L’emprise du Technique : jusqu’où ?
L’excroissance incontrôlée des systèmes techniques met le vivant en péril et sous écrou – celui d’un « computationnel » à tombeau ouvert. Cette fuite en avant technologique relève d’une « politique de la contrainte sous couvert de progrès », selon l'analyse de l'historien des sciences Michel Blay. L’ordre du Technique, c’est « l’infini domestiqué depuis l’invention de la machinerie du calcul ». Justement, l’infini peut-il être domestiqué ou contenu dans le calculable des « espaces de surveillance » ?
Nos grands Anciens concevaient les techniques (« les artifices »...) pour améliorer leurs conditions de vie. Ainsi, chez les Grecs, « la mécanique apparaît comme une technique consistant à ruser avec la nature, notamment à produire des mouvements apparemment contraires à la nature, à l’obliger à faire ce qu’elle ne peut pas faire par elle-même, grâce à des instruments artificiels et fabriqués, des « machines » (balances, poulies, leviers, treuils, vis, roues dentées, etc.) ».
Ces artefacts ou « machines », souvent fabriqués à des fins militaires, ont fondé la culture matérielle et le confort de notre « monde occidental collectif » sur une aspiration au « progrès », social et économique, puis sur la concrétisation au moins partielle de ce progrès dans une norme de consommation plus ou moins étendue. Si l’on se met « en société », c’est bien pour « vivre mieux ensemble », en toute sécurité - enfin, en théorie...
Tout semblait aller ainsi selon certains fondamentaux jusqu’au tournant des XVIe et XVIIe siècles, lorsqu’une nouvelle représentation de la nature s’élabore pour le plus grand malheur des vivants – celle d’une nature-machine mécanisée, calculable et exploitable à souhait et sans merci... Le philosophe Michel Blay souligne que la « conception moderne » de la nature confond les « artifices » et la « nature » via un champ mathématico-mécanique arbitraire, certes « pleinement utilisable dans une nature mécanisée » mais déniant « droit de cité » à... la réalité - ou la faisant disparaître sous un épais tapis tramé de fumeuses abstractions.
Cette « science » en déni analyse et explore l’univers apparent comme s’il était une donnée extérieure à l’espèce dominatrice mais à son service exclusif... Le directeur de recherche honoraire au CNRS déroule « le programme en quelques siècles » (1) et retrace l’émergence de l’ordre du Technique, défini comme « l’ensemble des processus en tout genre par lesquels se développe la représentation machinique de la nature, nous compris, jusqu’à ce que cette représentation se substitue à la réalité, de sorte que l’artificialité devienne notre réalité ».
Ainsi, cet « ordre du Technique » s’avère une fiction, une machination et par cela « une maîtrise sur les autres, pour qui détient le savoir qu’il présuppose et les moyens financiers de son développement ». Cette machination est précisément « ce par quoi la technocratie va s’instituer progressivement en classe du savoir, de l’avoir, du pouvoir et de la communication ». Comme le manifeste confusément « la présumée ou proclamée "eco-anxiété » de nos contemporains, « le vivant, en tant que vivant, s’est effacé derrière l’artificialité du monde-machine de la technocratie » - un anti-monde plombé d’abstractions, de calculs, de « modélisations » ou de constructions spéculatives, de dispositifs numériques voire « de faux-semblants d’éternité où viennent s’épandre comme des pesticides les vapeurs nauséeuses du transhumanisme et du cosmisme »...
L’artificiel est bel et bien « l’accomplissement de l’ordre du Technique puisqu’il n’est qu’une fable et cet artificiel est devenu notre monde, un monde où le vivant même doit être extirpé pour être remplacé par l’artificiel ». Désormais installé comme fiction objective, cet ordre du Technique devenu « cette réalité artificielle qu’on nous fait prendre pour la réalité » s’empare du vivant pour le surexploiter puis l’effacer, l’annihiler en un déni rageur, dans la plus inhabitable et la plus insoutenable des contrefaçons de « civilisation ».
