Pas pschitt !
On ne peut pas dire que la mise en examen de Jacques Chirac pour détournement de fonds publics est passée inaperçue et c’est tant mieux pour la démocratie et la justice. Elle nous oblige à réfléchir sur l’une et sur l’autre.
Justiciable ordinaire depuis le 16 mai ? Sûrement même si je ne méconnais pas le privilège octroyé à l’ancien président de pouvoir s’expliquer, à chaque fois, dans un article du Monde. Ce n’est évidemment pas donné à tout le monde mais cela me semble une compréhensible élégance médiatique.
Ce qu’il me plaît de remarquer, c’est que, du propre aveu de l’avocat de Jacques Chirac, l’interrogatoire de celui-ci s’est déroulé dans de parfaites conditions de dignité et de politesse. Cette attitude de notre collègue Siméoni, comme la précédente du Doyen Philibeaux, honorent la magistrature et manifestent qu’il n’est pas besoin de procédés grossiers pour démontrer son indépendance.
La diversité des réactions à la suite de cet acte judiciaire mérite d’être soulignée et m’autorisera une analyse contrastée.
Arnaud Montebourg, chevalier blanc hier, compatissant aujourd’hui, estime que "la justice aurait dû passer lorsque Jacques Chirac exerçait les responsabilités les plus élevées". La fonction présidentielle aurait été mise à mal, mais apparemment, seul de son avis, Arnaud Montebourg n’en a cure.
D’autres propos se félicitent de voir traiter Jacques Chirac comme un "justiciable ordinaire" et souhaitent, "sans indulgence ni acharnement particulier" selon André Vallini, que la justice suive son cours. C’est le point de vue exprimé notamment par l’ancien garde des Sceaux Marylise Lebranchu et la plupart des socialistes dont François Hollande, qui souligne que la mise en examen ne constitue pas une présomption de culpabilité.
Quelques interventions, par exemple celles de Pierre Mazeaud et de Roland Dumas, anciens présidents du Conseil constitutionnel mais n’ayant pas connu les mêmes avatars, permettent au premier d’indiquer que "c’est un peu tardif de remettre ça" et au second "qu’il regrette cette mise en examen". Pierre Mazeaud, personnalité et caractère de très haute tenue, ajoute que "les Français ont d’autres soucis que de revenir 20 ans, 30 ans en arrière".
Enfin, nous en arrivons aux polémiques purement politiques qui voient certains députés, dont le villepiniste Jean-Pierre Grand, se déchaîner contre "l’inquisition politique", des partisans de Jacques Chirac invoquer "un réglement de comptes politique" et des "sarkozystes" répliquer qu’il s’agit au contraire "d’un bon fonctionnement de la justice".
François Goulard, qui ne cesse jamais d’être intelligent, défend "la parfaite honnêteté de Jacques Chirac" mais surtout exclut le complot politique au motif que "ce serait prêter à des magistrats des intentions qu’ils ne doivent pas avoir".
Si j’excepte les disputes partisanes, je retiens de ces échanges pas si contradictoires que cela - je les ai repris sur le site, excellent et informé, du Nouvel Observateur - qu’il est tard, presque trop tard pour incriminer un ancien président de la République âgé de 75 ans, que la justice serait responsable de cette lenteur et que la culture d’impunité a heureusement disparu. On sent, même chez les adversaires les plus résolus, hier, de Jacques Chirac, comme un regret de voir la machine judiciaire remise en marche après la fin de la suspension de la prescription, le 16 mai, et la crainte diffuse, chez tous, d’un risque d’affaiblissement de l’image de la France à l’étranger et d’un pouvoir des juges avec lequel, à l’évidence, on n’en a pas fini.
Il me semble que le procès implicite ou explicite fait à la justice, dans cette péripétie intensément médiatisée mais dont je ne suis pas sûr qu’au beau milieu des grèves elle ait passionné l’opinion publique, n’est pas fondé. Je soutiens même qu’elle doit être acquittée. Comment oublier que la Cour de cassation a, par un arrêt du 10 octobre 2001, édicté que la prescription de l’action publique devait être suspendue durant le mandat présidentiel, aucune poursuite ne pouvant être exercée contre le chef de l’Etat afin de sauvegarder la dignité et la crédibilité de la fonction ? Comment passer sous silence l’adoption de la loi sur le statut pénal du président de la République ?
