Non-esquisse de la Figure du cinquième pouvoir (I)
La question du positionnement des journalistes et autres écrivains de la Toile, diffuseurs, weblogueurs du Net, semble faire débat, notamment depuis que Thierry Crouzet a publié une réflexion originale sur ce thème, dans le sillage des analyses « pronétariennes » livrées par les deux fondateurs d’Agoravox, Carlo Revelli et Joël de Rosnay. Quel est le véritable pouvoir des Internautes ? Cette question mérite une analyse approfondie, notamment sur le statut anthropologique, voire même ontologique, de l’être humain couplé à un écran, un clavier, et connecté à ses congénères.
Ne voyez dans le titre aucune provocation d’ordre moral ou politique. Les connaisseurs auront vite deviné l’allusion à Der Arbeiter, autrement dit le Travailleur tel qu’il a été pensé par l’écrivain Jünger en 1933, en toute liberté, indépendamment de toute connivence avec le nazisme, s’interrogeant sur l’apparition d’une nouvelle Figure de l’être humain, celle du Travailleur. L’usage du F majuscule signale la conception spéciale de la notion de figure appliquée à un type d’humain dont le propre est de faire usage des machines industrielles en étant impliqué dans un système de production mobilisant des outils, des articulations mécaniques, des infrastructures puissantes connectées à des systèmes d’amplification et d’application de l’énergie mécanique. Après avoir lu le livre de Jünger, une question vient à l’esprit. Voit-on apparaître une nouvelle Figure, celle du Connecteur ? Et si oui, résulte-t-elle d’une transformation du Travailleur ou bien est-elle apparue en conjonction avec l’usage de l’ordinateur ? Enfin, qu’est-ce qui réunit et qu’est-ce qui distingue ces deux Figures ?
La réflexion en terme de Figure impose, comme le précisait Jünger dans son grand livre. Ainsi, pour un sociologue, l’ensemble humain sera sociologique, il sera organique pour un biologiste, il relèvera des échanges marchands pour un économiste qui ira traquer l’homme dans le moindre centime (Jünger, Le Travailleur, p. 97). L’auteur dénonce l’absolutisme de ces visions exposées et formées à partir du concept et, donc, que le soupçon présentera comme potentiellement déformées. Comme Nietzsche, Jünger préfère penser le concret, la Figure, au détriment d’une vision d’ensemble trop encadrée par des généralités conçues et donc, parfois préconçues. C’est un choix discutable mais qui possède un intérêt.
Ainsi, on ne parlera pas du côté économique lié à l’activité sur le Net. C’est comme dans l’édition. Les éditeurs en vivent, moins les auteurs. L’Internet n’étant que le reflet de la vie réelle, les producteurs de plates-formes (Web 1, Yahoo, Google puis Web 2 Daily motion, TypePad, You Tube) font de l’argent mais pas les auteurs, fournisseurs de contenu. La situation sociale des acteurs du cinquième pourvoir ne présente pas grand intérêt, pas plus que la situation économique. Le côté biologique est trivial pour qui a réfléchi à la connivence de ces trois notions : vie, technique, communication. Une analyse classique à la Montesquieu invaliderait déjà la notion de quatrième pouvoir, alors autant admettre que le cinquième bénéficierait du même sort.
Mais pourquoi au fait avons-nous pris l’habitude de mettre la presse au rang des trois pouvoirs conçus par Montesquieu ? Ne vaudrait-il pas mieux parler de puissance médiatique ? Auquel cas, nous pourrions tracer un spectre de puissances dans le sillage de la réflexion de Jünger. Ainsi, si le monde industriel a vu l’apparition d’une Figure anthropologique, celle du Travailleur, installé dans une liberté d’agir, en contact avec des puissances élémentaires, en rupture avec la bourgeoisie duXIXe siècle, alors quelques nouvelles Figures, dérivées ou étrangères au Travailleur, occupent des places bien installées, dans des lieux de puissance. Le Financier, le Médiarque, le Politicien représentent des lieux de concentration de puissance exercées sur la société avec ses (masses, troupeaux, individus, citoyens ?)
D’où une première thèse. Le monde actuel nous a montré que les citoyens (certains) sont passés du statut de cible de la puissance politique au stade de contestataire de cette puissance. Certes, avec une force très limitée mais qui a montré son impact lors du référendum de 2005. De ce fait, l’apparition des plates-formes d’édition a révélé l’installation des individus connectés dans une forme de puissance nouvelle. Celui qui blogue devient un écrivain en puissance, acquiert le statut de très petit écrivain, comparé au petit écrivain édité dans les maisons d’édition provinciales. Celui qui exerce la fonction de journaliste du Net acquiert le statut de petit médiarque. Il dispose d’une puissance qui, rapportée au nombre de lecteurs sur le Net, le range aux côtés du pigiste d’un journal local. Une différence doit être soulignée. Si les connecteurs du Net (je désigne les blogueurs, les journalistes numériques, les activistes des forums) ont une faible puissance, celle-ci est délocalisée ; ce qui n’est pas le cas d’un écrivain ou d’un pigiste, tous tributaires de la capacité de diffusion physique des supports papiers.
Cette première thèse, je ne crois pas qu’elle désigne un phénomène de grande ampleur (dans l’efficace) pour l’instant. Elle dit peu de choses, juste que la cible citoyenne peut répliquer aux flèches médiatiques instituées, tel le rocher créant le ressac d’une vague trop entreprenante, et Dieu sait si les vagues médiatiques le sont. Le « cinquième pouvoir » incarne une Figure de la puissance médiatique. Je crois profondément que cette puissance pourra rivaliser avec celle des médias conventionnels si elle veut la concurrencer, car elle est de même essence. Le journal Libération a représenté le « cinquième pouvoir » dans les années 1970. Il est passé au statut de « quatrième pouvoir » la décennie suivante. Autrement dit la vérité est évidente.
La puissance du journalisme du Net repose sur les idées, le contenu, le sens d’une époque et de gens en connivence, l’excellence des textes, la création, l’innovation, la liberté de parole, les chaînes de la censure brisées. Si telle est la voie suivie par les activistes du Net, alors le salut et la réussite seront acquis dans un contexte éthique, spirituel et républicain. Si la quête de la cinquième puissance n’est que la puissance, alors l’issue sera celle d’un mouvement sectaire de gens qui n’ont d’autres fins que de se voir en influenceurs. Nous pouvons d’ores et déjà capter les travers de cette « cinquième puissance ».
Cela mérite-t-il un livre ou un billet de plus sur ce sujet ?
A suivre... ?
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