L’état d’urgence n’est pas un coup d’état - mais ça viendra
Un blogueur ami s'interroge avec pertinence sur la possibilité que l'état d'urgence puisse conduire à repousser un scrutin majeur comme l'élection présidentielle, ce qui "conduirait de facto à un coup d'état".
Au niveau des textes, l'état d'urgence ne donne de pouvoirs spéciaux essentiellement qu'au ministère de l'Intérieur et à ses échelons déconcentrés, dont les décisions ne sauraient s'imposer à des autorités de niveau supérieur au ministre de l'Intérieur ou entraver le fonctionnement d'institutions hiérarchiquement supérieures. Par ailleurs l'état d'urgence entend faciliter par des mesures temporaires les actes de maintien de l'ordre, dans le cadre de la légalité et pour une durée limitée. A un niveau supérieur, celui du président de la République, même les pouvoirs exceptionnels prévus par l'article 16 de la Constitution excluent la dissolution de l'Assemblée nationale ou le dessaisissement de l'Assemblée ou du Sénat, et sont réexaminés par le Conseil constitutionnel, sur demande des parlementaires ou de plein droit après soixante jours. Ces états d'exception (comme l'état de siège prévu par l'article 36 de la Constitution) ne mettent donc pas fin à l'état de droit. Et en ce qui concerne précisément les élections (y compris régionales), seul le Conseil constitutionnel peut en modifier le calendrier. On parle là bien sûr de la Ve République, un cadre certes relatif puisque son président vient de confesser qu'il faut modifier la Constitution actuelle, à ses yeux inadaptée au nouveau contexte révélé par une association de huit malfaiteurs.
Car au niveau des principes, le seul dogme de base inchangé en France depuis la Révolution, à travers les (sauf erreur) 22 constitutions qu'a connues le pays en 225 ans, c'est que la souveraineté appartient à la Nation ; mais c'est un principe, pas un mode opératoire. La démocratie, mot peu prioritaire au XIXe siècle mais consacré au XXe, est un idéal dont tout essai d'application concrète est par définition imparfait, et n'exclut pas la pratique du coup d'état, la volatilité du bon vouloir de la Nation s'accommodant mal de la rigidité d'une constitution écrite. Par exemple les moralistes attachés aux principes estimeront que le président de la République doit tenir compte du changement d'opinion exprimé par une victoire écrasante du Front National aux élections régionales en nommant un premier ministre de ce parti pour changer de politique, et les constitutionnalistes attachés aux textes estimeront au contraire que le président de la République a été élu en connaissance de cause pour mener pendant tout son mandat une politique socialiste indépendamment des fluctuations de l'opinion exprimées dans des scrutins à finalité distincte. Faute de source d'autorité supérieure à la volonté de la Nation les deux positions sont défendables, celle des idéalistes tenants de la révolution permanente comme celle des pragmatiques tenants de la stabilité par mandats périodiques, celle des sans illusion qui pensent que la Nation est inconséquente et qu'il faut respecter ses moindres sautes d'humeur comme celle des croyants qui pensent que la Nation est responsable et qu'il faut la tenir aux engagements qu'elle prend pour une période déterminée. Invariablement les petits différends de début de période entre moralistes et constitutionnalistes divergent en oppositions irréconciliables avec le temps, dont l'issue est fatalement le coup d'état. Invariablement aussi, après le coup d'état les moralistes du régime précédent se divisent entre ceux qui se satisfont du nouveau texte et ceux qui prônent toujours la révolution permanente, et les constitutionnalistes du régime précédent se divisent entre ceux qui reconnaissent la légitimation du nouveau texte et ceux qui veulent revenir au précédent. Et le fait est que le coup d'état, pratiquement inconnu en France pendant huit siècles, est devenu l'une des modalités courantes de changement de régime depuis deux siècles, généralement suivie d'une légitimation a posteriori sous une forme ou une autre, de valeur évidemment aussi relative que la légitimation du régime précédent, faute de principe de légitimité transcendant supérieur à la volonté du souverain (la Nation). Si l'on inclut dans la définition du coup d'état non seulement la prise de pouvoir (ou son changement autoritaire de forme) mais également l'abus formel de pouvoir, c'est-à-dire la violation de la constitution (comme l'entrée en guerre non autorisée par le Parlement en 1999) et l'abus spirituel de pouvoir, c'est-à-dire la violation de la volonté souveraine de la Nation (comme la ratification reformulée en 2007 d'un traité rejeté par référendum en 2005), ainsi que la modification permanente, en comités censitaires restreints, d'une constitution approuvée par référendum universel direct, le coup d'état permanent en douceur a pris la place du coup d'état brutal classique du type de ceux du colonel de Gaulle, comme son dernier opéré "à l'amiable" en 1958 sous la menace de l'opération Résurrection préparée comme plan B.
La faiblesse congénitale de la république au sens français est que sa seule légitimité est la constitution, or par définition tout ce qui est constitué peut être destitué : si on admet que quelques élus ou une masse constituante peuvent écrire un texte suprême, on doit accepter que les mêmes ou leurs successeurs puissent l'amender, le rejeter ou en écrire un autre. Du point de vue des sources du droit et de la solidité conceptuelle de l'Etat, ces textes dictés ou votés ne sauraient être comparés avec des Lois Fondamentales accumulées siècle après siècle par la coutume et qu'aucun Roi, aucune Assemblée et aucun Parlement ne pouvait modifier seul et par écrit (au plus tenter d'interpréter à leur niveau). Après plus de deux siècles on ne peut que constater comme un fait, sans préjudice d'opinion, que l'Ancien Régime certes évolutif est aujourd'hui cité au singulier, alors que peu de politiciens ou juristes sont capables de compter avec assurance combien de nouveaux régimes se sont succédés en deux siècles, généralement au moyen de coups d'état ("révolutions" comprises).
Un recensement rapide montrant d'ailleurs que les régimes constitutionnels français ne résistent pas aux guerres et aux crises majeures (l'unique exception ayant été la IIIe République), l'actuelle Ve République, dont huit assassins et cent trente morts semblent imposer au président une révision constitutionnelle, devrait effectivement se terminer, comme les autres, par un coup d'état.
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