Mardi 2 juillet 22 heures 15, France-Culture. Cloturant le journal d’information, le journaliste nous rappelle la « nouvelle essentielle » de la journée : la libération d’Ingrid Bétancourt.
Souvenir soudain d’un lointain matin du 10 novembre 1991. Attablé dans un café parisien je me réveille doucement quand face à moi un client me hèle. "Ca vous fait quelque chose à vous, la mort de Montand ?" me demande-t-il. C’est Jean Edern Hallier. "Non, lui répondis-je, après une courte réflexion. Et vous ?" Il réfléchit à son tour. "Moi non plus", et se remet à écrire.
Nous assistions alors, inconscients pour la plupart, à l’émergence d’un phénomène et d’une posture encouragés par les médias défaillants, et qui n’ont cessé de croître depuis : le culte des personnages publics.
C’est à cette période en effet que nous commençâmes de nous habituer à la confusion des genres : public/privé, politique/spectacle, nécessaire/secondaire, vital/accessoire, etc. Très longue serait une liste exhaustive.
Désormais nous avons accepté que ces frontières fussent floues, et souvent nous en jouissons, trouvant dans la critique même de ce mécanisme matière à l’encourager.
Ainsi en est-il de ces images volées à l’intimité du chef de l’Etat, lors de la préparation de son allocution télévisée sur France 3.
Je ne jugerai pas ici du fond, et la nature des propos tenus - en témoignent les avis partagés glanés ça et là dans divers articles et forums - me semble en vérité assez secondaire, à tout le moins certainement pas univoque. Je m’intéresserai plutôt à cette étrange tyrannie : qu’est-ce qui nous pousse à agir selon ce que nous critiquons le plus chez Nicolas Sarkozy, soit : de mêler hardiment vies publique et privée ? D’aucuns diront, et c’est logique, comme dans une cour d’école : c’est lui qui a commencé.
Je crains pour ma part qu’il n’ait lui-même pris en marche un train qui roulait déjà à vive allure. L’inédit,en l’espèce, n’est que son statut, sa position de chef d’Etat, de Président de la République Française.
Il est certes, et conséquemment, très difficile de ne pas faire de confusion entre l’homme privé et le personnage public, tant il a de lui-même construit leur enchevêtrement.
Mais s’il est plus difficile encore de faire face à cette posture en miroir, c’est en raison de l’habitude que nous en avons prise, qui se trouvé être une des causes, sinon la principale, de l’élection de Nicolas Sarkozy.
C’est ainsi nécessaire, parce que difficile, et complexe, de prendre la décision, et le risque, de faire face à cette confusion. Comment envisager la césure, la coupe chirurgicale ?
Cela n’est possible qu’en adoptant un point de vue distancié - qualifions-le de littéraire, en nous souvenant de ce que la littérature comporte de puissance politique.
Il ne s’agit donc pas ici d’observer comment, ni même pourquoi, l’homme et le chef d’état nous entraînent dans une direction bien particulière, et généralisée à l’échelle du globe, où peu à peu les libertés sont diminuées et la justice bafouée. Ce dont il s’agit, c’est de comprendre comment Nicolas Sarkozy n’est qu’un facteur parmi d’autres de cet état de fait, comment il participe d’un mouvement général dont chacun est responsable - et sans doute au même titre que lui.
En effet Nicolas Sarkozy comme chacun est la dupe d’une ancienne croyance très ancrée dans nos consciences - et inconsciences : qu’un ordre suffit à créer l’acte. L’illusion du pouvoir.
Tolstoï, s’appuyant dans Guerre et Paix sur l’expérience de la campagne de Russie napoléonienne, tente une description saisissante des mécanismes de pouvoir, dont les historiens du siècle venant sauront s’inspirer.
