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Commentaire de Luc-Laurent Salvador

sur De l'animal à l'homme par l'invention du religieux : retour sur le modèle sacrificiel de René Girard


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Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 2 août 2013 13:49


 Le fait que des groupes agro-pastoraux/agriculteurs puissent devenir des groupes « chasseurs-cueilleurs » non pas en raison d’une quelconque « régression culturelle » supposée mais généralement en raison d’un changement d’environnement, en conséquence le plus souvent de migrations contraintes et causées par changement climatique, éruption, cataclysme, etc…. est parfaitement connu des anthropologues et ethnologues : notamment concernant le domaine amérindien où c’est une situation assez commune. Et même en cas d’absence de mémoire collective de ce passé « agricole », existent suffisamment d’éléments culturels permettant de le déterminer le cas échéant et de les distinguer des autres groupes ayant toujours été « chasseurs-cueilleurs ».

 Merci pour cette confirmation qu’une société donnée peut avoir un passé, un « âge d’or » disparu dont la perte, précisément, avec les tribulations qui l’ont accompagnée, a pu amener le groupe à vivre sur la base de règles beaucoup plus strictes afin d’assurer la cohésion du groupe, cad, la paix. C’est cela que j’appelle maladroitement une « régression culturelle » au sens où l’accentuation de la prégnance des règles amène une polarisation de la société sur un ensemble de principes plus limités.

 Dans le cas des Piraha : un élément que vous n’avez pas noté : l’absence de nombre : les Piraha sont incapables de compter : ne distinguent le résultat d’une pêche : exemple 10 poissons vs 100 poissons : uniquement en terme de « un peu de poissons » et « beaucoup de poissons », et bien entendu pareil entre 100 poissons, noix, etc… et 500 poissons, noix, etc… la conséquence pratique étant qu’ils se font généralement arnaquer par les Brésiliens « civilisés » faisant business avec eux …dans ce cas précis, l’absence de nombres suffit à considérer comme peu probable un passé d’agriculteurs ou de pasteurs : vous comprendrez aisément pourquoi…

Je vous suis bien dans cette inférence, mais le fait d’infirmer une ascendence agro/pastorale ne suffit pas pour écarter la possibilité de ce que, pour le moment, j’appelle « régression culturelle »

 Il n’existe pas de « pauvreté culturelle » dans ce groupe, mais un refus conscient et volontaire de toute production : exemple : quand bien même ils pourraient « imiter » les groupes voisins, ou par exemple produire les paniers tressés qu’ils utilisent au quotidien avec des matériaux plus solides : ils ne le font pas et cela « volontairement » : ils n’ont absolument aucun intérêt dans la conservation de quoi que ce soit (que ce soit des paniers plus solides, ou des machettes échangées contre des fruits, poissons, noix, etc…machettes qu’ils utiliseront deux ou trois fois puis abandonneront), ni dans la production de quoi que ce soit.

Ce que vous décrivez là peut se comprendre comme une culture fortement structurée autour du tabou de la possession ou de l’appropriation, cad, l’interdiction de ce sur quoi porte la mimesis. et que précisément Girard considère comme la source de toute conflictualité.
Donc l’exemple des Piraha, dès lors que nous ignorons l’ontogenèse culturelle de cette société, plaide plutôt en faveur de la thèse girardienne.
Celui-ci a en effet expliqué que les formes initiales du religieux allaient pouvoir être reproduites et donc interprêtées de mille manières.
Certains groupes s’attarderont sur le moment de la crise qui précède le sacrifice et feront la fête, cad un Carnaval où tout est permis alors que d’autres s’attarderont sur le moment qui suit la crise, quand tous sont conscients de ce qu’ils viennent de traverser et sont hypervigilants à ne pas recréer les conditions de la crise : ils pratiquent alors une « anti-fête » où les interdits sont suivis encore plus rigoureusement.
Que des sociétés humaines, étant donc passées par ces stades sacrificiels, en viennent ensuite à se stabiliser autour de pratiques culturelles très fermes et capables de tenir le conflit mimétique à distance, cela me paraît tout à fait compatible avec l’hypothèse girardienne.
Je ne vois rien là qui puisse l’infirmer.

 Mais si ces arguments ne vous suffisent pas : pléthore d’autres éléments vont en ce sens : n’existent chez eux aucune pratique rituelle, ni sacrificielle ; er termes de rivalité mimétique : les Piraha ne produisent RIEN, ne conservent RIEN (pas même la nourriture), et partagent TOUT ce qu’ils « ont » (entre guillemets puisque ici « avoir » n’a aucun sens) : les cas de violence dans ce groupe sont suffisamment rare pour que D. Everett (parti à leur rencontre en tant que missionnaire, ayant fini athée pour le coup) en plus de trois décennies à vivre à leur contact n’en est répertorié que deux ou trois : de nature non collective…Même au niveau du désir de la femme de l’autre, les Piraha ne connaissent pas ce problème : les couples se faisant et se défaisant selon les attractions du moment sans que cela ne gène quiconque : de même le « cocufiage » chez les couples « mariés » (pas de véritable mariage, mais liaison « affirmée ») ne porte à aucune conséquence sérieuse : de quelle façon le désir mimétique peut-il opérer chez un tel groupe : qui peut résolument être considéré comme « primitif » en termes de culture matérielle (ils ne produisent rien) voir même culture tout court (aucun système de mythes, un des langages les plus simples au monde, absence de nombre, de vocables pour les couleurs, etc…) et donc peut servir d’indicateur quant aux groupes « archaïques » humains…(« archaïques » et « primitifs » uniquement pour que l’on se comprenne).

