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Omnes vulnerant, ultima necat

« La vie, comme la conscience, est retirée et comme enfermée dans l’unité d’un individu d’où elle tend cependant à se diffuser et à se communiquer, comme si elle rayonnait. » (Nicolas Grimaldi, "Traité de la banalité").

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Elle était partie sur la pointe des pieds il y a un peu moins de deux ans. Elle aurait eu 100 ans ce vendredi. Veuve à 83 ans, c’était trop tard pour goûter aux joies du célibat qu’elle n’avait jamais connu. Elle avait des petits problèmes d’oreille, juste une question d’équilibre qu’une canne ou un appui affectif pouvaient compenser, mais elle n’imaginait plus voyager, découvrir de nouveaux horizons au-delà de son téléviseur, de ses livres ou surtout de ses visiteurs qui se faisaient de plus en plus rares.

Elle n’avait jamais vraiment imaginé vivre hors de chez elle. Autonome, elle savait penser comme une personne de son âge pouvait le faire, parfois avec des préjugés, par ignorance, mais toujours avec l’ouverture du cœur.

On a toujours tendance à veiller sur la forme mentale des aînés. Parce qu’on a peur. On a peur que leur santé se détériore. Leur santé mentale. On a peur de deux maladies notamment, deux mots qui épouvantent maintenant autant que cancer et sida, à savoir Parkinson et Alzheimer. Deux maladies principalement de vieilles personnes (pas toujours hélas), parce que maladies dégénératives.

Évidemment, il fallait ne pas s’inquiéter pour rien. Un oubli, un mot tombé dans une crevasse de la mémoire, un prénom confondant le fils avec le mari, un autre fils avec un petit-fils, une date prise pour une autre, tout cela pouvait relever d’une distraction bien ordinaire. La mémoire joue toujours plus d’un tour et la faille n’est jamais loin, en dehors de tout événement médical.

Il y avait aussi cette peur, une peur peu exprimée mais tellement visible. Une peur que j’ai connue longtemps avec elle, que j’ai sentie longtemps. La peur de la mort. Une peur que j’ai toujours partagée. Si l’on n’a pas peur pour soi, on a peur au moins pour ceux qui restent, cela revient au même. C’est le néant qui déprime.

Elle n’aurait certainement pas atteint ces hauteurs intellectuelles de l’écrivain Michel Butor, qui vient de mourir à 89 ans ce 24 août 2016 : « La méditation sur la mort est un thème littéraire fondamental, donc ce n’est pas une difficulté. » ("Tribune de Genève", le 26 avril 2016).

Elle aurait plutôt applaudi cette confidence de la grande couturière Sonia Rykiel, qui est morte elle aussi récemment, à 86 ans ce 25 août 2016 (atteinte de la maladie de Parkinson) : « Ma vie pourrait s’arrêter, ce qui me fait hurler de peur. » ("N’oubliez pas que je joue", le 13 avril 2012).

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La mémoire est un bien précieux qui peut se détériorer. La première manifestation d’un véritable problème a eu lieu lors d’un dîner de Noël, alors qu’elle avait 94 ans. Elle avait déjà dépassé sa mère en âge et pour elle, c’était déjà impressionnant. Elle devait être assez fatiguée, d’autant plus qu’il était tard. Elle ne reconnaissait plus personne.

C’était comme si elle était tombée dans un puits d’espace-temps : elle revenait à l’époque de l’école communale. J’étais devenu un camarade de classe. Les autres aussi. Son fils, souvent confondu avec son mari disparu, était devenu carrément son père. Elle ne se souvenait pas précisément de qui était qui, mais avait le sentiment de familiarité, de connaissance, par une vague intuition affective.

Cette nuit était assez impressionnante. Heureusement, elle alla mieux quelques jours plus tard, reposée et surtout, on avait décelé qu’elle reprenait beaucoup trop souvent ses médicaments pour dormir, car elle ne se souvenait plus de les avoir pris. Or, ces surdoses pendant plusieurs semaines avaient altéré sa mémoire.

Chez elle, les failles de mémoire n’étaient pas forcément irréversibles. C’était cela, le plus étonnant. Même si la pente restait descendante.

