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La technique comme perfection (et emprise) selon Friedrich Georg Jünger

 

 Recension du livre paru aux éditions Allia, F.G. Jünger, La perfection de la technique, 2018

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 Si Ernst Jünger est bien connu du grand public lettré, qui a entendu parler de son frère cadet Friedrich, auteur d’une œuvre hétéroclite après avoir fait des études de droit et d’économie ? Ses écrits portent sur des thèmes et des genres aussi divers que la poésie, la botanique, la science, la philosophie, le roman, ce qui signale un auteur inclassable et déroutant pour nous, Français, qui classons les individus dans des boîtes. Parmi ces textes figurent deux études consacrées à la technique, la première ayant été achevée en 1939, année hautement symbolique pour l’Europe. Le manuscrit intitulé La perfection de la technique est restée dans les tiroirs de l’auteur forcément méfiant à l’égard du régime nazi, avec un positionnement comme nationaliste de gauche, ce qui en faisait une cible pour le régime. Son livre ne sera publié qu’en 1946, suivi en 1949 d’une seconde étude sur la technique dans ses rapports avec la propriété, l’économie et la politique, défendant l’idée contre-intuitive d’une destruction de la propriété privée par le capitalisme moderne. Depuis, ces deux textes ont été rassemblée en un volumineux ouvrage dont l’intérêt est considérable en tant que marqueur d’une transformation historique dont les ressorts ne sont toujours pas clairement établis.

 

 L’étude de Jünger sur la technique mérite le détour car il se démarque des autres considérations émises à cette époque avec un angle d’attaque précis et percutant permettant de dévoiler les caractères fondamentaux de la technique industrielle ayant émergé quelque 150 ans après la première machine à vapeur. Des mécanismes nouveaux ont émergé, rendant dépassées les analyses des prédécesseurs comme Comte, Marx et même Spengler ou le frère ainé Ernst auteur d’une remarque étude sur la figure métaphysique du travailleur, inspirée en partie par Nietzche. Si figure il y a, c’est aussi celle de la technique, de la machine, de la mécanique. F. Jünger anticipe les travaux d’Ellul avec lequel il partage un constat nourri par les progrès industriels des années 1930. Les codes fournis par Marx ne sont plus valides. Il faut d’autres concepts et notions pour naviguer dans l’univers des machines et des Etats avant la seconde déflagration européenne de 1940. D’une certaine manière, F. Jünger prépare le terrain pour penser le « règne de la technique », anticipant de ce fait la thèse (sociotechnique) du cours autonome de la technique devenue centrale au sein de la vie et l’administration de l’Etat. Il préfigure aussi la thèse métaphysique publiée par Heidegger dans son remarqué essai sur la technique paru en 1954 et rédigé comme une version retravaillée d’une conférence tenue à Brême en 1949.

 

 La technique étudiée par F. Jünger n’est pas celle de l’artisan à l’époque d’Aristote ou à la Renaissance. C’est en fait une mécanique, devenue industrielle, administrée, et dont les premiers pas ont été tracés par Descartes et Bacon. L’Europe est passée de la philosophie mécaniste à la science des machines, de Newton et Carnot à Maxwell et Faraday ; machines thermomécaniques à vapeur, alimentées par le charbon, moteurs à explosion, puis moteurs électriques. La condition humaine en a été changée. La machine ruse avec l’homme qui en use. Elle n’est pas neutre :

 

 « L’automatisme dominé et manipulé par l’homme agit sur ce dernier. La puissance acquise grâce à lui acquiert à son tour une puissance sur lui. L’homme se voit contraint de lui vouer ses mouvements, son attention, sa pensée (…) L’automatisme se saisit de l’homme lui-même et ne le lâche plus » (p. 57).

 