"Si nous imaginons faussement que l’ordre précédant un événement est la cause de celui-ci, cela provient de ce fait que lorsque l’événement s’est accompli et que parmi des milliers d’ordres donnés, ceux-là seuls ont été exécutés qui étaient en connexion avec l’événement, nous oublions ceux qui n’ont pas été exécutés parce qu’ils ne pouvaient pas l’être." Le romancier, qui se fait ici chroniqueur, développe une vision de l’histoire, certes déterministe, mais ô combien rafraîchissante pour qui le lit aujourd’hui, en ces temps où l’idole remplace la pensée. Ainsi nous invite-t-il à nous souvenir que "la vie des peuples n’est pas contenue dans celle de quelques personnages, puisqu’on n’a pas trouvé le lien qui unissait ces quelques personnages et ces peuples", poursuivant : "tant qu’on écrira seulement l’histoire de personnages isolés, fût-ce celle de César, d’Alexandre, de Luther ou de Voltaire, et non l’histoire de tous les individus sans exception qui ont pris part à un événement, il ne sera pas possible d’expliquer les mouvements de l’humanité sans concevoir une force contraignant les hommes à tendre leur activité vers un but unique. Et les historiens n’en connaissent à cet égard qu’une seule, la puissance."
Tolstoï s’interroge sur la nature de cette puissance, et du pouvoir qu’elle met en branle pour s’accomplir en acte. Ainsi, explique-t-il, les mouvements de l’histoire utilisent-ils les hommes plutôt que ceux-ci ne les créent. En ce sens, le pouvoir est une illusion.
Nicolas Sarkozy homme et Président est le fruit d’une dynamique de l’histoire. Il est l’émanence d’une conjonction de désirs. Ainsi, de nombreuses forces en opposition luttent-elles, que l’on peut sommairement définir comme désirs de puissance, désirs de vie. Et de cette lutte ce personnage se trouve être la résultante, synthèse et projection.
Par ailleurs, se posant comme un champion de la liberté (plutôt que des libertés, faut-il le préciser), Nicolas Sarkozy est-il seulement libre ?
"Si nous examinons un homme seul, sans prendre en considération ses rapports avec son entourage, chacun de ses actes nous paraîtra libre. Mais si nous voyons l’un quelconque de ses rapports avec son milieu, si nous voyons les liens qui le rattachent à n’importe quoi : l’homme qui lui parle, le livre qu’il lit, le travail qui l’occupe, l’air même qui l’entoure et la lumière qui tombe sur les objets dont il se sert, nous voyons que chacune de ces conditions a sa répercussion et dirige au moins un des aspects de son activité. Et mieux nous nous rendons compte de ces influences, plus diminue l’idée que nous nous faisons de sa liberté, plus nous le sentons soumis à la nécessité."
La question semble donc être : à quel mouvement Nicolas Sarkozy est-il nécessaire ? Et : quelle est cette nécessité qui met notre monde en branle, semble-t-il vers son pire ? D’où émane-t-elle ?
La nature de cette nécessité nous intéresse aussi. Car elle n’est pas transcendante. Elle n’a de nécessaire que le discours qui la tient et nous la donne comme telle. Elle n’est au fond nécessaire que pour les créateurs du discours, qui eux-mêmes dépendent de forces parfois inconnues.
Elle a pour nom : changement, et pour réalité : pouvoir ; ou : transformation, et : injustice ; ou encore : libération, et : servitude.
C’est ainsi que la littérature nous invite à considérer notre présent comme un ressassement ; et il n’est pas hasardeux que le pouvoir ait toujours craint la littérature.
Car de même que Napoléon galvanisait ses troupes en leur promettant la gloire, la richesse et la beauté, nous subissons un discours quotidien, qui, à la libération d’une otage, soudainement en son centre, faisant non seulement, et naturellement, la joie des siens, nous contraint à partager cette joie, non à titre individuel comme peut le vivre intimement chacun, porté par l’émotion, mais collectivement, en tant que nation - et sans s’interroger sur les étranges hasards de cette libération ni sur la similitude de cette liesse de commande avec celle que l’on attend d’une victoire sportive.
Serions-nous voués, pour oublier ce qui nous ronge, à l’adoration béate de nos héros et champions nationaux, modernes icônes numériques ?