Et si tout basculait vraiment ?
Pourquoi persister à soumettre la vie aux exigences de la production alors que celle-ci devrait être « subordonnée au déploiement des formes de vie » ? L’historien Jérôme Baschet prône un basculement hors du totalitarisme marchand par un « démantèlement de l’actuel système productif-destructif » afin de passer du « quantitatif de l’économie vers le qualitatif du bien-vivre de tous ».
Depuis un an, l’humanité a basculé dans un autre "ordre de réalité" (?) et se retrouve entraînée dans une spirale de « rupture », au bord d’un effondrement maintes fois claironné à l’envie par les déclinistes, effondristes et autres collapsologues - mais pas certain pour autant... Après avoir vécu sous la « dictature de l’urgence » amplifiée par ses « outils informatiques », l’espèce présumée humaine, mutante en homo digitalus voire homo illimitatus, se voit assignée plus que jamais devant ses écrans, en mode « télétravail » voire « téléprésence » dans le « meilleur des mondes » interconnecté. Serait-ce dans le chaudron refroidi d’une économie mise à l’arrêt.
Mais « l’essor fulgurant des pratiques numériques qu’a entraîné le grand confinement planétaire » s’avère un hallucinant pourvoyeur de dividendes pour les acteurs d’un « virtuel » qui n’en finit pas d’étendre son empire sur les vies et les libertés de chacun ainsi que sur tout le vivant.
Le « coeur battant du capitalisme »
L’historien médiéviste et contemporanéiste Jérôme Baschet enseigne depuis 1997 à l’Universidad Autonoma de Chiapas, à San Cristobal de Las Casas (Mexique). Il y expérimente un « modèle » zapatiste et des formes d’organisations alternatives pour faire advenir un monde postcapitaliste où il y ait « place pour de nombreux mondes ». Il s’agit, au-delà de la reconnaissance de « la multiplicité des mondes », de renouer avec une conscience commune tant du tissu d’interactions du vivant et d’interdépendances des écosystèmes que de notre condition planétaire. Or, « l’accélération de la mise en place de la connectivité généralisée (intelligence artificielle, robotisation, objets connectés, véhicules autonomes, smart cities, etc) » connue sous le nom de « révolution numérique » amplifie et achève la dévastation induite par la compulsion productiviste jusqu’au stade ultime de la « déréalisation ». L’industrie pétrolière n’est plus le « coeur battant du capitalisme » et la ruée vers les profits financiers n’est plus soutenue par une « production » réelle, mais par la dilapidation d’une énergie monétaire tirée sur l’avenir dont la charge fait ployer une armature d’irréalité pas moins écrasante - voire davantage que celle de la société thermo-industrielle en sursis, irriguée par les énergies fossiles... Si c’est toujours « demain qui paiera », comment le pourrait-il encore lorsque nos lendemains sans avenir qui déchantent déjà sont évidés de leur substance vitale ?
Pour autant, Jérôme Baschet se refuse à envisager le scénario fatal de l’effondrement total, quand bien même celui du système actuel serait d’ores et déjà acquise, compte tenu des chimériques « exigences de valorisation, de croissance et de maximalisme productiviste » d’un capitalisme prédateur. Pour l’ancien maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), « parler de basculement permet d’amplifier l’ouverture des possibles », une fois admise l’évidence que « la seule limite vraiment absolue du capitalisme, c’est l’extinction de l’humanité à laquelle, en effet, il pourrait bien conduire »...
Ce qui pose d’évidence et d’urgence la question des limites communes – comme celles de l’intolérable et de l’insoutenable, en principe communément admises mais bel et bien perdues de vue en quatre décennies... Pour conjurer cette possible extinction de l’espèce au sommet de la chaîne alimentaire, il serait pour le moins inutile voire contre-productif de tenter de spéculer sur les mirages d’une économie « décarbonée » ou d’un « capitalisme vert » qui ne feraient que précipiter l’artificialisation, la dégradation et la destruction du vivant et « pousser la pulsion d’illimitation » jusqu’à d’extrêmes folies transhumanistes.