Si j’ai été assez clair, vous aurez compris que aussi primitif qu’il puisse apparaître à première vue face à son dénuement matériel et culturel, le peuple Piraha ne l’est certainement pas.
Je pense plus raisonnable de supposer qu’il s’agit de l’aboutissement d’une stratégie adaptative basée sur l’inhibition, la retenue, tout ce qui va entraver la conflictualité du désir et en priorité, le simple fait de faire ce qu’on a toujours fait, le minimum, de ne posséder que le minimum de manière à rendre les conflits minimum.
Bref, je vois là une culture qui a poussé au maximum cette voie de régulation et qui est donc « très évoluée ».
Ce qu’il m’intéresserait beaucoup de savoir à leur sujet, c’est comment s’opèrent très concrètement les processus éducatifs des tout jeunes enfants (car eux, vous pouvez y compter, sont mimétiques comme vous et moi smiley.
Ils doivent certainement faire un sacré bout de chemin pour se conformer aux normes sociétales des Piraha.
Heureusement, l’imitation étant ce qu’elle est, ils peuvent aller très vite smiley

 Si tant est qu’il ait su parler, il ne lui restera à peu près rien de sa compétence passée, il n’apprendra plus ou si peu, ne sera intéressé que pour rester sur son île et les religieux souhaitant l’évangéliser échoueront à coup sûr.

Pourra-t-on en conclure qu’il n’a pas connu le langage et est né hors de toutes représentations culturelles ? Certainement pas.

Il me semble que l’on est ici un peu dans la même situation.

Nope…les Piraha fondent leur culture justement sur ce refus de tout « changement » ou d’intégration d’apports extérieurs : ils ne sont pas un groupe isolé, sont en contact permanent avec d’autres groupes (indiens ou autres), échangent, etc… mais refusent d’intégrer quoi que ce soit, notamment parce que convaincus de leur supériorité et de la parfaite adaptation de leur mode de vie à leur environnement (sur ce point, ils n’ont pas vraiment tort)…D. Everett qui en a emmené plus d’un dans les métropoles brésiliennes, et donc par avion a pu constater que absolument RIEN ne les intéressait, ni ne les surprenait : ni le voyage en avion, ni les villes, etc…

tout ceci confirme complètement mon propos précédent

Sinon, c’est trés « girardien » comme contre-argument, si il n’y pas de preuve de pratiques sacrificielles cela confirme qu’elles ont existé...

Argument fallacieux.
Je ne fais pas l’inférence consistant à voir une confirmation dans l’absence parce que précisément c’est ce que je vous reproche.
L’absence de preuves du sacrifice n’est pas preuve de l’absence de sacrifice.

Pour ma part, je dis seulement que l’absence de sacrifice caractérisé chez les Piharas n’est pas preuve qu’il n’a jamais existé au cours de leur histoire évolutive.
Et à cela, je le sais, vous n’avez rien à objecter car vous ne connaissez pas cette histoire évolutive dans le détail.

Back to the Piraha, un psychologue -nom à retrouver, les ayant étudié, les considère comme le groupe le plus heureux (ou « mentalement » sain) au monde : n’existe chez eux ni dépression, ni suicide, etc… d’ailleurs D. Everett en a fait la découverte de façon « malheureuse » puisque lors de ses premiers contacts visant à les évangéliser (échec total lorsqu’il n’a pu affirmer avoir rencontré que ce soit Jesus ou Dieu), il leur parla de sa mère dépressive ayant fini par se suicider : son récit poignant ayant engendré une explosion d’hilarité chez les Piraha, pour qui l’idée de suicide est autant incongrue qu’étrangère…

Excellent ! Merci quoi qu’il en soit de m’avoir appris l’existence de ce peuple.

 Le seul moyen d’y voir plus clair serait de pouvoir rapprocher génétiquement cette peuplade d’autres peuples mieux connus (et sûrement mieux dotés culturellement).

Les Piraha sont le dernier groupe survivant du groupe Mura, exterminé en raison de sa résistance à toute tentative d’assimilation ou « pacification » : les groupes Mura historiques ne semblent pas avoir été très différents (culture matérielle, et de ce que l’on sait de leurs cultures) des Piraha : à savoir des chasseurs-cueilleurs nomades, vivant en bord de rivière.

 On aurait alors la preuve (si tant est qu’on ne l’ait pas déjà) que des régressions culturelles sont possibles.

 Je ne reviendrai pas sur cette idée de « régression culturelle » pour des groupes qui n’ont pas opéré une régression culturelle mais se sont adaptés à un nouvel environnement, auxquels ils se sont adaptés, et en conséquence ont produit un nouveau modèle culturel (éliminant parfois le « superflu » relatif à leur culture antérieure).

Pas de problème, nous pouvons appeler ça n’importe comment. L’important est juste d’admettre l’idée qu’il puisse y avoir eu un passé culturel, cultuel ou rituel à présent disparu.

Donc, je reviens à mon argument principal : la pratique (rituelle ou autre) du sacrifice n’est pas un des invariants qui selon vous se dégagerait : pas même que n’existe d’arborescence : dans les faits l’incapacité même à pouvoir envisager le Réel ne serait-ce que de la façon dont certains groupes actuels le font, sans parler de groupes préhistoriques ou proto-humains, témoigne suffisamment que nous ne sommes pas face à un "arbre et ses diverses branches évolutives et racines primitives" mais face à des mondes/réalités soit interagissant entre eux, soit s’ignorant : le seul invariant étant l’expérience humaine fondant ces réalités : bien entendu, une approche « toute-mimétique » niant par définition la singularité, ne peut accepter un tel modèle fondée sur la Singularité en premier lieu (à noter que mimétisme et singularité peuvent aller de pair, le mimétisme opérant sur les structures ou les « vecteurs » -nécessité de formes et systèmes identifiables/stables- permettant aux singularités de s’exprimer : cf mon exemple du Jeu : tous par mimétisme suivent les mêmes règles, voir imitent les stratégies de l’autre mais seule la singularité fournit les moyens de « gagner »).

J’entends ici une sorte de profession de foi où vous mettez en avant certains principes qui guident votre réflexion. C’est totalement respectable et j’entends ce que vous dites.

Pour ma part, darwinien bête et discipliné, je postule l’existence d’une arborescence, donc d’un lieu de passage unique vers l’Humain via l’invention dans un groupe de protohominiens aussi mimétiques que nous le sommes (fait peu contestable vous me l’accorderez) de pratiques sacrificielles au sens large (donc avec chasse et guerre en succession ou en même temps) qui l’ont amené à dominer et se disséminer, les distances immenses ayant permis et la warlessness et l’évolution tranquille vers des formes diverses qui font la richesse de l’espèce humaines.
Mais quoi qu’il en soit, chaque groupe a emporté avec lui la graine culturelle du religieux et en a fait ce que bon lui semble.
Certains ont disparus entretemps, nous ne connaissons que les survivants.

Nous en sommes d’accord, l’imitation ne pose aucune espèce de problème sous le rapport de l’originalité ou de la singularité.
Car comme l’a montré Tarde, celle-ci n’est que le résultat de la confluence singulière de différentes influences mimétiques.
Ensuite l’imitation permettra d’opérer la sélection (reproduction différentielle) entre les inventions qui valent le coup et celles qui ne sont pas adaptatives.
Mais bon, tout ça est un autre débat.

Pour conclure, comme vous l’aurez constaté, vos arguments n’atteignent ni le noyau dur, ni même la ceinture périphérique de la théorie girardienne.
Tout au contraire, ils viennent la nourrir, au sens où les données proposées y trouvent immédiatement leur place vu qu’elles ont été anticipées par Girard.
A partir de là vous pourriez poser la question de ce qui pourrait infirmer la théorie girardienne, afin que l’on puisse s’assurer qu’elle n’est pas, comme la psychanalyse immunisée contre la contradiction.

A cela je répondrai que Girard fait suffisamment d’assertions fortes pour qu’il soit facile de montrer qu’il se trompe.
La chose étrange est qu’il dérange, qu’il suscite même pas mal d’animosité mais que les spécialistes peinent à démontrer son erreur ici ou là.
Le pauvre Lewis en est réduit à dire que la prétention de Girard d’expliquer tout le culturel par le mimétique et le sacrificiel est absurde mais son livre dans son intégralité vient directement à l’appui de la thèse girardienne.

Pour ma part, je n’ai pas ce problème.
Car mon premier mouvement a été de pointer dans la thèse girardienne une « erreur » sous le rapport de l’évolution.
Il y en d’autres ici et là sur lesquels je reviendrai.
Mais elle n’affectent que la ceinture périphérique (au sens de Lakatos) de la théorie girardienne.
Le noyau dur, sacrificiel, est intact.
Il n’a pas fini de nous éclairer.

J’imagine que vous ne serez pas d’accord mais, quoi qu’il en soit, merci pour la contradiction.
J’ai beaucoup appris du chemin discursif que vous m’avez obligé à parcourir.


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