Cet extrait de l’émission “Le magazine de la santé” est symbolique de l’immense impopularité du sélectionneur de l’équipe de France, Raymond Domenech. L’irritation était telle pour Michel Cymes, que ce médecin a trouvé le moyen de critiquer l’entraineur sur sa malhonnêteté et son manque de discernement au cœur d’un magazine télévisé dédié à la médecine et à la santé… Il n’est pas le seul : au lendemain de la qualification de l’équipe de France face à l’Eire pour le Mondial, les médias, unanimes, ont conchié le sélectionneur et son équipe…
Et pourtant, tout avait bien commencé. Il est intéressant de revenir à ce qui a été écrit en 2004, au moment de la nomination de Domenech à la tête de l’équipe de France. Le journal L’Equipe, qui demandera quelques années plus tard sa démission, écrivait alors : “Le personnage Domenech est également connu pour sa facilité à communiquer. Acteur de théâtre dans ses loisirs, il n’a jamais rejeté les médias et s’y est même fait apprécier par son franc-parler certain”.
Sur le plan de la communication, au moins, tout s’annonce gagné d’avance pour Domenech. Ce passage est particulièrement intéressant car il révèle le “paradigme Domenech” : le sélectionneur est aujourd’hui détesté pour la même raison pour laquelle il fut un temps apprécié. Reconnu comme quelqu’un de fondamentalement novateur car sans langue de bois, il horripile aujourd’hui par cette même verve. Retour sur les épisodes de cet anti-politiquement correct tant attendu et finalement décrié.
“Il a fallu racler les fonds de tiroir” – 2004
Nous sommes le 8 septembre 2004, la France rencontre les îles Féroé. Commentant la composition de l’équipe de France pour affronter cette modeste sélection nationale, Domenech déclare avoir “raclé les fonds de tiroir”, déclaration largement commentée par la presse comme étant vexante à l’égard des joueurs.
SFR privilégié à TF1 – 2006
En mai 2006, en pleine phase préparatoire de la coupe du monde, Raymond Domenech choisit de réserver à SFR l’exclusivité de ses commentaires sur la liste des 23 joueurs sélectionnés. Sa décision déchaîne TF1 qui a dépensé plusieurs dizaine de millions d’euros pour pouvoir diffuser les matchs de l’équipe de France. Domenech n’explique pas sa décision de privilégier l’opérateur téléphonique. Certains avancent que le sélectionneur a monnayé son intervention, d’autres qu’il ne fait que respecter une obligation contractuelle antérieure. A la fin du mois, le sélectionneur se brouille avec Thierry Gilardi sur le plateau de Téléfoot, après la diffusion d’un reportage sur la “froideur” de l’équipe de France vis-à-vis du public. L’incident marque le début du gel entre le sélectionneur et la chaîne diffusant les matchs de l’équipe de France. Les Bleus iront loin dans la coupe du monde et perdront face à l’Italie aux tirs aux buts. Malgré la déception, cette performance mettra Domenech à l’abri des critiques les plus résonnantes : son contrat est prolongé jusqu’en 2010.
Demande en mariage à la suite de la défaite en 2008
L’équipe de France connait beaucoup de revers à l’Euro 2008. Le 17 juin, l’équipe joue son va-tout face à l’Italie. Ce match est très chargé en symbolique : l’Italie est l’équipe contre laquelle la France a perdu en finale de la coupe du monde en 2006, une défaite sur le fil encore dans tous les esprits. L’équipe de France s’incline deux zéros, handicapée pendant le match par un blessé et une expulsion ; la frustration est grande chez les supporters. Dans ce climat de drame national, Domenech affiche ce qui va être interprété comme un relativisme, un détachement sacrilège :
Plus de deux ans après l’épisode, les raisons de la grogne générale soulevée par cette vidéo en France s’affichent encore en commentaire sur les plateformes vidéos d’Internet : « 1 personne heureuse, 1 demande en mariage et 63 millions de cocus… que cela pique !!!! » lance un utilisateur de Youtube. Alors que la France est en deuil, Raymond Domenech commet le sacrilège ultime d’afficher ses perspectives de bonheur individuel : “Franchement, on n’en a rien à foutre, à un moment pareil” commente Lizarazu. Dans les mois qui suivent, Domenech est crucifié par tous les commentateurs.
Début de la cabale médiatique
En 2008, au cœur de la crise pour le sélectionneur, on voit émerger le problème de fond qui ternit l’image de Domenech dans un rapport triangulaire à la population et aux médias. Domenech refuse l’hypocrisie médiatique, pourtant règle de base dans l’exercice communicationnel. En juin 2008, alors que ses réponses à TF1 se font de plus en plus laconiques, il explique :
Ce sont des questions “bateau“. Sur TF1, je suis sûr que les gens n’écoutent même pas le message. Ils sont plus sensibles à l’image, par exemple si je souris. Je l’ai fait une fois, j’ai souri, on me l’a fait remarquer. J’ai fait exprès, parce qu’on me disait “T’as toujours l’air en colère”.
Dans l’affaire de la demande en mariage comme pour cette déclaration, l’épicentre est le même : Domenech communique par rapport à son état personnel – ou dans le but, déclare-t-il, de protéger ses joueurs – plutôt que selon les attentes du public et des médias. Le 10 septembre 2008, la haine anti-Domenech s’exprime lors du match France-Serbie, où l’entraineur est copieusement hué, comme l’illustre cette vidéo amateur :
En conférence de presse, Domenech déclare : « Heureusement que les lois d’exception et la guillotine n’existent plus, sinon certains parmi vous se feraient un malin plaisir de m’envoyer sur l’échafaud ». La presse demande ouvertement la démission de Domenech, qui est rejetée par le conseil fédéral de la FFF pour qui « la solution la plus courageuse n’est pas celle de suivre l’opinion publique ou celle des médias ». Cependant, en octobre, le président de la FFF reproche au sélectionneur de « ferrailler avec la presse » et affiche sa volonté de tempérer la communication du sélectionneur.
