Luciani est chercheuse postdoctorale à l’université de Gand (UGent) en Belgique. Ses recherches portent sur les droits humains, la démocratisation, la société civile et le genre dans le Caucase du Sud.
Karolina Kluczewska est chercheuse à l’université de Gand (UGent) en Belgique. Ses recherches actuelles portent sur la politique sociale en Eurasie ; elle possède également plusieurs années d’expérience de terrain au Tadjikistan.

Cet article, initialement paru en anglais le 21 avril 2023 sur le site de The Conversation (CC BY-NC 4.0), a été traduit vers le français par Cendrine Lindmann, traductrice bénévole pour ritimo.

L’article original est accessible ici

 

Cet article est initialement paru sur le site de notre partenaire Pressenza le 8 mars 2024.


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