Le « coup d’avance » du gamer compulsif est-il seulement envisageable à ce stade de décroissance et de délitement avancés ? Car la « transition énergétique », présentée comme « écologique », dissimule la face sombre de son coût environnemental, économique et humain : « Sous l’égide des logiques capitalistes, elle serait étroitement associée à une accentuation des processus de marchandisation, étendus plus encore qu’aujourd’hui à la nature elle-même »... La « numérisation totale des univers de vie » ne peut « verdir » ni escamoter comme par miracle l’étendue de ses dévastations – pas davantage que l’homo illimitatus ne pourra durablement faire ployer le réel à son désir d’illimitation : « On ne peut pas attendre de l’écologie du capital qu’elle soustraie la nature à la froide logique comptable de l’économie ; elle entend, bien au contraire, la lui soumettre plus complètement que jamais (...) Il est clair que la très particulière écologie du capital ne ferait alors que perpétuer voire amplifier le règne de la quantification et de la marchandisation, de la dépossession et de la perte de sens, de la vie appauvrie et de l’abrasement des mondes sensibles ».
Dans un système où l’on produit pour produire, « parce produire est la source du profit qui permet que le capital se transforme sans cesse en davantage de capital », il importe de réaliser enfin que « réparer le monde est le premier point d’ancrage du commun pour les multiples mondes qui l’habitent ».
Ainsi peuvent s’articuler limites communes, existence communale, bien-vivre et condition planétaire.
En finir avec la « société de la marchandise »...
Jérôme Baschet propose de désactiver la « matrice productiviste du capitalisme ». Celui-ci ne doit pas être appréhendé seulement comme un système économique mais compris comme un « type de société organisé autour de et pour la production marchande ». Comment faire advenir un « univers débarrassé de son impératif de croissance et de l’obligation d’innovation illimitée qui se retourne contre le vivant » si ce n’est par des « modes de construction qualitativement différents » de la réalité collective ? « Se décapitaliser » suppose de « rompre avec la centralité des déterminations économiques de la société de la marchandise », avec ses « logiques purement comptables » et sa « soumission au travail » ainsi qu’avec nos habitudes consuméristes. Cela suppose aussi de « se défaire d’ego hypertrophiés » par des pratiques d’auto-organisation collective, des capacités techniques éprouvées et des « subjectivités coopératives rompues à l’art de faire ensemble ».
Que reste-t-il quand s’est dissipé le mirage de « l’économie » ? Tout simplement la vie « des hommes et des femmes qui interagissent avec la matière du monde vivant et non vivant pour s’alimenter, se vêtir, créer des lieux habitables, se rencontrer et déployer la suffisance intensive du bien-vivre »... Il n’y aura pas de « sortie du capitalisme sans abolition du travail salarié et de la notion même de travail » : Jérôme Baschet y voit la condition préalable pour « restaurer l’unité du faire humain dans tous les domaines ».
L’auteur de Adieux au capitalisme (La Découverte, 2014) insiste sur l’urgence de « briser la logique de la valeur qui ramène tout à de pures quantités » et à la gouvernance par les nombres. Pourquoi exiger que sans cesse ni répit « l’argent investi se transforme en davantage d’argent » si cela ne contribue pas à l’amélioration de la condition humaine ? Suffirait-il, pour sortir de la « centralité écrasante » d’une économie dite « capitaliste », de considérer les décisions à prendre collégialement non plus comme « économiques » mais de les vivre en conscience comme de « véritables choix de vie » ? Cela supposerait un véritable saut de conscience quantique. Si elle permet de trancher les fils et le câblage de marionnette qui pèse sur les épaules et la colonne vertébrale de chacun, cette conscience-là serait le point d’appui et le levier pour une toute autre qualité de présence au monde, à la manière d’une naissance à soi et à l’altérité bien comprise...
Il existe déjà dans l’Etat de Oaxaca (Mexique) une telle manière de vivre un autogouvernement populaire « fondé sur un lien étroit au territoire » ainsi que sur des « pratiques de réciprocité et de construction du commun ». Cela s’appelle la « communalité » et se vit comme un « bien-vivre communal » dans cette convergence entre « capacité coopérative, art de prendre soin du collectif et épanouissement des singularités individuelles ». Ainsi, il y aurait, au-delà de « l’ici et le maintenant » dit « néolibéral », une vie désirable s’épanouissant en des espaces susceptibles d’être libérés en « mondes communaux » ?
Pour l’heure, cette vie désirable tente de s’affirmer en poussées saxifrages dans « les interstices de la domination économique » et de la compulsive dévastation productiviste en cours. Dans ce contexte de « restrictions » des « mobilités » et des « accès », la ruée vers de tels « espaces libérés » du Mexique ne serait guère soutenable.
En revanche, serait-il envisageable que ces temps de destruction et de confinement planétaire puissent être vécus aussi, dans un tout autre « ici et maintenant » respirant et libéré, comme ceux d’une révélation et d’un véritable « voyage intérieur » menant l’homme enfin chez lui ?
Jérôme Baschet, Basculements – Mondes émergents, possibles désirables, La Découverte, 256 p., 15 €
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