 Ces constats n’ont rien d’exceptionnel ; ils prolongent la thèse marxienne de l’aliénation en la détournant dans un sens inattendu. La machine exerce une sorte de fascination, d’emprise hypnotique sur l’opérateur, une emprise telle que l’ouvrier devient machinalement attiré vers l’usine car utiliser la machine fait partie de son mode de vie. D’où une considération plutôt étonnante ; le travailleur est assidu à son poste parce que c’est devenu son biotope, bien plus qu’un moyen d’obtenir un salaire pour le faire vivre, lui et sa famille. L’usine a remplacé l’atelier ou le champ, l’homme fait corps avec la machine, il devient peu à peu un élément du mécanisme global, un membre d’un type nouveau, le prolétariat. La technique s’attache au travailleur, le socialisme et la technique fusionnent. Le système ne couvre pas seulement les besoins, il les organise. Au final, le travailleur, comme l’usager, vit dans l’organisation technique, notamment lorsqu’il se procure eau, gaz et électricité en dépendant d’un réseau (p. 111). La science elle aussi est intégrée dans la technique. Il ne s’agit plus de connaître le cours légal de la nature mais de rendre les connaissances utiles, de les employer en vue d’un intérêt pratique ; si bien que la science pure, visant à explorer les mystères de l’univers, s’efface peu à peu (p. 121). L’explication mécanique prend l’ascendant après avoir représenté le mouvement de l’âme corporelle selon Descartes, autrement dit, la part animale de l’homme, vouée à se déplacer dans l’étendue, sorte de véhicule matériel pour l’homme habité par un esprit irréductible à la matière mais dont on se demande comment il s’y articule. Au final, Descartes a amorcé la réaction en chaine de la technique (p. 60), une réaction qui a échappé à ceux qui l’ont pratiquée, si bien que la mécanique a fini par prendre son autonomie, dictant à l’homme la direction et la forme à emprunter. La mécanique dicte aussi les types de travailleurs destinés à la faire fonctionner. Ce n’est pas la masse de paysans, d’artisans et d’ouvriers qui grossit avec les progrès de l’organisation mais les cadres, les fonctionnaires, les employés, nous dit l’auteur dont on constate le sens de l’observation et l’anticipation sur ce qu’allait devenir la société industrielle à la fin du XXe siècle.

 

 F. Jünger livre une description la plus complète possible de la technique dont la cause efficiente est la « mécanique » avec tous ses rouages, une mécanique qui finit par « déteindre » et ruisseler sur tous les secteurs de l’existence, la vie humaine, la société, ses fonctions et son organisation étatique. Non seulement l’homme mais aussi l’Etat doivent se plier aux exigences fixées par la mécanique, avec le souci de produire, d’agir, de mobiliser, en s’insérant dans un système technique global. Et comme il ne peut y avoir de système sans direction, la technocratie prend la direction de l’Etat. Le régime accepte d’insérer dans ses rangs des techniciens dépourvus d’aptitudes pour les affaires politiques mais néanmoins très au fait de la bonne marche des processus mécaniques, fonctionnels. Les technocrates se caractérisent par une impersonnalité, autrement dit, la gouvernance technocratique s’effectue avec des hommes ayant échangé leur personnalité contre une essence compatible avec le mouvement des machines (p. 51). L’organisation de l’Etat devient un régime technocratique, les normes juridiques deviennent techniques (p. 118). Quant à l’homme ordinaire, il perd aussi un caractère fondamental, la liberté, abîmée par le fonctionnalisme, une liberté qui ressort de l’autre côté sous forme de nécessité mécanique. Le constat tracé semble quelque peu inactuel et exagéré. Ce texte percutant doit se comprendre comme une analyse d’un caractère mécanique de la société mais qui n’est pas une analyse sociologique complète, car l’homme dispose aussi de stratégies pour contourner la machine. De plus, l’époque ayant nourri la pensée de l’auteur est singulière, elle couvre les trente ans d’une crise européenne sans précédent et la monté du régime nazi qui s’empare des rouages de la bureaucratie et des machines industrielles.

 

 « La machine recèle une volonté qui ne vise pas les calculs économiques ni la prospérité, qui étaient grandes au XIXe siècle. Cette volonté, d’abord dissimulée, s’impose ensuite. Dans la pensée de Marx, la machine n’est pas notre réalité ; elle conserve quelque chose d’irréel car elle est considérée comme un moyen pour des fins qui ne sont pas présentes (…) Il était entouré de machines à vapeur. Il ne vit pas encore les machines à explosion ni l’électrotechnique (…) Si la technicisation s’était arrêtée à ce chapitre, les répercussions sur l’appareillage sur le travail humain, sur l’homme lui-même, seraient restées limitées. Elles devinrent beaucoup plus intenses, en même temps qu’efficaces à l’échelle planétaire, dès lors que l’on mit au point la transmission de l’énergie électrique » (p. 249).

 

 F. Jünger a mis l’accent sur un point fondamental que tout philosophe de la technique devrait prendre en compte. Une disruption s’est produite entre l’époque des machines à vapeur et l’époque de l’électrotechnique, entre la thermomécanique de Carnot et l’électromécanique symbolisée par Maxwell. Le monde des années 1930 utilise des industries nouvelles, avec l’apport de l’énergie électrique. La technique devient plus englobante et prend des formes sans limite autre que l’imagination mécanique des ingénieurs. Elle perd son caractère d’outil et finit par épouser les traits d’un système animé en recelant une volonté, terme peu approprié. Ce serait plutôt une inertie mécanique qui devient autonome et semble ensorceler les hommes au point de les conduire vers des directions auxquelles ils n’avaient pas pensé. La machine technicienne suit sa tendance, veut être assemblée, commandée, dirigée, mais en façonnant ses formes, en jouant le rôle d’une matrice aux possibilités illimitées mais parfaitement réglées. Pour compléter son analyse, l’auteur, rodé à la terminologie juridique, développe des considérations assez inhabituelles sur la technique qui aurait tendance à détruire la propriété, qu’elle soit capitaliste et privée, ou communiste et publique. Ce qui gouverne le système c’est un collectif de techniciens qui aurait tendance à « avaler » la propriété autant que la société. A l’ère du collectif technique, la Terre est couverte « d’armées de travailleurs terribles, en uniforme et sans joie, animés de sentiments mutuellement hostiles » (p. 276).

 

 Le livre de F. Jünger est basé sur une expérience datée et locale, celle de l’Allemagne nazie, ainsi que l’Union soviétique ; il nous éclaire néanmoins sur des choses cachées de la technique, des choses que nous ne voulons pas voir, ensorcelés que nous sommes par le côté magique de la puissance mécanique et par l’illusion que nous sommes libres face à la technique. Une formule permet d’accéder à la signification de cette analyse : « la différence se trouve donc entre la propriété et le collectif technique, non entre la propriété privée et public ». Il faut lire cette formule en l’extrapolant. La propriété prend un sens élargie et peut désigner la possession des choses ou la possession de la vie, l’appropriation par soi-même de l’existence personnelle. C’est cette appropriation qu’obère le système dirigé par le collectif technique.

 

 Le cours récent des nations techniciennes montre cependant que les sociétés ont réagi face à la « loi » du collectif technique, surtout dans les années 1960 à 1980. Mais après les transformations numériques du XXIe siècle, nous sommes en droit de nous questionner sur une nouvelle avancée du « collectif technicien » et d’interroger l’emprise du nouveau système technumérique sur nos existences personnelles. Autant dire que l’analyse conduite par F. Jünger mérite d’être lue avec attention. Ses thèses sont encore pertinentes pour comprendre notre époque ; il faut juste les réactualiser. Après les machines à vapeur puis l’électrotechnique, les écrans et les réseaux numériques ont façonné une nouvelle disruption qui une fois de plus, semble nous échapper et suivre un cours réglé par des collectifs techniques, autrement dit les « actionneurs » du système. A la mécanique s’ajoute le numérique.

 

 Pour finir, on note ce détail peu anodin que le renversement des utopies technicistes en dystopies effrayantes. Dans les années 20 à 40, apparurent les adeptes de la théorie de la catastrophe (p. 193) se drapant derrière les mythes des âges de l’humanité, développant des théories de cataclysmes, faisant tomber la lune sur la terre, annonçant le déclin de la civilisation avec les dangers d’une guerre totale et finale ; « la catastrophe est un événement imaginaire projeté dans le futur par l’esprit devenu impuissant ». Remplaçons la guerre par le réchauffement climatique ou le transhumanisme et nous constatons que le monde technique est un levier pour la genèse des dystopies après avoir nourri les utopies. L’homme contemporain ne peut pas vivre sans mythologies modernes.

 


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6 réactions à cet article    


  • Rantanplan Ténia 16 avril 2019 09:01

    Aujourd’hui, les apôtres de la croissance sont considérés comme des gens sérieux tandis que ceux qui plaident pour la décroissance sont pris pour des guignols.

    Il faut que ce rapport s’inverse.

    Il n’y a pas de solution technologique au désastre humain en cours ...

    La solution n’est pas la science mais la morale de la justice et du respect des êtres humains et de la nature dont ils font partie.


    • Clocel Clocel 16 avril 2019 09:21

      Ce genre de connerie ne pouvait naître que sous un casque à pointe...

      Ernst a au moins commis « Le traité du rebelle ou le recours aux forêts » et le concept du Waldgänger , bouquin quasi introuvable aujourd’hui que Bernanos n’aurait pas renié .

      Faut-il que ces gens s’emmerdent pour tordre le réel vers la matière.

