Numerama vs Raptor Dissident : Face à la haine, Tipeee doit-il renoncer à sa neutralité ?
Le magazine Numerama vient de publier, le 25 juin, un long article intitulé « Fiscalité obscure, haine et conspirations : les ombres de Tipeee, le meilleur ami des YouTubeurs ». Il traite de la face sombre de la plateforme française Tipeee, qui permet aux internautes de « laisser un pourboire » (« to tip » en anglais) à près de 21 000 créateurs de contenus, en particulier des vidéastes œuvrant sur YouTube. Je passe sur l'aspect fiscal de l'article. C'est l'autre aspect qui m'a interpellée, celui qui traite des contenus que Tipeee, selon Numerama, devrait censurer.
La journaliste stagiaire Fleur Labrunie pointe du doigt ceux qu'elle nomme les "créateurs de haine" et aussi les "conspirationnistes". Dans la première catégorie, elle cite le Raptor Dissident et Yann Merkado (racialiste, opposé au métissage), qui publie sur le site d’extrême droite Suavelos (aux côtés notamment de Daniel Conversano). Dans la seconde catégorie, elle cite Nuréa TV, une Web TV centrée sur le paranormal, L’esprit Viking, Stop Mensonges, Thierry Casasnovas, et Patrice Pooyard, auteur du documentaire La Révélation des Pyramides. Ce qui dérange la journaliste de Numerama, c'est que ces contenus soient financés par les contributeurs Tipeee. Sans ce financement, ils pourraient enfin disparaître.
Elle déplore que les auteurs qui ont été bannis de YouTube ne le soient pas de Tipeee. Ainsi, Yann Merkado a été suspendu de Twitter, de YouTube et l’est régulièrement sur Facebook ; mais Tipeee ne l'a pas encore banni, ce qui constitue selon elle une anomalie. Sur ce sujet, le directeur général de Tipeee, Samuel Nomdedeu, a un discours clair. Face aux plaintes qu'il a déjà reçues, concernant la présence de personnalités controversées comme le Raptor Dissident, il avance l’argument de la neutralité des plateformes sur internet :
« N’importe qui a le droit de créer une page Tipeee. À partir du moment où nos règles et conditions générales sont respectées et que personne n’a été mis en cause par la justice française sur un contenu, nous n’avons pas vocation à sélectionner les créateurs en fonction de ce qu’ils pensent. Nous ne sommes pas politisés, nous n’avons pas vocation à faire de l’éditorialisation, nous sommes un outil de collecte. »
« La liberté d’expression est donc au cœur de leur activité », écrit la journaliste, en semblant le regretter. Marie Turcan, rédactrice en chef adjointe de Numerama, ne fait pas, quant à elle, mystère de son opinion sur la question : la neutralité des hébergeurs, c'est dépassé, il faut l'enterrer.
Du côté responsabilité morale, on a un site qui prône la "neutralité" à l'heure où plus aucune plateforme (Fb, Twitter, etc) n'oserait le faire. Résultats : des chaînes qui prônent la haine et soutiennent le cyberharcèlement se financent notamment grâce à Tipeee. pic.twitter.com/WA3lTOLvMt
— Marie Turcan (@TurcanMarie) 25 juin 2018
Plusieurs Youtubeurs contactés par Numerama pointent « les lacunes de la justice française. D’après eux, si les contenus problématiques étaient plus souvent et mieux condamnés, Tipeee serait moins frileux à l’idée de faire fermer ces pages ». En effet, comme le dit Samuel Nomdedeu, qui ne prétend pas se substituer à la justice : « Si même la justice française ne condamne pas des contenus ou des personnes, ce n’est pas nous qui allons le faire. »
L'article évoque ensuite, avec une certaine bienveillance, la recours de plus en plus fréquent à la « censure privée », c’est-à-dire lorsque des acteurs privés se substituent à l’autorité judiciaire. Et la journaliste de s'interroger : « faut-il continuer à condamner (de manière lente et souvent insuffisante) les sites hébergeant de la haine ou faut-il, à l’aide d’une législation, leur conférer pouvoirs et devoirs renforcés ? »
De telles prises de position pourraient surprendre si l'on oubliait ce que nous rappelle Wikipédia, à savoir que Numerama a changé de ligne éditoriale depuis le départ, en octobre 2016, de son fondateur Guillaume Champeau : à ce moment-là, le site « s'éloigne de son orientation libertaire, alternative et adepte du logiciel libre pour s'ouvrir à de nouvelles thématiques sur la science, l'économie numérique et la pop-culture (films, musique, séries télévisées), avec un focus sur l'actualité des entreprises de la Silicon Valley ».
Les lecteurs de cet article, notons-le, ont majoritairement exprimé leur désapprobation dans les commentaires :
Ce qui dérange aussi Numerama, c'est que des contenus conspirationnistes ou pseudo-scientifiques soient rangés, sur Tipeee, dans la catégorie « Journalisme ».
Bonus : alors que les députés français travaillent sur une définition de "fake news" (🙄) de nombreuses chaînes YouTube conspi se financent également sur Tipeee (et sont mises en avant dans la catégorie "journalisme") pic.twitter.com/OoU4R4Xdqk
— Marie Turcan (@TurcanMarie) 25 juin 2018
Ainsi, lorsque l’on clique sur la catégorie « journalisme » de Tipeee, Nuréa TV apparaît parmi les 10 premières occurrences. Si l'on visite ce site, on se trouve en présence de contenus sur les lignes de la main, les crop circles, la télépathie, l'ufologie, les vies antérieures, les fleurs de Bach, ou encore les êtres spirituels, « qu’ils soient intra-terrestres, solaires, angéliques et archangéliques, devas, maîtres ascensionnés, dragons ou encore galactiques… » Difficile en effet de parler de journalisme avec de tels sujets, qui semblent assez peu sérieux et relèvent plus de la foi que de l'enquête expérimentale et rationnelle.