Émergence du « personnage » Domenech
Depuis septembre 2008 a émergé un « personnage » Raymond Domenech, élaboré et affiné au fil des mois par la presse. C’est un épouvantail, un souffre-douleur médiatique sur lequel il est bon de s’acharner et d’attirer par de grossières manoeuvres la vindicte populaire. Exemple ici avec les retombées médiatiques de la qualification des Bleus pour le mondial 2012 en Afrique du Sud.
La France se qualifie à l’arrachée face à l’Irlande, grâce à un but marqué sur une main de Thierry Henry. Le lendemain, la polémique enfle sur l’illégitimité de cette victoire et, plus encore que Thierry Henry, c’est Raymond Domenech qui est instrumentalisé comme responsable du déshonneur national.
La photographie ci-dessus va être reprise par plusieurs médias. Il s’agit de Raymond Domenech, juste après le match contre l’Irlande. Il est important de noter qu’il n’a alors pas pris connaissance de la main de Thierry Henry.
La première utilisation que nous commentons ici est la plus sobre ; elle est réalisée par le site de France Info et illustre un article sur la problématique suivante : pourquoi Domenech est il si détesté alors qu’il est le premier entraineur français à avoir qualifié son équipe pour trois phases finales consécutives ? L’article met en avant les travers de communication de Domenech pour expliquer la haine. La photographie représente ici “Domenech l’antipathique”, “l’irritant”.
Passons au stade supérieur avec Yahoo. Le portail associe la nouvelle du rejet de la FIFA de rejouer le match France-Irlande et l’exultation de Domenech, comme si l’entraineur, soulagé par la décision de la Fifa et satisfait de “son crime”, jouissait de la nouvelle. Domenech incarne ici l’injustice et le machiavélisme.
Ici l’image est utilisée pour illustrer la rumeur suivante : “Domenech touchera 862 000 euros pour la qualification”. Le machiavélique se transforme ici en voleur, en profiteur. Son exultation est reliée à l’argent, désignée comme la source de son bonheur. Le montant des primes a été démenti par le journaliste sportif Pierre Ménès et par Raymond Domenech lui-même, qui a affirmé ne pas toucher “la moitié de cette somme”. Mais le démenti, comme souvent, a connu un écho très maigre au regard des déchainements provoqués par la rumeur initiale : ce qui est important, ce n’est pas l’information factuelle, mais la rumeur et ce qu’elle signifie. La rumeur arrive à point nommé au lendemain d’une défaite scandaleuse. En la diffusant et en l’alimentant dans ce climat de tension, on décuple les sentiments de haine chez les lecteurs, comme l’illustre cette intervention d’un internaute sur le forum de France 2 :
Ray l’Infâme a touché 862 000 euros de prime de match pour la qualification pour le mondial. C’est absolument indécent. C’est pour ça qu’il voulait faire la fête mercredi soir, malgré la qualification plus que honteuse. Voilà comment est gaspillé l’argent de la fédération.
C’est absolument indécent qu’un homme aussi pitoyable, aussi médiocre, gagne autant d’argent. Pendant 6 ans, il a saboté l’équipe de France, jusqu’à pervertir son âme et son cœur. Et pour le récompenser, il touche le jackpot !!! C’est une prime au vice, à l’incompétence. C’est une honte !
Mais à l’ère du 2.0, la presse ne peut plus s’incarner derrière ce “on” manipulateur, créateur de rumeur. Largement propagée sur Internet, la rumeur s’est développée autant par les journalistes que par les lecteurs et commentateurs, par les individus qui l’ont amplifié par leur intérêt.
Dans cette affaire, l’on constate que Domenech n’est plus du tout maitre de son image, celle ci est complètement hors de son contrôle, n’importe lequel de ses gestes pouvant être repris pour appuyer une “information” complètement étrangère ou fantasmée. L’image du sélectionneur est telle qu’il y a un marché, une demande, pour ces “informations-produits” suscitant la haine. Ce phénomène de sadisme collectif est relevé par Jérôme Latta dans les Cahiers du Football, en commentaire au France Serbie de 2008 :
L’emballement faisant, les plus motivés des anti-Domenech se retrouvèrent en effet dans la position absurde de souhaiter implicitement une défaite. Quoi de plus logique ? Dans l’atmosphère ambiante, seul un nouveau “fiasco” pouvait assouvir l’appétit de la foule et de ses meneurs.
Domenech est la meilleure illustration du caractère jouissif et cathartique des lynchages médiatiques : ceux ci semblent socialement nécessaires, renforçant le plaisir et la cohésion collectifs par la haine.
Domenech, une attraction sur Melty.fr
Concluons cet article par un nouveau produit mettant en scène le “personnage Domenech”, il s’agit d’une publication sur le portail Yahoo, relative au tirage favorable de l’équipe de France pour la coupe du monde 2012 :
Sur cette photographie, Domenech est l’espiègle, le mauvais élève qui se cache pour annoncer malicieusement son forfait. Gageons qu’une collection de toutes ces images construisant l’épouvantail Domenech peut être entamée dès aujourd’hui.
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