L’avènement du pouvoir machino-biologique
La « modernité » s’installe au XVIIe siècle, évacuant le vivant « dans son jaillissement, dans sa présence immanente, dans ce qui fait le monde ». Comment ? Par une « nouvelle représentation organisée autour d’abstractions »... Serait-ce la faute de l’académicien Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757), dont les travaux, du Grand Siècle au Siècle des Lumières, auraient consacré l’avènement d’un « infini pour les mathématiques c’est-à-dire un infini domestiqué » ? L’infini n’est plus conçu comme une ouverture des possibles mais pour » être mis au travail comme un animal domestique »...
La « science » fabrique alors le cadre du « monde mécano-mathématique » et entreprend la construction de la machinerie algorithmique selon un « rejet de la réalité des qualités sensibles »... La nature devient un atelier. Chacun y travaille en « assimilant ce qui fait le monde », comme en témoigne la publication en 1748 par Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) de L’Homme-machine, un ouvrage dont les prolongements au XIXe siècle donnent naissance à « l’ordre économico-cosmique énergétiste incarné dans ce qu’on appelle le capitalisme ». Cet ordre capitaliste tient à l’interaction et l’imbrication, au tournant des XVIIIe et XIXe siècle, des thèses économiques d’Adam Smith (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776) et des considérations physiques sur la mesure du travail présentées par Sadi Carnot (Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824). Gustave-Gaspard Coriolis (1792-1843) précise le concept de « travail » dans son essai, Du calcul de l’effet des machines, ou considérations sur l’emploi des moteurs et sur leur évaluation, pour servir d’introduction à l’étude spéciale des machines (1829). Il définit le « travail » comme « l’expression mathématique, issue de la mécanique du XVIIIe siècle, du produit du poids d’un corps par son déplacement ».
C’est l'expression rêvée, généralisable à souhait, dont avaient besoin les économistes. Dès lors, la mesure du « travail » permet de le transformer en marchandise. De même, le vivant est transformé en marchandise « puisqu’il n’est plus conçu dans son irréductibilité jaillissante mais comme un objet abstrait mécano-chimique ».
Hermann von Helmholtz (1821-1894) trouve la formule « magique » dans une conférence de 1854 : « L’homme ne peut, dans aucun but humain, créer du travail, mais il peut puiser dans la provision infinie de la nature, et en faire sa propriété. » On ne saurait mieux traduire « l’obsession d’extraire de l’énergie pour faire de la croissance économique ».
La connaissance se trouve « réduite à la recherche d’artifices associés à la représentation physico-chimique du vivant ». Si les hommes peuvent se croire « maîtres et possesseurs de la nature », c’est selon une « idée de nature qui permet l’agir ». Alors que « le vivant c’est l’irréductible, l’insupportable présence qui se dresse contre l’ordre du Technique », l’humanité se retrouve engagée à son corps défendant dans une guerre contre sa « nature », sous la férule d’une technosphère parasitaire qui assèche ses ressources. Consentirait-elle ou se résignerait-elle à sa réduction aux biotechnologies, c’est-à-dire au « vivant technicisé s’inscrivant dans l’ordre du Technique » ? Désormais, l'espèce présumée pensante se retrouve pratiquement « extraite du monde vivant », abstraite d'elle-même, machinée et numérisée jusqu’à son annihilation.
Vers une sociéte en pilotage automatique ?
Si les corps et les esprits sont « conçus comme de nouvelles réserves à exploiter pour créer de la valeur », cette tendance mortifère est exacerbée avec le computationnel. Michel Blay précise que le développement du computationnel « ne fut ni naturel ni nécessaire : il est le fruit de choix et d’orientations politiques qui auraient pu être autres en privilégiant plutôt la transformation de l’organisation sociale que l’élaboration continuelle de nouveaux objets techniques rivalisant en complexité, en consommation d’énergie et en assujetissement des peuples ». Bien évidemment, les populations ignorantes des véritables enjeux ou silencieuses paient le prix fort d’un choix politique consistant à « privilégier une innovation technique toujours plus contraignante mais qui rapporte au lieu de s’attacher à traiter les causes réelles » : pourquoi « traiter » les cancers par la techno-médecine au lieu d’en prévenir les causes, notamment en arrêtant les pesticides et autres substances injectées dans le système agro-alimentaire, dans l’air et dans l’eau ?