Ses enfants ont réussi à la convaincre d’aller dans une maison médicalisée lorsqu’elle avait plus de 97 ans. Une attention soutenue et permanente devenait nécessaire. Elle oubliait de manger ou de se laver, et perdait toutes ses affaires, ses clefs, ses lunettes, ses papiers d’identité, etc. Et il était nécessaire d’être là en cas de chute.

Elle qui avait la crainte matérielle du lendemain, parce qu’elle était née pendant la guerre et qu’elle a fait naître ses enfants pendant la guerre suivante, se réjouissait alors de ne pas payer sa chambre dans cet établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendants (EHPAD). En fait, c’étaient ses enfants qui réglaient pour elle, mais elle ne l’imaginait pas.

L’une des conséquences de la révolution que fut son départ de sa propre maison vers l’EHPAD, ce fut son détachement. Détachée de toutes les considérations matérielles. Plus de sac à main, plus de papiers, plus de clefs… Toutes les "contingences" étaient prises en charge. Elle avait même un atelier mémoire. Comme affaires personnelles, seulement quelques photos de famille, et quelques cartes postales.

Dans cette résidence, elle avait décidé, c’était bien une décision, elle le répétait, d’être souriante, de ne pas s’opposer aux personnes qui l’aidaient, d’être la plus facile pour elles.

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Les quelques mois que j’ai eu l’occasion de la visiter dans ce nouveau domicile étaient contrastés. Parfois, très fatiguée, elle n’avait plus toute sa raison, notamment un jour alors qu’il fallait attendre longuement l’ascenseur de la résidence. Et puis le lendemain, elle montrait une forme éclatante.

J’ai eu la chance de la voir dans cette forme éclatante avant qu’elle ne tombât en "fin de vie" (j’explique plus loin ce que je veux dire par cette expression). Elle était même capable de me guider sur la route pour retrouver sa résidence. Elle se souvenait des petits problèmes de santé de certaines connaissances et demandait si cela allait mieux ou pas. Et surtout, elle savait profiter de ces petites oasis de vie, du soleil, d’une prairie, d’un sourire, de la bonne humeur.

Elle n’en croyait pas ses yeux qu’elle allait avoir 98 ans. Elle venait d’en prendre conscience. Quand je l’ai quittée, elle était convaincue que nous ne nous reverrions plus. Qu’elle partirait avant mon retour. C’était presque vrai.

Quand je l’ai revue, quatre semaines plus tard, elle avait un niveau de conscience indéterminé. Ses mains étaient jaunes et froides. Ses yeux à moitié ouverts. C’était impressionnant de voir la mécanique de la Nature focaliser sa rare énergie sur le vital en délaissant les éléments considérés comme mineurs, périphériques. Depuis une quinzaine de jours, elle ne mangeait plus. Elle buvait à peine et on ne l’avait pas hydratée artificiellement. Elle semblait souffrir car elle n’arrivait plus à respirer.

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Il a fallu une intervention auprès de la direction de l’établissement pour qu’elle pût avoir un masque à oxygène. Son cœur de presque centenaire fonctionnait à merveille, mais sa respiration déclinait. Le "protocole" aurait été déclenché. La procédure collégiale de fin de vie. Je ne l’ai jamais vraiment su. Je n’ai jamais vraiment cherché à savoir. Au même titre que l’oxygène, il a fallu demander pour qu’elle eût un suivi permanent avec injection de morphine éventuellement.

Depuis le samedi, son pouls était en permanence l’équivalent d’un coureur de fond. Je l’ai quittée le dimanche soir avant de repartir de la région. Son cœur a résisté jusqu’au lundi matin. Elle est partie comme une sportive de haut niveau. Une parmi tant d’autres.

« Je souris, je ris comme tout le monde, mais chaque sourire est une larme de plus qui se concentre dans mon âme jusqu’à ce qu’éclatent ces perlent d’amertume sur ces pages où elles restent. » (Anaïs Nin, "Journal d’enfance").


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 septembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Omnes vulnerant, ultima necat.
Fin de vie, nouvelle donne.
Proust au coin du miroir.
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".

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1 réactions à cet article    


  • fred.foyn 3 septembre 2016 08:54

    Jolie texte...merci.

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