Vous défendez un point de vue singulier, l’auteur.
Je sens bien que vos intentions sont positives, au fond ; mais vous ne vous rendez pas compte de votre égoïsme.
Mon « plein aux as » était volontairement provocateur. Mais que vous le soyez réellement ou non, le problème reste le même.
C’est facile pour vous de prôner le libéralisme, l’autonomie, l’absence de contrainte et — inversement — d’assistance à l’individu. Les temps vous donnent raison, parce qu’ils vous permettent d’envisager ceci sereinement. Ce n’est pas le cas pour tout le monde.
Un vrai démocrate humaniste et noble d’intention penserait aux autres, au collectif, pas qu’à lui-même.
Vous affichez fièrement votre CV d’érudit doctorant dans une discipline qui a le vent en poupe : l’informatique. Vous n’avez pas besoin d’aide, d’assistance, parce que vous avez déjà de la chance. Il se trouve que votre passion et votre métier sont les rouages de ce qui, aujourd’hui, intéresse fortement les gens. Il y a beaucoup de travail dans ce domaine actuellement ; et probablement, pour de nombreuses années à venir. Vous êtes donc à l’abri. Que vous la jouiez freelance ou partie d’une grande entreprise omniprésente, vous trouverez toujours quelqu’un — un professionnel, riche d’allègements fiscaux et d’avantages sociaux qui le poussent à entreprendre et à faire tourner le business — qui a besoin d’un logiciel de travail spécifique, d’un réseau local à installer ou à maintenir, de machines à monter ou à entretenir, etc. — la crise, c’est pas pour vous. Les affaires marchent bien.
Ce n’est pas le cas dans tous les secteurs d’activité. L’artisan n’a pas vu sa demande augmenter pour le pain, les produits traditionnels, ou la petite distribution. En revanche il a vu le poids de la concurrence augmenter de façon drastique voire dramatique. Voire tragique, pour ceux qui se suicident « tout simplement ». Celui qui a étudié les arts souffre également : en temps de crise, les gens n’ont plus de quoi s’offrir ses œuvres — ils se contentent de l’essentiel : la bouffe, le logement, la bagnole, les impôts. Les rares artistes qui font fortune aujourd’hui, ne sont pas ceux qui contribuent à enrichir la culture, la pensée, la spiritualité de leurs pairs. Ceux qui font fortune et — plus simplement — s’en sortent sont ceux que l’industrie du disque, les éditeurs, les médias, critiques, etc. — ont décidé de soutenir et de « vendre » au public (sachant le plus souvent que l’effet produit sur les masses, va précisément dans le sens de leurs intérêts : abêtissement de la population, culte de la consommation, du sexe, des choses superficielles — tout ce qu’il faut pour détourner le citoyen des « vrais » problèmes). La seule récompense qui attende les autres pour leur sincérité et leur réelle démarche intellectuelle, c’est la précarité. L’exercice de l’art implique aujourd’hui le choix d’une vie d’abnégation et de rejet.
En vertu de quoi celui qui code un logiciel, si pratique soit-il, a-t-il droit à une vie digne et confortable, sans peur du lendemain ; cependant que l’écrivain ou le musicien méconnu en est privé ?
Est-il plus utile de produire des logiciels, que de contribuer à faire évoluer notre pensée ?
Je n’en suis pas convaincu.
Viendra un moment, l’auteur, où vous réaliserez que vous n’êtes strictement rien. Le domaine dans lequel vous excellez n’a strictement rien de fondamental. On peut se passer d’informatique. On peut se passer de cette discussion. En revanche on ne peut se passer de nourriture, qu’elle soit physique (comme le pain du boulanger) ou spirituelle (comme un livre). Les temps vous donnent raison, mais attention : ils changent constamment...
Le monde dont je rêve n’est pas un monde libéral ou dérégulé, dans lequel les gros — ceux qui ont de la chance, ceux à qui les temps donnent raison — auraient le droit de manger les petits — ceux dont les talents ne se révèlent pas à la bonne époque. Les petits doivent être protégés, et peuvent l’être sans pour autant tomber dans ce que les anglais appelaient le « nanny state », l’État providence, la grosse flemme. Il est nécessaire d’imposer à l’économie — et à la politique, plus globalement — des règles interdisant aux gros de manger les petits, pour qu’au lieu de devenir des « assistés », ceux-ci puissent développer pleinement leurs talents qui, quels qu’ils soient, seront utiles à la société. Constatez seulement le gâchis de compétences et de valeur humaine tout autour de vous, tout le temps, et osez me dire ensuite — et encore — que je débloque.
Ce n’est pas parce que j’adopte un point de vue différent du vôtre (car global, et non centré sur vous), que pour autant je dis des « conneries ».
Une dernière chose : si je partage vos inquiétudes quant à la professionnalisation de la politique, de la justice, etc. — j’aimerais là encore vous dire une chose très simple...
Le peuple qui s’auto-gère est un bel idéal ; c’était sans doute l’idée de départ quand il s’est agi de créer la « démocratie ». Mes notions d’histoire ne me permettent pas d’avoir une idée précise du nombre d’habitants que comptait la Grèce antique, par exemple ; mais je sais qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas loin des 7 milliards d’individus sur Terre. Le fonctionnement véritablement démocratique dans lequel toutes les décisions seraient prises collectivement, par le peuple et non par ses représentants « professionnels », me paraît difficilement tenable en de telles conditions. Même en mettant de côté tous nos loisirs, notre temps libre, et même le temps de travail, nous n’en épargnerions toujours pas assez pour comprendre, appréhender, et finalement pouvoir juger, décider, résoudre tous nos problèmes.
La Lybie, le fantôme d’Ousama, le nucléaire, etc. — autant de sujets dont l’analyse n’est pas simple et requiert des compétences expertes, lesquelles ne peuvent être acquises qu’à force de pratique « professionnelle ». Sans compter que le peuple est largement abêti, de nos jours. Bercé d’illusions et de désirs superficiels ; lobotomisé, entraîné à ne plus penser. Convaincu même de n’en être plus capable... un long travail de prise de conscience « collective » (et non « personnelle ») est nécessaire, au préalable, avant que le peuple soit digne de s’auto-gérer. N’allez pas croire que ça me réjouit, mais c’est ainsi.
Salutations.