      Je ne sais plus quel auteur associait la finesse des peuples à leur cuisine et notait que celle des allemands était lourde, roborative, pas sexy du tout, elle fabriquait des individus en proportion.


      • Francis, agnotologue JL 16 avril 2019 09:47

        ’’le travailleur est assidu à son poste parce que c’est devenu son biotope, bien plus qu’un moyen d’obtenir un salaire pour le faire vivre, lui et sa famille.

        ... si bien que la mécanique a fini par prendre son autonomie, dictant à l’homme la direction et la forme à emprunter. La mécanique dicte aussi les types de travailleurs destinés à la faire fonctionner.’’

         

        « On trouverait difficilement normalisation plus finalisée que celle de l’entreprise néolibérale. La pratique du coaching est celle qui enregistre le plus violemment les tensions contradictoires entre des objectifs formes de « développement personnel » et « d’autonomisation des individus « , et des objectifs réels d’étroite conformation à des cahiers des charges comportementaux décalqués des contraintes spécifiques de productivité et de rentabilité de l’entreprise commanditaire. Les plus lucides des coaches reconnaissent que leur intervention auprès des malheureux coachés a pour objet de transformer une pression exogène en motivation endogène : « Conduire les hommes de façon telle qu’’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret » (Maxime spinoziste à l’usage des souverains). Induire un désir aligné : c’est le projet éternel de tous les patronats, c’est-à-dire de toutes les institutions de capture. Pour les enrôlés saisis par la machine à colinéariser, il s’agit donc de convertir des contraintes extérieures, celles de l’entreprise et de ses objectifs particuliers, en affects joyeux et en désirs propres, un désir dont l’individu, idéalement, pourra dire qu’il est bien le sien. Produire le consentement, c’est produire l’amour par les individus de la situation qui leur est faite. ». (« Capitalisme » Frédéric Lordon)


        • Gollum Gollum 16 avril 2019 10:03

          Au fond le bonhomme ne fait que redécouvrir le matérialisme grandissant d’une fin de cycle, avec la robotisation qui va avec..

          D’autres esprits avaient tiré la sonnette d’alarme. Ils n’ont jamais été écouté.

          Outre ceux que vous avez cité (Ellul, Heidegger) on a eu :

          Guénon avait montré les liens profonds du matérialisme avec rationalisme et mécanisme. Bernanos notait que l’homme refusant l’esprit se transformait en robot.

          Abellio notait que la façon de penser de l’homme moderne, non systémique, et refusant l’interdépendance universelle, conduisait à charcuter le réel et à fabriquer en masse des outils ignorant cette interdépendance. D’où un potentiel destructeur sans cesse croissant.

          Même constat chez Ken Wilber.

          On peut encore citer tous les esprits du XIXème siècle voyant le machinisme envahissant et qui comprirent vite où cela allait nous mener : Baudelaire, Poe, Villiers de l’Isle Adam, Balzac, tous esprits spiritualistes cela va sans dire..

          Il va falloir malheureusement que l’on boive cette coupe amer jusqu’à la lie, car tel est notre destin, afin de bien comprendre que l’on ne bafoue pas le spirituel impunément...

          Et m’est avis que le dénouement est pour dans pas longtemps.


          • dixit la vévéritude 16 avril 2019 11:30

            Bonjour,

            Pour ce qui est de la finalité technique c’est a voir ?.Dire que c’est la fin de la propriété oui,mais pour qui ? C’est bien de ce côté ,qu’il faudrait se pencher ;Car la propriété s’amplifie pour ceux qui ont le pouvoir de la mettre en œuvre,l’informatique étant une phase qui permettra dans un avenir de se cacher de la face du monde et exercer un pouvoir invisible.Maintenant la technique moderne et mécanique en tant que telle, n’est pas une mauvaise chose.C’est la manière dont elle est employée qui l’est moins.Il suffit de regarder ce qu’elle permet,mais a bien y regarder de plus près si cela simplifie certainement beaucoup de choses évite bien des maux,mais la qualité a régressée bien plus que l’on peu croire.L’aboutissement c’est que personne ne possède rien.Il y a des décennies ont nous disais qu’aux Etats-Unis internet donnait l’avantage de ne plus posséder de logiciel,aujourd’hui nous devrions ne plus posséder,mais louer tout ce que nous avons besoin !! Oui ! mais pas pour les tenants de la technique et de l’informatique/électronique.


            • Laconique Laconique 16 avril 2019 13:42

              @ Bernard Dugué

              C’est grâce à vous que j’ai découvert l’oeuvre de Jacques Ellul. Merci.

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