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Accueil du site > Actualités > Politique > L’impossible mission de JJSS

L’impossible mission de JJSS

« On le croisait dans les escaliers car il ne prenait jamais l'ascenseur. (…) Il dégageait un magnétisme puissant que l'on appelle le charisme. Silhouette musclée, regard d'azur, sourire ravageur, mais trop rare, encadrant deux fossettes. Cheveux blonds épais comme de la moquette, je lui trouvais un faux air d'Herbert von Karajan, dont il avait le gabarit. » (Catherine Nay, 2019).

L'ancien patron de presse Jean-Jacques Servan-Schreiber est né il y a 100 ans le 13 février 1924 à Paris (il est mort le 7 novembre 2006 à Fécamp). C'est l'occasion de revenir sur cet ovni furtif de la vie politique et médiatique qui a considérablement remué les méninges à défaut des électeurs. Après l'élection de John F. Kennedy à la Maison-Blanche en 1960, il y a eu beaucoup de candidats à vouloir prendre ce rôle dans le monde au milieu des années 1960 et au début des années 1970, dans un mélange de dynamisme, jeunesse, modernité, audace, ambition surtout, et dépassement des lignes (nouvelles frontières).

En France, le premier fut Jean Lecanuet qui avait surpris tous les observateurs avec son bon score à l'élection présidentielle de 1965, conduisant à mettre en ballottage le Général De Gaulle. Il était alors surnommé "dents blanches" tandis qu'il était un jeune agrégé de philosophie et valait mieux que sa communication politique. Un peu plus tard, Valéry Giscard d'Estaing a pris ce rôle, lui aussi, intellectuellement brillant, en menant en 1974 une campagne présidentielle moderne et avenante, présentant sa famille, sa femme, une de ses filles, aux médias, etc. (à l'époque, il était très en avance sur son temps politique). Jean-Jacques Servan-Schreiber, alias JJSS, a, lui aussi, voulu ce rôle du Kennedy français, entre les deux candidats à l'élection présidentielle cités précédemment. Il venait juste de rencontrer JFK et écrivait avec emphase en octobre 1962 : « Kennedy, je suis dans sa peau, dans son cerveau. Je le sens, le pressens. Je pourrais vous dire comment bat son cœur, comment fonctionne son cerveau, comment il réfléchit, comment il décide. Ah, ce Kennedy ! Croyez-moi, tous les candidats y pensent ! ».

Avec emphase et avec beaucoup moins de succès que les deux autres. Car Jean-Jacques Servan-Schreiber était avant tout un flambeur. D'un charisme fou, d'une grande éloquence, il brûlait tout ce qu'il touchait. Il était, lui encore, un grand intellectuel et il serait difficile de résumer son existence sinon qu'elle fut principalement intellectuelle : personnage politique sur le tard, il était d'abord un grand journaliste, très rigoureux, un patron de presse (avec l'aventure de "L'Express" avec Françoise Giroud, autre grande journaliste et également personnage politique sur le tard, qui a toujours nourri une certaine jalousie à son égard, jalousie affective, mais aussi intellectuelle) ; il était aussi un écrivain (essayiste), un sociologue, un polytechnicien (mais il n'a jamais été un ingénieur), un politologue, un penseur des temps contemporains tentant d'introduire la modernité technologique des États-Unis des années 1960 en France (notamment avec son livre très lu "Le Défi américain" sorti en 1967 chez Denoël, devenu un best-seller mondial).

Très proche de Pierre Mendès France dont il épousait les combats dans les années 1950 et son collaborateur lors PMF était Président du Conseil, proche de François Mitterrand, Jacques Duhamel, mais aussi de Valéry Giscard d'Estaing qu'il a côtoyé à Polytechnique, JJSS a eu la grosse tête très tôt, éditorialiste de politique étrangère au journal "Le Monde" dès 25 ans par sa bonne connaissance des États-Unis (il y avait suivi une formation de pilote de chasse entre 1943 et 1945 après avoir rejoint De Gaulle). En 1953, il a créé "L'Express" et est devenu un riche patron de presse qui payait très bien ses journalistes. "Le Défi américain" l'a amené à parcourir le monde, sautant de conférences en conférences. À cette époque, il a développé un très grand réseau international. Alors que la classe politique était encore très franco-française, lui prenait du recul, faisait de très brillantes analyses dans une perspective planétaire, prônait une Europe fédérale, etc.