Autrement dit, la lenteur de la procédure résulte de cette parenthèse qui naturellement - en démocratie, une autre option aurait été suicidaire - a bloqué l’action des juges. Ces derniers, Jacques Chirac redevenu simple citoyen, ont poursuivi un processus que la justice ne pouvait faire avorter sauf à perdre son utilité et sa légitimité. On aurait abouti à ce paradoxe d’une République ayant créé un outil pour rien. Ce dispositif constitutionnel, protégeant la fonction du chef de l’Etat et laissant indéterminé l’avenir du citoyen, se serait inscrit dans l’espace démocratique en quelque sorte "pour la galerie". Les magistrats auraient pu et dû comprendre qu’on leur offrait un moyen qui ornait légalement le décor mais qu’il fallait bien se garder de l’utiliser.
Avaliser une telle absurdité aurait ruiné l’Etat de droit et on se serait interrogé sur la capacité d’un pays seulement apte à se faire peur symboliquement. Les juges en ont heureusement décidé autrement.
C’est maintenant, avec cette mise en examen, que le questionnement prend son acuité. Certes, il est sain d’avoir répudié la culture de l’impunité et, pour la justice, de ne plus hésiter à placer dans son orbite les humbles et les puissants, la misère quand elle est coupable, le pouvoir quand il est fautif. La mise en examen représente un acte qui n’a même pas besoin d’être justifié par un garde des Sceaux - même si Xavière Siméoni a dû apprécier le soutien de Rachida Dati - puisqu’il résulte, pour un juge d’instruction, de présomptions qui ne lui permettent pas, d’ailleurs, une autre démarche juridique. La validation de cette assertion vient de Jacques Chirac lui-même qui n’a pas contesté la matérialité des faits mais leur interprétation.
Dominique de Villepin, avec Nicolas Demorand sur France-Inter, a
posé de manière pertinente le problème de la relation du droit avec la
vie familiale, la vie sociale, la vie politique. Il a montré que
l’abstraction et la rigidité du premier doivent prendre en compte les
particularités, les souplesses et les contraintes des secondes. Ce
n’est pas si évident que cela dans la réalité de la pratique judiciaire
où la difficulté et l’embarras résident moins en amont - la mise en
examen - qu’en aval, lors du réglement du dossier et de l’éventuel
renvoi du mis en cause devant le tribunal correctionnel. Il me semble
que le danger procédural est là, par rapport à la chose politique ou à
d’autres transgressions publiques. Pour vouloir à juste titre abolir la
culture d’impunité, n’est-on pas tombé, sans le percevoir toujours,
dans une culture de culpabilité ? La mise en examen, acte nécessaire et
évident, ne conduit-elle pas souvent le magistrat instructeur sur une
sorte de pente fatale, quoique maîtrisée techniquement, dont l’issue va
confier au tribunal correctionnel le soin de trancher ce qu’on n’a pas
eu peut-être le courage de dénouer, avant, par une ordonnance de
non-lieu ? J’ai l’impression que nous nous trouvons encore, devant la
matière politique et ses réelles ou prétendues dérives, comme des
néophytes enthousiastes mais tétanisés par la peur d’apparaître faibles
ou trop bons au regard de la bienséance sociale et médiatique. Les
sévérités confusément et mécaniquement réclamées prescrivent parfois
leur loi avant l’application de la loi elle-même. Dans les domaines que
la justice qualifie de sensibles, il faut avoir une vigueur d’esprit
exceptionnelle et une personnalité de roc pour ne pas se débarrasser
sur le tribunal correctionnel d’une affaire ayant vocation à finir son
cours avec celui qui l’instruit. La politique n’impose pas à la justice
un abandon de la complexité mais au contraire sa plénitude. Un souci
du détail et non une perception en gros. La présomption d’innocence,
c’est croire qu’un politique peut aussi dire la vérité.
Ce serait sans doute cela, le grand progrès de demain. Ne plus croire qu’on nous a donné mandat d’être des justiciers. Traiter ordinairement les dossiers apparemment singuliers. Appréhender les explications des uns et des autres avec la même sérénité, la même écoute intime balançant entre la vérité et le mensonge, laissant toutes ses chances au singulier de la justice et au surgissement de l’imprévisible.
Jacques Chirac a été mis en examen pour détournement de fonds publics. J’ai envie de dire : et alors ! Rien n’est fini. La justice, d’une certaine manière, commence. Attendons tranquillement. Même si heureusement ça n’a pas fait pschitt.
Sur le même thème
Vers une troisième mise en examen (?) pour Sarkozy, un « innocent » aux mains pleines... d’affairesAntisémitisme dominateur et justice : les graves dérives du droit
Paul Bismuth, alias Sarkozy, renvoyé en correctionnelle dans l’affaire des « écoutes ». Et de deux !
Les gens comme vous et moi dont les vies auront été broyées par la justice pourront dire que le numérique a changé leur vie
La saisine parlementaire du Conseil constitutionnel est-elle instrumentalisée par les politiques ?
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON