Lénine et la Terreur, un héritage
Voilà un siècle disparaissait Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, considéré comme le fondateur et théoricien du bolchevisme. Qui était-il vraiment ? Que reste-t-il du « mythe d’Octobre 1917 » ? De quoi est-il la matrice ? Face à l’évaporation de choses jusqu’à alors présumées être de la « richesse » ou du « capital », la perspective d’un « socialisme rêvé » comme d’une « société juste » ou d’une « économie de communion » s’éloigne comme un horizon inhabitable. Relèverait-elle de la persistance mentale d’un leurre collectif voire d’une imposture inavouée ?
Le « droit de vivre » ne semble pas aller de soi tant pour les individus que pour les populations parquées dans les enceintes ultraconnectées d’une contrefaçon de « civilisation » bien infantile. Se mendierait-il encore sur d’improbables places de « marchés » en proie à des flambées d’illusionnisme, se négocierait-il selon un rapport de forces bien pensé ou s’arracherait-il de haute lutte ?
Le « projet » bolchevique d’un peuple russe autogéré, vivant selon son idéal, semblait alors une réponse possible à la grande demande d’ « humanité » et de « justice » montant de toutes parts face à la première boucherie mondialiste. Mais, une fois encore, il n’a pas créé un « espace de liberté démocratique » propice à l’épanouissement du « potentiel humain »...
Pour les historiens, « la révolution d’Octobre fut un fruit de la première guerre mondiale ». Pour les anarchistes russes comme Kropotkine (1842-1921) ou Voline (1882-1945), sa « seule utilité » fut « d’avoir donné aux masses de tous les pays (...) cette leçon pratique, indispensable (...) : comment il ne faut pas faire la révolution. » (1)
Un recueil de textes réunis et présentés par Jacques Baynac, avec la collaboration d’Alexandre Skirda et de Charles Urjewicz, n’occulte rien de « la nature du régime créé par Lénine ». Paru une première fois en 1975 et réédité en poche par les éditions l’échappée, il éclaire son « lien originel avec une terreur qui n’était en rien conjoncturelle mais bel et bien sa principale condition de survie ».
« Communisme de guerre » (1918-1921) et Terreur rouge
Les lendemains de la prise du pouvoir par Lénine, « révolutionnaire professionnel » jusqu’alors en exil, sont pour le moins « difficiles » : la révolution prolonge le bouleversement social dont elle est née et peine à enrayer la désorganisation d’un pays hanté par le spectre de la famine. Or, on n’endigue pas ce fléau par des « restrictions » alimentaires ou des réquisitions brutales.
En deux ans, constate Jacques Baynac, « le cancer policier eut raison de la révolution » - ce n’était plus « socialisme ou barbarie » mais socialisme et barbarie... Ainsi, « les moyens barbares n’avaient pas vaincu la barbarie, ils l’avaient, naturellement, aggravée ; ils avaient vaincu le socialisme rêvé ».
Deux mois à peine après la prise du pouvoir par les bolcheviks, le décret portant création de la Vertchéka (« Commission extraordinaire panrusse »), est promulgué (7/20 décembre 1917) - et tenu secret pendant sept ans. Avec ses 31 000 fonctionnaires fédéraux, cette police politique (devenue Guépéou en 1922 puis NKVD en 1934) fait le « sale boulot de la révolution ». De l’aveu de leurs promoteurs, ces commissions extraordinaires ne sont pas des organes de justice, mais « d’extermination sans merci »... Les effectifs (civils et troupes) montent vite à 200 000 personnes au plus fort de la guerre civile. Celle-ci accélère la concentration de tous les pouvoirs entre les mains du parti unique, baptisé « Parti communiste russe » lors de son VIIe Congrès, en mars 1918.
Dès l’été 1918, la révolution bolchévique bascule dans le « terrorisme étatique ». Après la tentative d’attentat de Fanny Kaplan contre Lénine en août, le Comité central exécutif des soviets décrète la « terreur de masse contre la bourgeoisie et ses agents » - l’imprécision du terme « agent » autorisant tous les abus répressifs : « La Terreur a officiellement duré dix-neuf mois (septembre 1918-15 janvier 1920), ce qui donne une moyenne annuelle de 1,5 million de morts » - elle « fit donc environ 3,6 millions de victimes » sur un total de près de dix millions de morts dus à la Première Guerre mondiale comme aux guerres civiles de 1918-1920, aux épidémies et à la famine.