Inutile de dire que JJSS était très imbu de sa personne, égocentrique, monomaniaque (il ne pensait qu'à un seul sujet à la fois pendant une journée ou une semaine et n'écoutait pas le reste), invivable, dépensier (il a toujours vécu au-dessus de son niveau de vie et a coulé son bijou économique qu'était "L'Express"), il n'avait aucun sens de l'humour (perte de temps selon lui), mais au moins, il était très moderne dans les considérations avec les femmes, déjà par Françoise Giroud qui a tenu l'hebdomadaire d'une main de fer, mais aussi en recrutant de très jeunes filles journalistes (comme Catherine Nay pour suivre les gaullistes, Irène Allier les centristes et Michèle Cotta la gauche) pour étoffer son prestigieux service politique, service qui, généralement dans les journaux, était la chasse gardée des vieux mandarins journalistes hommes.

D'où cet hommage de Catherine Nay à JJSS : « L'idée de mettre des femmes au service politique n'était pas une idée de Françoise [Giroud], mais la sienne. Elle avait acquiescé à sa suggestion, bien sûr, comme toujours. Mais avec un fond de réticence. Toute femme qui entrait au journal étant une rivale potentielle. L'initiative ne venait donc pas d'elle, comme beaucoup le croient encore. Jean-Jacques faisait confiance aux femmes. Sa relation avec sa mère, son association avec Françoise, en portaient témoignage. Pour la politique, il jugeait qu'elles étaient plus subtiles que les homme pour saisir et expliquer les comportements, les ressorts humains, tout ce dont les lecteurs du news magazine étaient friands. ».

La mère de JJSS, Denise Brésard, était élue maire de Veulette-sur-Mer à la mort de son mari, de 1967 à 1983. Il avait aussi une sœur Brigitte Gros qui fut élue sénatrice radicale de 1973 à 1985 et maire de Meulan (près des Mureaux) de 1963 à 1985. Une autre de ses trois sœurs fut l'écrivaine Christiane Collange récemment décédée (le 25 octobre 2023). Femmes et hommes dans la famille participaient à la vie intellectuelle et politique du pays (son père était le patron du journal "Les Échos", son frère Jean-Louis Servan-Schreiber était aussi un journaliste, son fils David Servan-Schreiber un psychiatre réputé, lui aussi auteur d'un best-seller, "Guérir le stress et la dépression, sans médicaments ni psychanalyse", vendu à 700 000 exemplaires, etc.).

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Dans son autobiographie "Si je mens..." sortie en 1972 (chez Stock), Françoise Giroud expliquait ce qui fascinait chez JJSS, qui s'y connaissait en servanschreibérologie puisqu'elle fut sa conjointe de 1951 à 1959 : « Jean-Jacques a cette façon particulière d'ignorer la face noire des autres, de jouer toujours leur face blanche, leur bon côté comme on dit. C'est le bon qu'il voit et non le mauvais et donc souvent, il a mis en lumière des richesses que les intéressés eux-mêmes ne savaient pas qu'il recelaient. C'est pourquoi les gens lui en veulent tant quand ils perdent, pour une raison ou pour une autre, le contact avec lui. C'est comme si un phare braqué sur eux cessait de les prendre dans son faisceau. D'abord, ça les repose d'être délivrés de lui mais ensuite, il ne lui pardonnent généralement ni de l'avoir connu, ni de l'avoir perdu et tout le noir remonte, comme une manière d'affirmation d'eux-mêmes contre lui. ».

Parmi les témoins de ses activités boulimiques, l'éditorialiste Catherine Nay qui s'est confiée sur lui dans le premier tome de ses mémoires, "Souvenirs, souvenirs..." sorti en 2019 (chez Robert Laffont). Elle racontait la très mauvaise image de JJSS parmi les journalistes de "L'Express" : « À les entendre tous, le patron était un type brillant, hors du commun sûrement, génial sans doute, mais très dangereux car complètement fêlé. Chaque semaine, l'équipe s'interrogeait tout haut sur ce qu'il allait bien pouvoir inventer, manigancer dans leur dos et qui risquerait de nuire au journal. Car pour JJSS, "L'Express" devait d'abord être l'instrument de son ambition politique. Et lui n'avait qu'un seul but : virer De Gaulle. Une obsession. Dans la rédaction, on craignait ses lubies extravagantes. ». Au point de comparer De Gaulle à Mussolini ou Franco (ce qui fit partir du journal François Mauriac, ulcéré au point d'appeler son ancien patron "Kennedillon").

