« Le piège de la belle », regard stratégique sur Internet
Internet est, encore aujourd’hui, une terre en friche où les règles sont rares et difficiles à appliquer. Cela en fait un lieu de confrontation d’autant plus impitoyable qu’il offre une caisse de résonance mondiale au point de vue le plus marginal. La frénésie de la course à l’évènement, le goût du sensationnel stimulent une production vibrionnante qui conduit à la surcharge cognitive. Au résultat, Internet, qui est, potentiellement, un formidable outil d’aide à la décision, devient une source d’égarement et de déperdition d’énergie. Une stratégie de reconquête est donc nécessaire. Reconquête sur le fond en mettant en œuvre une politique de contenu destinée à faire rayonner une production intellectuelle à la hauteur du désir d’influence de notre pays, mais aussi reconquête méthodologique destinée à s’affranchir de la tyrannie de l’actualité pour renouer avec une profondeur de champ de réflexion indispensable à toute action politique, économique et culturelle.
Forts de la connaissance de ce stratagème et esclave de la sérendipité1 développée par une pratique addictive d’Internet, nous pourrions être saisis par la peur subite d’être les victimes d’une machination qui utiliserait les mailles de la toile pour nous asservir. Drogués par la gestion en parallèle de nombreux fils de veille. Assujettis au besoin de reparamétrer en permanence les nouvelles versions de nos outils. Obsédés par la quête d’un produit nouveau et concurrent qui déclasserait notre dispositif de mash up2. Inondés d’informations pointillistes paralysantes. Tel l’âne de Buridan, incapable de choisir entre le picotin et l’eau, nous ne saurions plus où donner de la tête devant ce que l’Internet génère seconde après seconde. Victimes du 31ème stratagème, nous serions le jouet d’un ennemi sans visage qui stimulerait notre crawling3 chronophage pour mieux nous perdre. Les théories du complot développées sans retenue sur le net pourraient nous aider à le croire. Dès lors, la névrose est au coin du bois, l’ennemi est partout. Triomphe des esprits obscurs dont les écrits ne sortaient pas auparavant du cercle de quelques librairies poussiéreuses !
Une coupure de courant suffisamment longue nous permettrait de retrouver, à la lecture de « La foire aux illuminés » de Pierre-André Taguieff4, les racines historiques de ces théories résurgentes du complot et de les considérer pour ce qu’elles sont. A ceci près que les grimoires complotistes, autrefois édités à compte d’auteur, ou financés par les polices secrètes, prennent désormais la forme de productions audio-visuelles à diffusion planétaire. « Loose change », vidéo produite dans sa chambre par Dylan Avery est venue alimenter, comme une traînée de poudre, la psychose collective sur les attentats du 11 septembre. Internet, terre de revanche rêvée pour les marginaux qui se prennent pour Robin des Bois. Les comploteurs ne sont pas ceux que l’on croit !
Reste que, même en laissant les théoriciens du complot dans leur arrière cour, la belle nous fait encore tomber dans son piège. La saturation du cerveau par excès d’information, l’infobésité, nous guette. Et pourtant ! Internet, comme les universités du moyen-âge, l’invention de l’imprimerie typographique au XVème siècle ou la rédaction de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au XVIIIème, reste un bienfait pour l’humanité. Il introduit, lui aussi, une rupture bénéfique dans le mode de diffusion du savoir. Un nombre d’individus, en croissance exponentielle, peut désormais déambuler dans cette immense bibliothèque virtuelle. Mais là où les étapes précédentes restaient le fait d’une élite intellectuelle, Internet établit la plus complète égalité, au moins d’apparence. Chacun peut s’exprimer et diffuser ses supports (photos, vidéos, textes…) sur tous les sujets ou presque. Opportunité formidable qui se traduit inévitablement par l’accumulation de montagnes de paille au milieu desquelles se dissimulent les pépites. C’est le fouillis libertaire où le meilleur côtoie le pire.
La question qui se pose désormais est donc de savoir quelle attitude adopter face à cet amas gigantesque de données. En d’autres termes, convient-il de s’intéresser à Internet uniquement comme à un vecteur d’information, ou bien faut-il l’aborder comme un nouveau champ intellectuel, lieu de confrontation ou de métissage de la pensée, terreau sur lequel se cultivent les références, les modèles, les projets, où s’expriment les confrontations d’idées et d’intérêt. Dans ce cas, est-il opportun de développer des stratégies et dans quels buts, ou bien, contraints par la logique libertaire du net, faut-il laisser faire et laisser passer en espérant une allocation optimale et automatique de la connaissance ?
