Glissement progressif de l’intolérable
Non, il ne s’agit pas d’un énième redondant pamphlet sur la violence dans les cités HLM de banlieues et sur le contrôle des minorités dites visibles. Cet article, veut démontrer le glissement progressif des interdits absolus dans les sociétés au cours des millénaires. . Ce que les anthropologues appellent les tabous absolus sont loin d’être figés, immuables et universels. Si certains sont encore d’actualité comme l’inceste, le parricide ou l’infanticide, à des degrés plus ou moins accentués de rejet, d’autres comme les interdits alimentaires ou l’atteinte à la religion et le blasphème sont plus ou moins intenses selon les cultures. Ils ont même quasiment disparu dans certaines sociétés, alors qu’ils se radicalisent dans d’autres.
Avec l’installation des pouvoirs absolus de type monarchique, le parricide suprême était devenu le régicide et par extension l’élimination physique du chef. Ceux qui ont encore des notions d’histoire se souviendront du supplice de Ravaillac et de celui de Damien. Mais l’Angleterre, puis la France ayant décapité leur roi, ce genre de pratique n’est plus un interdit presque divin, mais la revendication légitime de se débarrasser d’un tyran ou supposé tel. Et de nos jours, si l’on prend des risques en caricaturant le Prophète, on peut aisément parodier Sarkozy (quoique, mais on ne risque pas la potence !).
L’Occident a basculé d’un coup, en 1945, avec la chute du nazisme. Hitler, qui avait été soutenu, supporté, aidé financièrement et politiquement lors de sa « résistible ascension » et pas uniquement en Allemagne, est devenu après le 8 mai 1945, le symbole extrême du mal. Plus jamais l’horreur, l’holocauste et une telle négation de l’humain. Celui à qui les grands leaders démocrates serraient la main sans retenue, est devenu en un jour un misérable, pour ne pas dire un monstre. Longtemps dans les journaux, au cinéma, à la télévision et dans les manuels scolaires, Hitler fut l’incarnation du mal intégral. Un mal qui n’avait jamais, disait-on atteint un tel sommet d’horreur et que personne ne pourrait par la suite égaler (on a vu). D’autres génocides avaient été perpétrés (Arméniens, Amérindiens, Aborigènes, …), il y en eu d’autres après, mais on trouvait toujours quelqu’un pour le nier ou le minimiser. Afin d’empêcher que pareille chose puisse concerner le nazisme, les législateurs décidèrent de créer des lois contre le négationnisme. Il fallait coûte-que-coûte, maintenir le tabou.
Si depuis quelques années, Hitler n’est pas absous, la haine à son encontre n’est plus aussi prégnante. Le temps a fait son travail d’oubli et la société est plus préoccupée et émue par des phénomènes non historiques la concernant. Certains ont cru pouvoir remplacer la lutte contre le nazisme par la condamnation de l’esclavage comme centre de cristallisation du rejet, mais jusqu’à présent leur succès est mitigé. L’esclavage, c’est encore plus lointain, et le « devoir de mémoire » s’émousse face aux petits et grands inconvénients du quotidien.
Le parricide a aussi perdu de son intensité dans la réprobation. Désormais, il est tombé dans le domaine du compréhensible, si ce n’est de l’excusable. Celui qui tuait son père était passible des pires supplices, il y a encore deux siècles, puis du bagne ou de la perpétuité il y a encore quelques décennies. Les vieux ont encore en mémoire la très médiatisée affaire Violette Nozière, présentée alors comme un monstre par les parents à leur progéniture. A la moindre désobéissance, la moindre faute vénielle, pour employer une terminologie chrétienne, les parents disaient d’un ton sentencieux et pontifiant : « Tu finiras comme Violette Nozière ! ».
Aujourd’hui, avec un bon avocat particulièrement vicieux et retors, celui ou celle qui tue son paternel a de fortes chances de s’en tirer avec une peine peu lourde, voir un acquittement. L’avocat plaidera avec des trémolos dans la voix, que la victime était une brute incestueuse ou un sadique qui n’arrêtait pas de frapper. Et s’il est trop difficile de prouver l’inceste ou les coups, il insistera sur la « cruauté mentale » subie par le meurtrier pour obtenir l’acquittement ou une peine de principe. Il faut désormais avoir liquidé son père au marteau, l’avoir découpé à la scie sauteuse et dissous les morceaux à l’acide chlorhydrique pour risquer une incarcération prolongée.