Avec la crise politique de l'automne 1962 (référendum sur l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, dissolution de l'Assemblée et élections législatives anticipées), JJSS était convaincu que les Français dirait non à De Gaulle et aux gaullistes dont nombreux pensaient pareillement. Se sentant porté par une vague antigaulliste, il s'est présenté aux élections législatives dans le pays de Caux, mais ce fut un échec amer, largement battu par une vague au contraire gaulliste après le grand succès du référendum. L'échec fut cinglant mais ce n'était que partie remise.

En 1964, JJSS a fait une campagne de presse très active pour encourager la candidature du député-maire de Marseille SFIO, Gaston Defferre, un socialiste modéré qui pourrait se présenter contre De Gaulle en 1965 à la tête d'une coalition antigaulliste avec en ligne de mire Pierre Mendès France à Matignon. Cela ne s'est pas fait (aucun accord entre les centristes du MRP et les socialistes), mais cela a montré quand même qu'une campagne de presse pouvait influencer le débat politique (ce qui, aujourd'hui, est une lapalissade ; déjà à l'époque, dans les années 1960, on savait que la presse pouvait joué un rôle important dans le climat politique des années 1930, et même bien avant).

En 1969, la démission de De Gaulle, tant attendue par JJSS, l'a encouragé à faire activement de la politique. Pour l'élection présidentielle, il avait soutenu très fermement Alain Poher, le Président du Sénat qui s'était opposé à De Gaulle lors du référendum sur la régionalisation et le Sénat, si bien que lorsque Maurice Faure a repris le contrôle du parti radical, il a fait appel au patron de presse. C'était avant la scission du parti radical, en 1972, pour cause d'union de la gauche. René Billières laissait alors la présidence du parti à Maurice Faure le 29 octobre 1969 (il l'avait déjà eue de 1961 à 1965). Maurice Faure avait alors fait appel à JJSS pour redynamiser la cellule réflexion et programme, et comptait le nommer à la tête d'une commission de travail.

Jean-Jacques Servan-Schreiber négocia fermement : pour aider le parti radical, il voulait au moins le secrétariat général du parti. Ce qui fut fait le 8 novembre 1969, malgré la réticence des vieux caciques. JJSS phagocyta le parti, laissant inerte Maurice Faure (au point d'envahir jusqu'à son bureau), en se focalisant sur la rédaction du "Manifeste radical" (qu'il publia en janvier 1970 chez Denoël). Alors qu'il était de gauche, ce fut donc JJSS qui négocia le virage au centre droit du parti radical avec une troisième voie, « entre le conservatisme égoïste et le collectivisme étouffant ». Il allait dire plus tard : « La droite est à l'opposé même du libéralisme, du pluralisme, du respect de la concurrence. La gauche promet des changements sauf un, celui dont tout dépend : le système étatique. Entre cette droite d'État et cette gauche étatique, il n'y a qu'une différence artificielle ! ».

Les mesures que JJSS préconisait dans ce programme politique étaient très audacieuses, mais un peu fourre-tout, sans une cohérence globale, dont deux qui ont fait couler beaucoup d'encre à l'époque : un impôt de 65% sur les grandes fortunes pour empêcher leur transmission héréditaire, la fin des concours des grandes écoles (X, Normale Sup., Centrale, etc.) au profit d'une admission sur dossier.