Pour Marx (1818-1883), « l’émancipation du prolétariat serait l’oeuvre du prolétariat lui-même » - mais « Lénine n’est pas marxiste »... Les tensions culminent en mars 1921 avec la rébellion ouverte des marins et fusiliers de la flotte de la Baltique, sur l’île-garnison de Cronstadt, jusqu’alors fer de lance de la révolution d’Octobre. Elle est réprimée à coups de canon par Trotski (1879-1940), le fondateur de l’Armée rouge alors commissaire à la Guerre et à la Marine, au prix d’une dizaine de milliers de morts, suivis de milliers d’exécutions. Lénine en tire les conclusions en annonçant l’abandon du « commnisme de guerre » et la mise en place d’une Nouvelle Politique économique (Nep), pensée comme un recul tactique momentané et s’accommodant d’un retour partiel à certaines formes d’entreprise privée.
En juin 1922, il est frappé par une congestion cérébrale, non sans avoir compris le déraillement de la machine bureaucratique qui lui avait permis de gagner la guerre... Staline devient secrétaire général du Comité central et proclame l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Lénine meurt le 21 janvier 1924, l’année où la France reconnaît l’Union soviétique. Depuis un siècle, nombre de publications interrogent son héritage et revisitent son esprit dans un contexte d’ « anticapitalisme » croissant...
Le vrai Lénine, « père de la terreur » ?
Soljenitsyne (1918-2009) avait fait la démonstration que « Staline était dans Lénine ». Ce dernier a bel et bien créé cette « prodigieuse machine de terreur » qui allait si bien asservir une population entière - et servir à son successeur. La question n’en finit pas de tarauder les historiens : « Pourquoi Lénine et Staline se condamnèrent-ils à mener une politique terroriste ? ». Tout simplement, rappelle Michel Heller dans un article paru une première fois dans Libre (n°2, 1977) parce que « l’exercice intense de la terreur leur convenait tout à fait ». Et parce que la terreur est « l’unique moyen de garder le pouvoir »...
En ce sens, il n’y a pas eu de détournement stalinien du léninisme : « La politique de Lénine – une terreur massive, impitoyable, frappant la population entière et réalisée grâce à une arme toute-puissante, dégagée des lois, uniquement dévouée à une idée abstraite et à son incarnation, le Guide, portait ses fruits. L’effroi suscité par l’activité de la Tchéka aura été le principal facteur de la victoire du parti bolchevique. » Ce que le publiciste Illya Ehrenbourg (1891-1967) résume ainsi dans un texte publié en 1964 : « Deux syllabes terribles et angoissantes pour tout citoyen qui vécut les années de la révolution, deux syllabes apprises avant « maman » même, puisqu’on recourait à elle pour effrayer l’enfant au berceau comme autrefois au « croquemitaine », et qui hantaient ces malheureux jusqu’après leur mort, dans la fosse commune, deux syllabes toutes simples qu’il n’est donné à personne d’oublier... »
Les tentatives de faire d’ « Octobre 1917 » le « catéchisme » des grandes espérances collectives, forcément déçues, ne peuvent dissocier cette période d’une mémoire collective des crimes du Xxe siècle. Depuis, la machine infernale à détruire ce qui « fait société » s’emballe à nouveau à plein régime avec un « globalisme » fantasmé et liberticide dont les dictats nihilistes, assénés au nom de « nobles causes », poussent les populations vers leur fosse commune d’ores et déjà creusée par leurs défaites passées.
Jusque là, leurs lendemains glaçants sans avenir sont plombés par leurs addictions ou pulsions consuméristes comme par leurs lâchetés, leurs soumissions, cécités voire rageurs dénis de réalité. Tout comme les autoroutes de leur servitude sont pavées par leurs renoncements à l’essentiel qui fonde le présumé « humain ». Une autre « révolution transcendantale » germerait-elle dans les interstices en ces temps de destruction ? Arrachera-t-elle l’espèce présumée pensante à la force d’attraction de l’abîme pour la ramener en sa seule vraie demeure ? (1)
Voline, La Révolution russe, Libertalia, 2017
Jacques Baynac, Alexandre Skirda & Charles Urjewicz, La Terreur sous Lénine, éditions l’échappée, 380 pages, 14 euros.
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