La société de la connaissance, qui constitue un détour désormais obligatoire dans le discours de ceux qui travaillent au devenir du monde, n’est toujours qu’un beau concept comme le bonheur ou la paix. Passé le stade des généralités gonflées d’espoir, il ne reste souvent que de l’agitation. Parfois, cette agitation est utile, car c’est celle de la créativité : nouveaux supports, nouveaux services, nouvelles organisations de recherche, d’enseignement, nouveaux outils à la disposition de l’intelligence humaine. On doit s’en réjouir. Parfois cette agitation n’est que du bruit mal maîtrisé à effets parfois pathogènes. Ce sont ces phénomènes de réseaux sociaux, intéressants dans le principe, qui dérivent malgré tout vers l’exhibitionnisme, l’obsession nombriliste et le zapping voyeuriste. Ce sont ces rumeurs construites de toutes pièces évoquées plus haut. Ce sont ces courses à l’image qui déconnectent du monde réel. C’est aussi, punition immanente, une mine de renseignement pour entreprises concurrentes, adversaires politiques, employeurs indélicats qui se servent à pleines mains dans les confidences exhibées qu’aucun policier n’aurait osé rêver voir figurer un jour dans ses fiches.
Simple phénomène de société ? Certainement pas. Internet est une caisse de résonance en même temps qu’un outil d’une efficacité redoutable. L’usage qu’en a fait l’équipe électorale de Barack Obama a allumé la mèche d’un pétard que beaucoup ont immédiatement imaginé pouvoir utiliser à leur tour. Malheureusement pour eux, ce pétard est déjà mouillé. Là où l’innovation offrait un avantage concurrentiel aux démocrates américains, les imitateurs en sont déjà pour leurs frais. Dans la course à l’innovation, la prime va aux éclaireurs, pas aux suiveurs. La spontanéité est devenue business, l’effet de levier envolé. Les internautes se lassent. En démocratie directe, l’exploitation des bons sentiments est un sport à risque.
Après les blogs, les chats, les réseaux sociaux, twitter et autres nouveaux gadgets communicants temporairement lucratifs pour leurs créateurs, la détresse des internautes ne diminue pas, leur incompréhension du monde est toujours aussi vaste, les sociétés sont toujours aussi démunies face aux défis économiques, géopolitiques, sociaux, culturels…et la tentation toujours aussi grande d’imaginer que la démocratie est plus authentique sur la toile puisque la parole est à celui qui la prend. Porte ouverte aux délires négationnistes (la Shoa, le 11 septembre…) et messianiques (intégrismes religieux). D’autant plus qu’on y trouve les « amis » qu’on ne parvient pas à rencontrer dans la vie.
On ne peut, bien sûr, attendre d’Internet et d’une hypothétique société de la connaissance qu’ils résolvent des questions que les hommes se posent depuis la nuit des temps. Mais il serait criminel de laisser la part trop belle à ceux qui ne nourrissent le net que pour faire briller des paillettes, surfer sur une actualité futile ou pire, stimuler les penchants les plus noirs de la nature humaine. Que penser d’une université envahie par la foule, où chacun, sans compétence, pourrait revêtir la robe professorale pour dicter ses convictions. La révolution culturelle chinoise a expérimenté cette démarche avec les dégâts que l’on sait. Le terrain de la culture et du savoir ne doit pas être abandonné aux illuminés, aux prédateurs, aux golden boys et aux journalistes people.
On ne peut donc laisser Internet en friches. On ne peut pas plus se laisser écraser par cette surcharge cognitive qui décérèbre l’internaute le mieux intentionné. Comme un observateur, le nez sur une image, qui ne verrait qu’une multitude de pixels alors qu’un peu de recul lui permettrait de percevoir le paysage ou le portrait qu’il a sous les yeux. Participer à cette frénésie ne contribue en rien à l’amélioration des sociétés et ne renforce pas la capacité des individus à accepter et comprendre le complexe.