Si l'on peut être d'accord pour dire qu'il y a un problème de catégorisation de ces contenus sur Tipeee, faut-il pour autant souhaiter qu'un site comme Nuréa TV ne puisse plus être financé par son public, comme semble le faire Numerama ?
« D’autant plus qu’une proposition de loi très discutée est actuellement étudiée par les députés français, et définit ainsi une fausse information : "Toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable constitue une fausse information". Le faux semble proliférer sur ces pages. »
La journaliste de Numerama ne se rend peut-être pas compte de l'énormité de son propos, consistant à vouloir interdire l'expression du faux, ou du non vérifiable. Car, à ce titre, il faudrait interdire l'expression des religions (autrement plus invraisemblables que la plupart des théories du complot), de toutes les spiritualités, voire même des scientifiques anticonformistes, pourtant essentiels au progrès de l'humanité, comme l'explique un article de la biologiste Amandine Bery, paru le 25 février 2018 dans The Conversation :
« Parmi les chercheurs, ils sont peu nombreux à remettre en cause les dogmes et à prendre le risque d’être attaqués, voire marginalisés par leurs pairs. L’histoire est riche, pourtant, de ces scientifiques qui, comme Albert Einstein ou Marie Curie, sont sortis des clous et ont révolutionné leur discipline.
La sélection naturelle semble privilégier le conformisme chez les individus. En même temps, l’évolution préserve une minorité aux idées hors normes, dont la créativité pourrait bien conditionner, ni plus ni moins, la survie de l’espèce. Le mathématicien Cédric Villani et l’ingénieure Thanh Nghiem appellent à valoriser ces individus atypiques. Ils estiment que ceux qu’ils ont rebaptisés les « crapauds fous » sont les plus à même d’inventer de nouveaux modèles dans un monde secoué par le changement climatique, le bouleversement numérique et le terrorisme.
(...) Parmi les chercheurs d’aujourd’hui, on voit se dessiner des profils dont les idées suscitent des réactions de rejet chez leurs confrères. Notamment dans des domaines polémiques comme celui de la maladie de Lyme, infection de plus en plus fréquente transmise par les tiques. Un scientifique solide comme Christian Perronne, spécialiste des maladies infectieuses et tropicales, se retrouve par exemple sous le feu des critiques parce qu’il réclame la reconnaissance d’une forme chronique de la maladie.
Pendant une dizaine d’années, ce professeur à l’université de Versailles-St Quentin en Yvelines a mené un combat solitaire, dénonçant l’abandon dans lequel se trouvaient les personnes souffrant d’une maladie de Lyme non soignée. (...)
À l’automne 2016, l’annonce par le gouvernement d’un plan de lutte contre la maladie de Lyme est venu confirmer les positions de cet iconoclaste. (...)
L’histoire des sciences montre (...) l’importance des anticonformistes pour le progrès des connaissances. (...) On peut espérer que les neurosciences nous viennent en aide pour mieux repérer de tels individus et, à terme, stimuler le progrès scientifique. »
N'offrir la liberté d'expression qu'à ceux qui disent ce qui est déjà reconnu comme vrai, ou ce qui est déjà vérifiable, c'est se priver de tout progrès futur. Le totalitarisme du (déjà-) vrai serait mortifère. Bien sûr, pour un anticonformiste de génie, qui fera faire un pas de géant à l'humanité, il y aura pléthore d'anticonformistes sans talent, délirants, voire dangereux. Mais qui peut faire a priori la distinction ? Personne, et certainement pas une armée de fact-checkers (ces derniers ne pouvant départager le vrai du faux que dans le cadre du déjà-connu).
Et même pour les farfelus, quel mal y a-t-il à ce qu'ils s'expriment, discutent ? « L’esprit Viking, nous dit-on, gagne 245 euros par mois pour produire des vidéos promettant "révélation sur l’histoire occultée de l’humanité, divulgation sur la science des anciens bâtisseurs". » Et alors, serais-je tentée de demander ? A qui fait-il du mal avec ses théories ? Les hommes n'ont-ils pas toujours eu le besoin d'explorer les possibles, de voir « le monde en d'autres perspectives », quitte à finir dans des impasses ? Dari Beliakhov, un historien débunker, se lamente lui aussi : « Quand je vois comment Tipeee réagit face au contenu haineux, si je leur dis qu’il y a des gars sur leur plateforme qui affirment que des aliens ont créé les pyramides je pense qu’ils vont me dire : ‘ Dommage, tant pis‘. » C'est en effet la seule réponse raisonnable.
Soyons clairs : tous, autant que nous sommes, nous ne supportons pas les gens qui ne pensent pas comme nous, et en particulier ceux qui ne croient pas à la même réalité, qui mettent en cause ce qui nous semble le mieux établi ; cela nous est insupportable. Nous rêvons de faire taire tous ces hérétiques, car ils nous semblent dangereux, oubliant un peu vite que l'on est tous l'hérétique de quelqu'un. Bien sûr, il faut toujours être vigilant, certaines croyances alternatives pouvant mener à des dérives sectaires. Il faut donc être prudent, et débunker si l'on veut, mais certainement pas souhaiter que les créateurs aux idées marginales dépérissent faute d'un financement qu'on aura rendu impossible. Ce serait tourner le dos à nos idéaux démocratiques. Débattre et débunker est certes fatigant, difficile, d'autant que ça ne suffira jamais à convaincre tout le monde. Mais, comme disait le poète Rilke : « Il faut se tenir au difficile, tout ce qui vit s'y tient. »
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