Amy Winehouse et Lady Gaga : double portrait d’un dandysme au féminin
Innombrables, sur le web comme dans la presse, sont les analyses entourant, depuis sa toute récente mort, la figure d’Amy Winehouse, dont le succès s’avéra aussi fulgurant, au sein de la galaxie pop-rock, que son destin se révéla, quant à lui, tragique. Aussi est-ce à un des ces commentaires – celui affirmant qu’Amy Winehouse serait, en matière d’image comme de musique, l’anti Lady Gaga – que je souhaiterais répondre ici. Car, s’il ne s’avère certes pas tout à fait faux, il ne se révèle totalement vrai, en revanche, qu’en apparence.
C’est ce que donne à voir, en tout cas, ce dandysme féminin duquel il n’est que légitime de penser que ces deux stars participent, quoique à des degrés divers, de plein droit. Car l’essence du dandysme, attitude existentielle bien plus complexe que celle que bon nombre de clichés nous donnent trop souvent à voir sur les couvertures glacées de nos magazines dits « tendance », c’est, en réalité, un mode d’être, bien plus qu’être à la mode, dont tant Amy Winehouse que Lady Gaga ne sont que des formes distinctes, mais non pour autant opposées, d’expression.
Ce manichéisme que je conteste ici, c’est Charles Baudelaire, impeccable dandy, qui, du reste, le récusa, au sein de l’histoire de la littérature moderne, le premier, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le dire : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. », spécifie-t-il en effet, dans Mon cœur mis à nu, pour tenter d’expliquer les contradictions inhérentes au tréfonds de l’âme humaine.
Cette thèse, un autre dandy, Oscar Wilde, pour qui le dualisme de l’âme et du corps constitua l’un des préjugés les plus importants à pourfendre, la réitérera, quasi mot pour mot, dans Le Portrait de Dorian Gray : « L'âme et le corps, le corps et l'âme - quel mystère en eux ! Il y a de l'animalité dans l'âme, et le corps a ses moments de spiritualité. Les sens sont capables de raffiner, et l'intellect est capable de dégrader », y soutient-il.
Bref : Docteur Jekyll et Myster Hyde, ou la double vie selon Stevenson, cet autre écrivain majeur du XIXe siècle. William Blake, au XVIIIe siècle déjà, appelait cela, ainsi que l’indique le titre de son grand poème, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer : binôme philosophico-esthétique dont s’inspireront, quelques années plus tard, les peintres préraphaélites anglais.
Mais c’est peut-être, au XXe siècle, l’un de ses plus lucides essayistes, le très nihiliste Cioran, qui, de cette intime coexistence du divin et du diabolique au sein d’un même être, parla le mieux, ainsi que le prouvent ses Exercices négatifs, écrits tardifs qu’il rédigea en marge de son Précis de décomposition : « Partagé entre Dieu et le Diable, (…), entre l’adoration et l’impiété (…), je ne saurais me décider entre les deux seules attitudes qui puisse séduire l’esprit : la frivolité et le renoncement. Pour laquelle opter alors que toutes les deux sont légitimes, et qu’aux arguments de l’une, l’autre oppose les siens avec autant de validité ? (…). Mais si je pratique les deux voies, tour à tour ou simultanément ? », s’y demande-t-il sans toutefois trancher, lui non plus, la question. C’est ce qu’il nomme là son « tiraillement ».
Ainsi est-ce à ce double portrait, tout en finesse et nuances, qu’il convient de se référer pour comprendre, véritablement, en quoi Amy Winehouse comme Lady Gaga l’incarnent, chacune à leur manière, dans leur vie artistique. Et, de fait, c’est cela même – cette ambivalence intrinsèque à la nature humaine, cette foncière et indépassable ambigüité de la personne et à fortiori de l’artiste – qu’entendait dire Philippe Sollers lorsqu’il invoquait, pour définir le dandysme contemporain, sa « positivité » tout autant que sa « négativité », et ce sans que cela ne recouvre, à l’instar du Nietzsche de par-delà « bien » et « mal », aucun jugement moral puisque Sollers finit par les fondre, à l’exclusion de tout manichéisme justement, en une seule et même valeur, devenue alors « ultra-positive » : « Le dandy ne peut plus posséder aujourd’hui qu’un ensemble de valeurs profondément négatives : il ne s’agit pas - surtout pas - d’apparence, de manières de parler, de comportements, de traits de caractères, d’idées, d’opinions. Simplement : une concentration d’énergie désinvolte. La négativité du dandy s’exerce à chaque instant de façon ultra-positive (négation de la négation). », avance-t-il en un ouvrage collectif ayant pour très emblématique titre Splendeurs et misères du dandysme.
C’est dire, donc, si le dandysme évolue, aujourd’hui, vers deux pôles esthétiques que tout, apparemment, oppose, sans contradiction aucune pourtant, sur le plan existentiel : un par excès - la provocante excentricité, dans l’affirmation de soi, de Lady Gaga - et un par retrait - la pathétique déchéance, jusqu’à la suppression de soi, d’Amy Winehouse. En d’autres termes, encore : une esthétique du paraître, pour la première ; une esthétique de la disparition, pour la seconde !
N’est-ce pas là, du reste, ce que signifie, en profondeur, l’art de la cosmétique lui-même, dont tant Lady Gaga qu’Amy Winhouse sont par ailleurs de ferventes adeptes, dès lors qu’il peut être perçu, ainsi que l’observa Baudelaire dans l’éloge du maquillage (l’un des chapitres constitutifs de son Peintre de la vie moderne), aussi bien comme la mise en relief des traits du visage que comme la volonté de les dissimuler, au contraire, derrière un masque, sorte de camouflage quasi impalpable mais savamment construit, de circonstance ?
Jean-Paul Enthoven, pour résumer tout ceci, a, dans ses Enfants de Saturne, d’admirables formules lorsque, pour y décrire l’allure de Lord Brummell, le premier des grands dandys historiques, il écrit, à propos de celui qu’il qualifie encore de « dieu profane », ces mots : « Brummell se tait. Il règne sur des signes. Il célèbre le sublime imperceptible. Il n’étend sa loi terrible qu’à des agencements secondaires. De son vêtement, il s’est fait une meilleure peau, une muraille opaque d’où il tire la règle de son élégance : le dandy s’habille pour devenir invisible. Il choisit de se vêtir comme le belluaire choisit d’être nu - afin de n’offrir aucune prise. Il peut alors s’esquiver derrière son apparence comme un absolu derrière son incarnation. ».
Davantage : le parfum lui-même, que le très aristocratique esthète Des Esseintes, dans l’A Rebours de Huysmans, s’emploie à créer à partir des essences les plus rares, n’est-il pas, lui aussi, cette « signature invisible », évanescente et envoûtante tout à la fois, que magnifia jadis cet autre dandy de Christian Dior ?
Quant à Lady Gaga et Amy Winehouse, c’est à deux images célestes, quoique issues d’un même et seul astre, que j’en appellerais, en guise de conclusion, pour illustrer leur dandysme respectif : un « dandysme solaire » pour Lady Gaga et un « dandysme crépusculaire » pour Amy Winehouse.
C’est là précisément - la conjonction de ces deux types de mode d’être y étant synthétisée là en une unique métaphore - ce « soleil couchant » dont parle Baudelaire pour définir le dandy !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur de