La Dérive des empires
La Dérive des empires ou Le Choc des civilisations, mythe ou réalité ?
Le monde se partage-t-il, comme l’a écrit Huntington, entre une poignée de "civilisations" –, c’est-à-dire de religions, pour Huntington ces notions sont semblables – qui s’affrontent ? Cet affrontement supposé conditionne-t-il l’ensemble des rapports entre les Etats, notamment à travers des « Guerres de civilisations ».
Qu’en penser quand, au-delà de nos préjugés idéologiques, exemples et contre-exemples se succèdent ?!
Nous avons sous les yeux des exemples du Choc des civilisations.
La Russie défendant, contre vents et marées, la minuscule Arménie, chrétienne et orthodoxe comme elle, est un modèle typique, presque d’école, d’existence du Choc des civilisations.
Dans le conflit qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan à propos du Karabagh : si les dirigeants du Kremlin étaient aussi cyniques que ce que certains disent, ils auraient choisi depuis longtemps le camp des musulmans turcophones contre celui des Arméniens. Les turcophones – presque tous musulmans – sont, en Asie centrale, environ 100 millions sur un territoire grand comme l’Inde ! Les Arméniens sont 3 millions dans un pays de la taille... de la Bourgogne (Karabagh compris !) Quelle alliance rapporterait le plus à Moscou ? Et pourtant la Russie soutient l’Arménie. Prudemment et intelligemment certes, sans rompre les ponts avec Bakou ou Ankara, mais, clairement, elle la soutient.
Autre exemple : la Grèce. Tous les jours ou presque, Athènes donne des signes d’agacement à son allié officiel américain. Dans l’actuelle crise géorgienne, si, membre de l’Otan et de l’UE, la démocratie hellénique se doit d’avoir une politique compatible avec ces appartenances, le moins que l’on puisse dire est que... l’enthousiasme manque ! « Nous devons faire preuve de retenue (...) Ne pas se presser et laisser la situation évoluer (...) Ne pas recourir à des propos et des actions non réfléchis qui n’ont aucun avenir » (qui est visé, là ?) écrit Mme Bakoyannis, la ministre grecque à propos de la situation dans le Caucase. Le moins que l’on puisse dire c’est que, dans la crise caucasienne, la position d’Athènes n’est pas celle de Varsovie ! Et rien de nouveau sous le soleil de la mer Egée ! En 2003, quand les Etats-Unis ont agressé l’Irak, la Grèce fut l’un des rares pays européens à l’est de Berlin à ne pas les soutenir ! Tout se passe comme si, même officiellement ancrée à l’« Occident » par son appartenance à l’Otan et à l’UE, la Grèce restait malgré tout attirée par l’alliance russe ! Mais il est vrai que, si l’on avance souvent que Polonais et Baltes se rapprochent de l’Amérique à cause du souvenir de l’occupation soviétique, les Grecs, eux, n’ont peut-être pas oublié la Dictature des colonels mise en place avec la bénédiction de Washington !
Dans ces deux cas : Grèce et Arménie, il est difficile de ne pas croire que l’appartenance à une même religion : la religion chrétienne orthodoxe ne conditionne pas, au moins en partie, leur politique internationale, comme elle fait se rapprocher leur culture.
... et aussi de criants contre-exemples !
En Géorgie, ce sont des Russes, chrétiens orthodoxes, qui tirent sur d’autres chrétiens orthodoxes. Cela pour venir en aide aux Ossètes qui sont aussi... des chrétiens orthodoxes ! La récente, et grave, crise qui se déroule sous nos yeux est donc, au moins dans son déclenchement, tout sauf une « Guerre de civilisation » ! Ce à quoi, les « huntingtoniens » objecteront que, si la crise ne l’est pas, dans son déclenchement, elle le devient dans ses prolongements où elle oppose la première puissance orthodoxe : la Russie, aux puissances catholiques et protestantes : les Etats-Unis et l’Europe ! C’est le même raisonnement qu’ils tiennent à propos de la première guerre du Golfe : certes elle opposait entre eux des pays musulmans sunnites : Arabie saoudite, Koweit, Irak, appartenant à la même « civilisation », mais l’entrée des Etats-Unis sur la scène en fit une guerre de civilisation. Seulement, avec ce type de raisonnement, toute guerre impliquant les Etats-Unis hors du monde « catholico-protestant » devient une guerre de civilisation. C’est absurde !
Et du Rwanda à la guerre sino-vietnamienne de 1979, de la guerilla oubliée du Sahara occidental à la guerre de Corée, innombrables sont les conflits de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe qui ne présentent aucune des caractéristiques des guerres de civilisations.
