La Société de consommation, Jean Baudrillard, éd. Denoël, 1970, p. 284.
Tout comme il existe des modèles de consommation, la société suggère ou
met en place des « modèles de violence », par où elle cherche à drainer, à
contrôler, à mass-médiatiser ces forces irruptives. En effet, pour
empêcher que ce potentiel d’angoisse accumulée du fait de la rupture de
la logique ambivalente du désir, et donc de la perte de la fonction
symbolique, ne résulte en cette violence anomique et incontrôlable, la
société joue à deux niveaux : 1. D’une part, elle tente de résorber
cette angoisse par la prolifération des instances de la sollicitude :
rôles, fonctions, services collectifs innombrables - partout on objecte
du lénifiant, du souriant, du déculpabilisant, du lubrifiant
psychologique (tout comme du détergent dans les produits de lessive).
Des enzymes dévorant l’angoisse. On vend aussi du tranquillisant, du
relaxatif, de l’hallucinogène, de la thérapie de tout poil. Tâche sans
issue, dans laquelle la société d’abondance, productrice de satisfaction
sans fin, épuise ses ressources à produire aussi l’antidote à
l’angoisse née de cette satisfaction. Un budget de plus en plus lourd
passe à consoler les miraculés de l’abondance de leur satisfaction
anxieuse. On peut l’assimiler au déficit économique (d’ailleurs non
comptabilisable) dû aux nuisances de la croissance (pollution,
obsolescence accélérée, promiscuité, rareté des biens naturels) mais il
les dépasse sans aucun doute de très loin. 2. La société peut essayer -
et elle le fait systématiquement - de récupérer cette angoisse comme
relance de la consommation, ou de récupérer cette culpabilité et cette
violence à leur tour comme marchandise, comme biens consommables, ou
comme signe culturel distinctif. Il y a alors un luxe intellectuel de la
culpabilité, caractéristique de certains groupes, "une valeur
d’échange/ Culpabilité".