La connaissance sert avant tout à donner du sens à l’action, à la vie. Ce qui n’est aujourd’hui qu’un forum désordonné doit être investi pour cantonner le désordre vibrionnant et nombriliste sur le territoire qu’il mérite et, en revanche, promouvoir avec force une logique d’agora du savoir. C’est pourquoi il est essentiel que les autorités politiques, économiques, culturelles, les créateurs, les chercheurs, les penseurs utilisent le net comme une bibliothèque d’Alexandrie des temps modernes, comme une université populaire permanente, comme un lieu où se construit la pensée, où elle se rode en se frottant aux autres et où l’échange aide chacun à se construire. Les efforts doivent donc se reporter de l’éphémère vers le durable. Internet générera toujours, c’est sa nature, ce flux qui permet d’être informé en temps réel, y compris du fait que telle vedette a réorganisé sa vie sentimentale ou sa garde robe. Là n’est pas la question.
En revanche, si l’on s’intéresse à Internet comme lieu universel d’acquisition du savoir, il convient de mesurer le poids des enjeux de valeurs et d’intérêts de dimension planétaire qui s’y affrontent. Les travaux de fonds, les visions construites du monde, les argumentaires scientifiques vulgarisés ou non devront y concurrencer sans complexe les brûlots extrémistes, les thèses obscurantistes et les révisionnismes en tous genres. Pour cela, notre culture de rétention et de secret devra le céder à l’impératif de partage. Les organismes publics, les universités, les clubs de pensée, les entreprises doivent se persuader que la stratégie d’influence durable repose moins sur la faculté que l’on a de tordre le bras à ses adversaires que sur la capacité à convaincre dans un débat d’idées ouvert. De tous temps, l’accès à l’éducation et à la connaissance s’est révélé comme un facteur majeur d’émancipation et de liberté. Plutôt que d’offrir aux citoyens l’illusion de pouvoir twitter avec le chef de l’État, il est préférable de les considérer comme des adultes et leur donner accès à une information de qualité sur l’ensemble des sujets qui les préoccupent.
Les anglo-saxons mettent en ligne leurs « reviews » des politiques publiques, leurs études prospectives sur les menaces, leurs rapports sur l’économie, l’environnement, la société, les religions… Leurs sociétés savantes, leurs Think tanks sont nombreux, de toutes tendances et influencent considérablement le courant des idées. En mettant à la portée de tous les matériaux nécessaires à l’élaboration d’un point de vue, ils exercent une « soft power » qui agit y compris sur leurs adversaires.
Sans se livrer à une arithmétique trop simpliste, force est de constater que le foisonnement d’idées indispensable à l’exercice d’une influence internationale n’est pas facilité par le sous investissement qui caractérise notre pays dans ce domaine. L’Amérique du nord regroupe 34% des Think-tanks mondiaux contre 22% en Europe occidentale. Parmi ces derniers plus de la moitié sont de tradition et de langue anglo-saxonne. La querelle sur la numérisation des ouvrages des grandes bibliothèques nationales est illustratrice des combats retardateurs anachroniques qui ignorent ces enjeux. Qu’est-ce qui importe ? Que la culture française, pour sa partie tombée dans le domaine public, soit accessible sur le net immédiatement, en ayant recours, au besoin, à un partenaire étranger ou que notre orgueil national soit préservé en assurant le financement de cette opération sur le budget de l’État… étalé sur une période de vingt à trente ans, faute de moyens suffisants ? L’Internet oblige à penser l’influence autrement, à faire prévaloir la diffusion des idées, des travaux, des œuvres sur une rétention stérile. Est influent celui qui fournit les matériaux pour renouveler les idées.
Enfin pour éviter de tomber encore dans le « piège de la belle » et échapper au fléau de la surcharge cognitive il importe de ne pas se laisser fasciner par l’outil et de retrouver le temps de la réflexion, de la maturation de la pensée. La concurrence du chronomètre ne débouche que sur du superficiel. Vite et bien, c’est une formule. La réalité, c’est plutôt vite et bâclé. Les gens de bon sens savent qu’il faut du temps pour faire de grandes choses : du temps pour laisser jouer les matériaux, du temps pour laisser évoluer les hommes, du temps pour élaborer des idées, du temps pour imaginer un futur, du temps pour le construire. Refuser cette idée est au mieux une fuite, souvent de l’incompétence, au pire, encore de l’orgueil. On peut en revanche alterner les moments de réflexion et les périodes d’action toniques, où l’on met en œuvre ce qui a été préalablement pensé. Rester dans l’immédiateté et la réactivité peut donner le sentiment aux managers, aux responsables politiques d’être aux prises avec le réel. Mais s’ils se limitent à cela, ils se comportent comme des explorateurs qui avanceraient en terre inconnue sans regarder la carte. L’épuisement stérile est au bout du chemin. Les dirigeants qui ne voient que les pixels sont mal placés pour brosser une grande fresque.