Cette antienne anti-riches ne manquait pas de paradoxe chez JJSS qui avait un rythme de vie d'ultrariche, ne se déplaçant jamais sans son jet privé, séjournant dans des hôtels de luxe, etc., et toujours payé par "L'Express" qui commençait à déraper financièrement, jusqu'à devoir financer les campagnes électorales de son fondateur, ce qui a contraint JJSS à vendre "L'Express" à Jimmy Goldsmith en 1977. Catherine Nay a raconté alors un vœu du patron de presse : « [JJSS] exigeait d'être payé en partie en lingots d'or en Suisse. Suggestion évidemment rejetée par l'acheteur, qui en riait encore. Il n'en était même toujours pas revenu. Quel culot ! ». À cette époque, on parlait sans arrêt de JJSS et de ses propositions. Dans le même temps, il est devenu une deuxième fois père, et il a appelé son enfant Édouard, en référence au prénom de deux leaders radicaux illustres, Herriot et Daladier (Daladier allait mourir le 10 octobre 1970) !

C'était le moment JJSS. Au même moment, le député gaulliste de Nancy, avocat et ancien résistant Roger Souchal a démissionné de son mandat de député pour protester contre le tracé de l'autoroute de l'Est Paris-Strasbourg (qui passait par Reims et Metz et pas par Nancy). Son optique était claire : se faire réélire triomphalement député et faire pression sur le gouvernement, lui aussi gaulliste, pour changer le tracé. Mais de son côté, JJSS y a vu le moyen de se faire élire parlementaire. Il s'est installé à Nancy, avec femme et enfants, et a fait une campagne tous azimuts. Il a obtenu l'indispensable soutien du patron de "L'Est républicain", quotidien très influent à Nancy, et s'est fait élire député de Nancy le 28 juin 1970 avec plus de 55% des voix au second tour dans une triangulaire.

Son adversaire Roger Souchal n'a eu que 25% des voix malgré le soutien de poids lourds de la majorité, en particulier Albin Chalandon, Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Duhamel, Robert Poujade, Michel Poniatowski, etc. (il resta député jusqu'au 24 septembre 1978, réélu le 11 mars 1973 et le 19 mars 1978, mais cette dernière élection fut invalidée). JJSS se proclama alors député de Lorraine et ce n'était pas anodin puisqu'il allait un peu plus tard se faire élire président du conseil régional de Lorraine du 6 janvier 1976 au 10 janvier 1978, avant de laisser cette présidence régionale à Pierre Messmer (qu'il avait d'abord battu le 6 janvier 1976). La victoire législative de JJSS a été un véritable coup de tonnerre dans la classe politique.

Une autre élection législative partielle s'est présentée le 20 septembre 1970. Jacques Chabrat, le suppléant de Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux et Premier Ministre, qui était donc devenu député, est mort le 26 juillet 1970. Chaban-Delmas a décidé de se représenter dans sa circonscription pour conforter son image populaire. Alors qu'il était déjà député, et alors que François Mitterrand a convaincu son ami Robert Badinter de ne pas y aller, Jean-Jacques Servan-Schreiber s'est lancé le 30 août 1970 dans la bataille de Bordeaux, sous la sidération de ses amis mais aussi de son épouse, un peu à l'instar du général Boulanger qui s'était présenté au siècle précédent dans plus d'une dizaine de circonscriptions un peu partout en France au même scrutin (à l'époque, on en avait le droit).

Ce fut à Bordeaux l'affrontement de deux animaux médiatiques. JJSS s'est même permis d'aller à une conférence de presse de Jacques Chaban-Delmas et lui a affirmé que la future usine Ford, que Chaban-Delmas annonçait à Bordeaux, serait peut-être implantée à Charleville-Mézières, et il le prouvait puisqu'il en avait parlé de vive voix avec Henry Ford, le patron de la firme américaine (montrant ainsi qu'il côtoyait les puissants de ce monde). En fait, c'était déjà décidé bien avant la mort du suppléant et Chaban-Delmas avait eu raison de se réjouir. Ce fut l'échec complet puisque Jacques Chaban-Delmas, soutenu par le quotidien régional "Sud-Ouest", a été réélu dès le premier tour avec 63,5% des voix, JJSS seulement 16,6% alors qu'il tablait sur 30% et espérait avoir un second tour.

Revenons au parti radical. Maurice Faure soutenait (un peu obligé) le Manifeste de JJSS, mais pas du tout un autre homme qui comptait au parti radical, Félix Gaillard, ancien jeune Président du Conseil. Ce dernier envisageait de tenter de récupérer la présidence du parti radical et de prôner une alliance avec son ami Jacques Chaban-Delmas, alors Premier Ministre. Mais cet affrontement n'a jamais eu lieu, car Félix Gaillard a péri le 9 juillet 1970 au large de Saint-Brieuc à cause de l'incendie de son bateau. Le 17 octobre 1971, JJSS a été élu président du parti radical (il le resta jusqu'au 4 juillet 1975 puis du 15 mai 1977 au 16 octobre 1979).