L’infanticide, quand il est le fait de la mère, qu’elle ait ou non congelé sa marmaille, reçoit lui aussi la même mansuétude et compassion. Une armada de psychiatres et de psychologues est fin prête pour assister les mères infanticides, qui obligatoirement présentent des troubles de la personnalité, de l’affectivité, hormonaux, sexuels ou des conflits insurmontables à l’intérieur du couple. Par contre l’homme qui tue l’un de ses gosses en prendra un maximum, même si c’est plus ou moins accidentel. Le concubin violent, n’en parlons même pas, il sera tout de suite soupçonné de pédophile.
Voilà, le mot est lâché. Le mal absolu de nos jours ce n’est ni Hitler, ni le massacre d’une vieille pour lui tirer son sac à l’arraché (Stefan Guillon a fait un sketch très percutant sur le thème), non le mal impardonnable, inexpiable est devenu désormais la pédophilie. Et là, plus aucune nuance. Autant, on comprend l’indignation devant un criminel ayant violé un enfant de trois ans, un pervers ayant égorgé une adolescente après l’avoir séquestrée et abusée, mais ça ne s’arrête pas là. L’exhibitionniste en imperméable, très souvent inoffensif, est l’égal de Landru ! L’hystérie anti pédophile ne s’est pas calmée après le fiasco d’Outreau qui a jeté au cachot et à la vindicte populaire des innocents qui ont croupi pour rien des mois et des années en prison. Le juge Burgeaud était loin d’être un génie de la magistrature, mais il avait derrière lui la quasi-totalité de l’opinion publique, une armée d’experts qui croyaient en la sacro-sainte parole de l’enfant. Celui qui a fait maintenir en détention un présumé coupable parce qu’un gamin perturbé avait dessiné « une musaraigne avec une grosse queue » comme unique preuve accablante contre l’un des prévenus a aussi une large part de responsabilité dans ce fiasco. Et cela n’a pas suffit à calmer le jeu. Ca continue jour après jour, comme si chaque curé s’enfilait systématiquement un môme entre deux messes. Polanski n’a pas à être fier de ce qu’il a fait, mais il ne joue pas dans la même catégorie que Marc Dutroux. Quant à Ribéry, il est à des années-lumière des exploits de Fourniret.
Mais, pensez-vous, il ne s’agit là que de crimes exceptionnels ou de faits divers mettant en scène des personnalités. Détrompez-vous, la traque au pédophile a gagné toute la société. Que d’enseignants vont la peur au ventre au collège avec l’angoisse permanente d’être accusé à tors d’un geste déplacé. Quel professeur oserait parler seul à seul avec un ou une adolescente dans une pièce dont la porte est fermée ? Qui oserait monter seul dans un ascenseur avec un élève ? Qui pourrait décoincer le prépuce d’un élève du primaire ou de maternelle coincé dans une fermeture éclair, sans demander la présence d’une infirmière scolaire, si ce n’est du SAMU ?
Les parents qui, il n’y a pas si longtemps, prenaient des photos de leurs gamins tout nus à la plage ou à la piscine sont des inconscients. Si jamais ils envoient un de ces clichés à des amis, ils risquent d’être accusés de diffusion de fichiers pédophiles. Donc, si vous avez le temps, brulez dès que possible les photos sépia de votre grand-oncle ou de votre grand-père nus sur une peau de bête quand ils étaient bébés, sinon, gare à la perquisition. Et dans la foulée, déchirez les photos et posters de David Hamilton avec des adolescentes à peine pubères et foutez au feu la cassette du film de Louis Malle, « la Petite », celle des « Valseuses », ou « Nea » de Nelly Kaplan, ainsi que vos livres de Matzneff, Gide ou Roger Peyrefitte, avant d’avoir des ennuis.
Mais la crainte et la condamnation de la pédophilie n’auront qu’un temps. Dans peut-être une dizaine d’année, la panique aura probablement disparue. Pour être remplacée par une autre, bien évidement, avec ses oukases et ses mots d’ordre vengeurs ; le tabou cimente un peuple. Depuis quelques années, nous voyons insidieusement poindre une nouvelle forme d’anathème qui fait son chemin, le crime contre la nature ! Et dans ce cas non plus, on ne fera pas dans le détail. On mettra dans la même charrette le pétrolier qui pollue deux cents kilomètres de côtes et l’incivique qui n’aura pas fait correctement son tri sélectif ou qui aura tiré une palombe dans le Sud-ouest. La société a besoin de catalyser ses peurs sur des archétypes de monstres pour garder sa cohésion. Quand il n’y plus de sorcières à bruler dans une société, il faut s’en créer au plus vite.
PS : Pour ceux que le titre interroge, il s’agit bien évidement d’une allusion à Alain Robbe-Grillet. Certains remarqueront aussi celle faite à Brecht !
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