Mais le « nombre » supplante le vivant dans sa dimension existentielle, le règne du quantifiable permet des « usages quasi magiques que sauront mettre à profit ingénieurs et technocrates pour asseoir leur pouvoir tout en effaçant le vivant derrière un épais nuage, précisément, de nombres » - et derrière sa mise en récit numérique.
La biométrie « extrait la forme du corps par désincarnation de sa dimension sociale et relationnelle pour en faire, via un code de calcul, un objet numérisable (computation), susceptible parce que vidé de substance et d’existence, d’être reconnu sur écran et mis en fiche (ou l’inverse) ». Sommes-nous précipités vers un monde autorégulé par des dispositifs algorithmiques ? Pour Philippe Blay, « nous sommes devenus code ou algorithme, prêts à parler machine, à être manipulés : des leurres transmis sur les réseaux internet, englués dans des sortes d’extases narcissiques,contemplant notre propre effacement du champ du Vivant »... Le vivant est attaqué sur tous les fronts, jusqu’au ras de l’herbe qui n'a pas encore eu le temps de pousser...
Ainsi, quelle est la « logique » ( ?) de l’introduction du loup qui décime les élevages dans nos campagnes ? Cette décision « écologique » ne serait-elle pas « le moyen de mettre l’homme à l’extérieur de la nature telle qu’elle est conçue par ses « protecteurs » ? Histoire de mieux le confiner dans des cités ultra-technicisées, ces smart cities hyperconnectées et hyper-energivores dont la digitalisation généralisée met des réseaux électriques mal entretenus sous haute tension et mène au black out voire à l’effondrement ?
Michel Blay précise que « ce n’est pas en développant toujours plus d’assujettissement via la protection de la « nature » organisée en spectacle dans des parcs surveillés et soumis à l’ordre du Technique, que la dite « nature » sera préservée ». Selon toute évidence, « le vivant en soi ne peut être réduit ou assujetti ni à l’intelligible ni à l’artifice » - il y est irréductible « en ce sens qu’il est à la fois devenir et surgissement, énigme, présence absolue, il est le « sans pourquoi », l’interrogation pure ».
Mais pour l’heure, ce vivant interdit de questionnement subit une prédation sans précédent sur ses ressources. Ultra-vorace comme son outil de prédilection, le numérique, l’est en énergie, en eau comme en données, la « classe du savoir, de l’avoir, du pouvoir et de la communication a montré son talent pour contraindre les populations et faire fructifier son avoir » - enfin, son illusion d'avoir qui tiendrait lieu d'être... L’industrie numérique assèche des océans d’eau potable pour refroidir ses gigantesques data centers, si avides de nos données – et pour rejetter cette eau dilapidée « dans la nature » - 15 milliards de litres d’eau consommés par Google en 2022...
Mais « l’écologie politique », toute affairée à sa dispendieuse et chimérique transition « numérique », n’en a cure... Comment s’en sortir ? Michel Blay invite à se ressourcer dans la parole poétique, dont celle de Philippe Jaccottet (1925-2021), au large des abstractions, classifications ou nomenclatures qui trament notre « postmodernité hyperindustrielle ». La poésie pense, elle, puisque rien ne nous pense... Elle déploie une pensée de l’infini dans la plénitude de ses floraisons. Au rien numérisé qui se propage comme un virus, il devrait être permis encore ( ?) de préférer la voix de l’être par la contagion poétique voire « peauéthique » faisant une demeure à l’humain, un lieu où tout aura lieu avant l’extinction des feux – la tragédie ultime qui se joue aujourd’hui et échappe à ses instigateurs.
Michel Blay, L’Ordre du Technique, l’échappée, 144 pages, 15 euros
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