Ce 70e congrès du parti radical réuni du 15 au 17 octobre 1971 à Suresnes fut crucial. L'affrontement a quand même eu lieu, très politique, entre JJSS et et finalement Maurice Faure. JJSS refusait toute alliance avec le parti communiste français et était donc contre l'union de la gauche et contre un soutien à François Mitterrand qui a initié cette perspective. Au contraire, il préconisait le rassemblement des radicaux avec les centristes du Centre démocrate de Jean Lecanuet au sein du Mouvement réformateur en vue des élections législatives de 1973 pour rompre avec l'hégémonisme des gaullistes (le Mouvement réformateur dura jusqu'à la création de l'UDF en 1978 ; c'était le précurseur de l'UDF). Sa motion fut majoritaire, avec 431 mandats contre l'autre logique, celle de Maurice Faure qui n'a recueilli que 237 mandats, rassemblant les partisans de l'union de la gauche. Le camp des radicaux minoritaires allait quitter le vieux parti radical quelques mois plus tard, pour fonder le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) sous la présidence de Robert Fabre, et signer le programme commun de la gauche. JJSS fut alors président du parti radical. Il avait un parti et un journal sous sa coupe !

Pour les journalistes de "L'Express", c'était très difficile à vivre : travailler avec un patron qui faisait de la politique. Parmi eux, seul Jean-François Kahn protestait ouvertement lors des conférences de rédaction, fustigeant leur manque d'indépendance (il fut rapidement viré du journal). "L'Express" offrait beaucoup trop de papiers à l'avantage de ses activités politiques, et JJSS voulait influencer de façon décisive aux législatives de 1973.

Voici ce que voyait à l'époque Catherine Nay : « Alain Duhamel, consultant politique de "L'Express", lui aussi avait été sollicité par JJSS. Il voulait qu'il écrive un papier dont il lui fixait lui-même le contenu : les réformateurs remporteraient 200 sièges aux législatives de 1973. Ce que bien sûr Alain avait refusé. En mars, les réformateurs obtenaient 34 élus. Un nombre suffisant pour constituer un groupe à l'Assemblée Nationale mais pas assez important pour y faire la pluie et le beau temps. ». En automne 1972, d'ailleurs, le groupe Hachette a lancé un hebdomadaire rival avec "Le Point" sous la direction d'un ancien de "L'Express", Claube Imbert. Beaucoup de journalistes ont alors migré pour se libérer de la mainmise de JJSS.

Tout était fait pour faire parler de JJSS pendant ces années-là. Ainsi, il choquait en considérant que le Concorde, pourtant succès français, était inutile et avait coûté beaucoup trop d'argent public (alors que lui-même coûtait très cher à son journal avec son standing !). Il disait ainsi aux élus gaullistes dans l'hémicycle, de manière polémique : « Votre objectif est de 140 Concorde vendus ne repose sur aucune réalité. La vérité, c'est que vous n'en vendrez pas un seul ! », après avoir prophétisé dans "Le Monde" en juin 1972 : « Choisir Concorde, c'est retirer à Airbus ses chances. ».

Aurait-il voulu se présenter à l'élection présidentielle ? 1974 était en tout cas probablement trop tôt pour lui. Il a tout de suite soutenu la candidature de Valéry Giscard d'Estaing, comme l'a fait également Jean Lecanuet. Les centristes allaient se réunifier par la Présidence giscardienne. Jean-Jacques Servan-Schreiber fut nommé dans le nouveau gouvernement de Jacques Chirac, Ministre des Réformes du 28 mai 1974 au 9 juin 1974. Pourquoi si court ? Parce qu'il a fait une boulette : antinucléaire, il a annoncé, sans concertation et sans mission pour le faire, la fin des essais nucléaires français. Jacques Chirac en profita pour l'évincer, et VGE, qui lui avait imposé JJSS, n'a pas pu l'en empêcher.

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Il faut dire que Jacques Chirac avait de quoi être énervé contre JJSS. Lorsque Valéry Giscard d'Estaing a reçu à l'Élysée Jacques Chirac pour lire son discours de politique générale, et éventuellement le corriger, il invita notamment JJSS qui, de huit ans son aîné, a joué au professeur de rigueur en lui infligeant des correction de certaines phrases. Ce qui lui donnait une importance politique beaucoup trop grande (et disproportionnée) et qui humiliait inutilement le Premier Ministre (là, c'était précisément le but de Giscard). Françoise Giroud, elle, qui avait pourtant soutenu publiquement François Mitterrand en 1974, a été nommée par VGE Secrétaire d'État à la Condition féminine du 16 juillet 1974 au 24 août 1976 puis à la Culture du 24 août 1979 au 30 mars 1977. Françoise Giroud ayant été nommée tardivement, les deux conjoints de l'ancien couple de "L'Express" n'ont donc jamais siégé ensemble au conseil des ministres.

Après son éviction du gouvernement en 1974, la vente de son journal en 1977, donc la perte en influence, et son échec aux législatives de 1978, Jean-Jacques Servan-Schreiber a perdu progressivement tous ses soutiens et devenait un homme politique isolé, même s'il fut l'un des fondateurs de l'UDF. Profondément européen, il aurait voulu se présenter sur la liste UDF conduite par Simone Veil en juin 1979, mais certains membre de la liste refusèrent. JJSS a fait un dernier baroud d'honneur, en se lançant quand même aux élections européennes en menant sa propre liste, "La cinquième liste : Emploi, Égalité, Europe", mais il n'a même pas réussi à convaincre 400 000 électeurs, recueillant seulement 1,84% des voix. Sur cette liste s'étaient présentés également Françoise Giroud (en numéro deux) qui démissionna de la vice-présidence de l'UDF pour l'occasion, René Mayer, et beaucoup d'élus locaux qui appartenaient plutôt au MRG.

Petit vécu de campagne européenne, une journée à Saint-Étienne, suivie par Catherine Nay : « Annoncée dans la presse locale, la réunion se tenait vers 11 heures au Sofitel de la ville. Quand nous sommes arrivés, il y avait quinze personnes environ dans la salle louée pour la circonstance, et Françoise et Jean-Jacques s'étaient installés sur une petite estrade, et lui s'était lancé dans un discours sur l'Europe éblouissant, comme s'il parlait devant une salle comble. Françoise ponctuait ses propos de remarques pertinentes. Un formidable tea for two. À la fin de l'exposé, Jean-Jacques s'est adressé à la salle : "Y a-t-il une question ?". Un gros homme s'était levé pour demandé d'un air rogue : "Qu'allez-vous faire pour le remboursement des lunettes ?". Surréaliste. À la fin de la réunion, nous avions repris la route, cette fois en voiture. J'étais assise devant à côté du chauffeur. Jean-Jacques et Françoise étaient à l'arrière. (…) Je les entendais rire, parler comme de vieux amants, si heureux de se retrouver. Ils étaient dans leur bulle, ce qui m'avait émue. Ce fut leur dernière escapade sentimentale. Leur liste allait faire un flop. Le soir des résultats, personne n'en avait même parlé. ».

À partir du début des années 1980, JJSS avait renoncé à la vie politique. Il publia un nouveau best-seller, "Le Défi mondial", sorti en 1981, qui se voulait être un précis de géopolitique de référence. Depuis le début des années 1970, JJSS a beaucoup agi pour renforcer l'utilisation de l'informatique ainsi que sa formation. Grâce à Gaston Defferre, il a obtenu la création du Centre mondial informatique et ressource humaine, un institut de recherches qui aurait été jugé très coûteux et peu efficace par la Cour des Comptes, et il est resté un "visiteur du soir" de l'Élysée sous François Mitterrand. Ruiné malgré l'argent de la vente du journal, à cause de ses campagnes électorales très coûteuses, la trajectoire politique de JJSS s'est terminé avec cet échec aux élections européennes (il avait abandonné la présidence du parti radical pour se présenter).

Atteint d'une maladie neurodégénérative dès les années 1990, JJSS s'est retiré discrètement de la scène intellectuelle, signant son dernier article en 1996, et est réapparu sur la scène publique seulement pour un hommage au général Jacques de Bollardière pour visionner un documentaire en 2001 et pour assister aux obsèques de sa complice Françoise Giroud en 2003. Tout feu, tout flamme, Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui a laissé deux livres majeurs de réflexion sur le monde contemporain (et six autres essais), a sans doute eu trop d'idées à la fois pour les exploiter toutes jusqu'au bout. Il reste qu'il a été une sacrée machine intellectuelle, précise et rigoureuse, et il est certainement le père du journalisme moderne, avec ses avantages et aussi ses défauts.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (11 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Françoise Giroud.
David Servan-Schreiber.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Moderne et boulimique.
Le précurseur.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Christiane Taubira.
Pierre Mendès France.
Clemenceau.
Émile Combes.
Henri Queuille.
Bernard Tapie.
Jean-Louis Borloo.
Olivier Stirn.

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16 réactions à cet article    


  • Clocel Clocel 15 février 09:26

    Un destin de gland qui pousse à l’ombre d’un grand chêne...


    • ZenZoe ZenZoe 15 février 10:31

      @Clocel
      Ah pardon, je viens juste de comprendre l’allusion au gland, je suis un peu lente aujourd’hui (l’âge aussi sans doute...)
       smiley


    • ZenZoe ZenZoe 15 février 09:32

      Un sacré coureur de jupons aussi, à l’ombre d’un grand chêne ou pas...


      • charlyposte charlyposte 15 février 15:07

        @ZenZoe
        Il eusse phallus l’enchaîner au chêne ! smiley


      • Gégène Gégène 15 février 09:37

        Visiblement, la catherinette Nay mouillait

        sa petite culotte en voyant le surhomme smiley


        • Seth 15 février 16:17

          @Gégène

          Elle était fasciné par les politiciens de droite, elle était maquée avec le bel Albin (Chalandon, pas celui des la Cage aux Folles) dont l’Histoire n’a pas retenu grand chose, plus personne ne sachant ce que sont les chalandonnettes, seule « œuvre » marquante de sa carrière terne..

          Par ailleurs sa tronche de bourge chaudasse « au regard de feu » pourrait laisser à penser qu’elle résistait difficilement à ses envies sessuelles à même les bureaux des salons de la république. smiley


        • Brutus S. Lampion 15 février 09:47

          Mathilde de Frise ( en fait, Mathilde van Friesland), reine des Francs (et non pas « de France » comme le dit cet article), est née en 1024, il y a exactement 1000 ans, et pas une seul article sur elle !.



          • rogal 15 février 09:51

            Définitivement Turlupin !


            • rogal 15 février 12:35

              @rogal
              Chirac dixit.


            • amiaplacidus amiaplacidus 15 février 11:18

              JJSS bavant d’envie devant les USA.

              Rakoto à genoux devant Macron, lequel Macron est en extase devant les USA.

              Dès lors, normal que Rakoto fasse le panégyrique de JJSS.


              • Seth 15 février 16:22

                @amiaplacidus

                Avec en exorde une citation de Nay, on est vraiment ici dans le nec plus ultra. smiley


              • ETTORE ETTORE 15 février 13:07

                Avec RââââKoto, on célèbre le « retournement des morts » !

                Il en as de la chance le Rakoto, avec ce pays devenu un véritable cimetière de TOUT en CAME-con.

                Il a trouvé le bon filon...

                Il enterre sur commande .....

                Déterre sans préavis...

                Exhume, sans gêne....

                Et suit une formation,, pour se spécialiser dans le bûcher...( Il a traversé la rue)

                Avant de finir, porteur de cendres de cette RipouxBliq mégot !


                • charlyposte charlyposte 15 février 14:57

                  @ETTORE
                  Comme quoi la vie après la mort n’est pas à prendre avec légèreté ! c’est du lourd smiley


                • charlyposte charlyposte 16 février 10:24

                  Et pourquoi pas OSS 117 ! smiley


                  • ETTORE ETTORE 16 février 13:18

                    @charlyposte
                    Où 007 dans « Mourir peut attendre »


                  • beo111 beo111 18 février 21:32

                    L’Express, dont l’édition numérique est hébergée aux États Unis d’Amérique :

                    https://www.lexpress.fr/outils/mentions-legales.html

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