Expliquer la nécessité de ces deux temps, la réflexion et l’action, est une manière de faire approcher l’Internet aux jeunes générations avec moins de fascination et plus de maturité citoyenne. Cela passe par un apprentissage des méthodes de recherche, pour ne pas se perdre, de la sécurité, pour ne pas être dupe et de l’esprit critique pour ne pas se laisser abuser. Rien de nouveau sous le soleil, sauf la technologie. Mais là encore, il ne suffira pas de mettre un didacticiel en ligne pour que cela se fasse. Les parents, les professeurs, les mentors, les dirigeants devront s’impliquer pour convaincre et donner l’exemple. Éduquer n’est pas un concept anachronique, obscène et policier.
Pour être cohérent avec cette démarche, tous ceux qui contribuent à la vie de la société : administrations, entreprises, universités, grandes écoles, formations politiques et syndicales, ONG, associations…doivent aussi mener une politique ambitieuse de contenu. Internet est encore trop souvent perçu, par les dirigeants, comme un lieu où l’on peut se contenter de maintenir une vitrine étanche. Une affaire de communication tout au plus. Il faut y être pour compter, créer éventuellement du Buzz, pour les plus branchés, au détriment du contenu durable, solide, élaboré. Or c’est sur ce terrain que se situent les enjeux de valeurs, de société, d’environnement et que peut s’exercer l’influence. C’est sur ces bases que s’imaginera ou non l’avenir. C’est là que se tracera la ligne de partage entre ce qui est admissible dans le monde globalisé et ce qui ne l’est pas. Le climat relativiste dans lequel baigne aujourd’hui Internet flatte les manipulateurs de tous poils. Il est temps d’en prendre conscience et de créer les conditions pour que la curiosité des internautes puisse être satisfaite par autre chose que des pamphlets rageurs, des articles démagogiques ou une cascade de faits sans mise en perspective.
La société de la connaissance doit prendre corps autour d’outils performants. Il n’y a pas d’inquiétude à avoir à ce sujet. Les évolutions technologiques ouvrent un champ d’évolution insoupçonné. Elle doit surtout reposer sur la contribution intelligente de tous ceux qui, de par leurs talents, leur métier, peuvent contribuer à l’enrichissement de la connaissance humaine. Challenge difficile à relever tant le réflexe est à l’égoïsme institutionnel et individuel. Difficulté renforcée par le fait que la rentabilité économique de ce modèle d’élaboration de contenu pluridisciplinaire ne sautera pas immédiatement aux yeux des investisseurs. Aussi est-il nécessaire, pour relever ce défi, de se placer dans une perspective de long terme. En regardant en arrière, il apparait désormais comme une évidence que les investissements consentis au cours des siècles passés dans les pays européens pour assurer une éducation de haut niveau ont contribué sensiblement au développement extraordinaire de ce continent. Prendre ce constat en compte, pour construire une vision prospective axée sur les technologies de l’information, peut ouvrir de larges voies de progrès économique, mais aussi politique et social.
La logique de retour immédiat sur investissement ne convient pas à cette entreprise de désenclavement des sociétés et des individus pas plus qu’elle ne peut s’accommoder d’une attitude nationale défensive. Un pays qui se coupe des réseaux, ou n’y investit pas suffisamment, existe peu aux yeux du monde. Comparez le rayonnement de Cuba et du Canada ! En revanche, la toile offre des perspectives sans limites à la créativité des peuples, à leur intelligence collective, à leur culture, à leurs techniques. Comme le grand ouest américain du XIXème siècle, Internet est une terre d’opportunité qui n’offre que ce qu’on est capable de prendre.
Il est donc temps de laisser de côté la fascination pour la toile et penser en termes politiques, économiques et culturels la place que l’on souhaite y occuper, au profit de quelles valeurs. Le nouveau paradigme de partage et de rayonnement que créent Internet et les technologies de l’information dessine en ce moment la cartographie des sphères d’influences des décennies à venir. Il serait dommage que nous en prenions conscience trop tard.
1- Sérendipité : néologisme dérivé de l’anglais « serendipity », terme introduit en 1757 dans la langue anglaise par Horace Walpole pour évoquer les découvertes inattendues. Le recours aux liens hypertexte facilite la sérendipité et stimule la dispersion.
2- Application qui combine du contenu et du service provenant de plusieurs applications plus ou moins hétérogène.
3- Processus d’analyse et d’indexation des pages situées sur le web.
4- Edition Mille et une nuits, 2005.
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