Le Choc des civilisations est-il la source des conflits auxquels on assiste ?
Est-ce que les guerres opposant les civilisations sont plus importantes que les autres ? A voir la façon dont les Russes ont "corrigé" les Géorgiens, nous pouvons en douter. A voir la violence déclenchée dans certains conflits, comme celui du Rwanda qui se termina par un génocide, la réponse est clairement non.
Les guerres qui se déclenchent au fil du temps ne sont pas nécessairement des guerres de civilisations opposant des religions. Les guerres de civilisations, opposant des « blocs religieux » ne sont ni les plus nombreux ni les plus violents des conflits auxquels on assiste.
Est-ce à dire que le Choc des civilisations n’existe pas ?
Huntington et sa théorie auraient-ils pu avoir autant de succès si ses écrits n’étaient qu’un tissu d’âneries ? Permettez-moi d’en douter ! Comme je ne saurais ignorer la réalité des situations décrites plus haut en Arménie comme en Grèce.
Alors, certainement, tous les matins, M. Poutine ne se dit pas se rasant "Je dois aider l’Arménie, car ce sont comme nous des chrétiens" ni M. Bush "Je vais aider la Pologne, parce que ceux sont des catholiques" !
Certainement pas. Chacun pèse ses actions en fonction de ce qu’il pense être l’intérêt de son pays ! Enfin, nous l’espérons !
Mais il existe entre les pays, ce qui existe entre les hommes : des processus d’identification, l’impression que tel ou tel vous ressemble ou non, qui vont conditionner, parfois de manière inconsciente, certains comportements !
On sait aujourd’hui qu’un enfant sera plus choqué s’il voit, à la télé, un autre enfant se couper le doigt, que s’il voit cinquante soldats se faire tuer à la guerre ! Parce qu’il s’identifie davantage à l’enfant qui se blesse qu’aux adultes en uniformes.
De la même manière, les pays et leur leader ont leur propre affinité, qui peuvent être liées à la religion. Elles agissent, parfois de manière inconsciente et pèsent y compris sur les décisions des grands de ce monde.
Le Choc des civilisations existe donc bien, mais il n’agit pas immédiatement partout et tout le temps. Il est un ensemble de forces souterraines qui influent sur les pays et les empires comme la tectonique des plaques déplace les continents ! A certains moments, en certains endroits : au Karabagh, à Chypre, ces forces remontent à la surface et provoquent directement ou presque guerres et conflits, comme en certains endroits le magma déclenche des tremblements de terre. En d’autres lieux : au Rwanda, en Abkhazie, ces forces restent loin sous la surface et les guerres qui apparaissent n’ont rien à voir avec elles !
L’erreur d’Huntington n’est pas d’avoir imaginé une chose qui n’existait pas. Le Choc des Civilisations est bien réel. Il s’est trompé en étant trop simpliste, en pensant que la « découverte » qu’il avait faite aller expliquer toutes la complexité de la géopolitique mondiale d’une manière simpliste à partir d’une seule dimension un peu comme Karl Marx pensait expliquer tout le fonctionnement des sociétés humaines à partir de quelques éléments d’analyse économique.
Les prochains tremblements de terre
Une théorie scientifique, pour être vérifiée, doit être capable de prévoir des événements, des comportements de la matière, ultérieurement mesurables.
Je ferai, pour vérifier l’existence de cette « Théorie de la Dérive des empires », de l’existence réelle d’un Choc des civilisations qui influe, en profondeur, le comportement des pays, deux prévisions :
1 – La Grèce sera le premier pays à quitter l’Otan dès que l’emprise ou l’attrait de cette organisation se relâchera un tout petit peu, ce qui arrivera forcément à court ou moyen terme.
Et Athènes continuera son rapprochement déjà commencé avec Moscou.
2 – Une alliance claire va se nouer entre la Russie et l’Iran, avec en arrière plan une attirance forte entre chiites et chrétiens orthodoxes.
Jusqu’ici, un certain flou est entretenu dans les relations Moscou/Téhéran, Moscou s’opposant mollement à la nucléarisation de l’Iran. Les choses se préciseront dans le sens d’une alliance. Les chiites sont, numériquement, la deuxième branche de l’islam, derrière les sunnites, les orthodoxes, numériquement aussi, la deuxième branche du christianisme derrière le bloc catholiques-protestants. Chiites et orthodoxes se prétendent plus proches respectivement de l’islam et du christianisme des origines, les deux religions s’appuient sur un état leader incontesté. Tous ces éléments les font se percevoir comme proches les uns de autres et favorisera l’alliance Moscou/Téhéran.
Rendez-vous pris, sur AgoraVox, pour savoir, si ces éléments se vérifieront.
4 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON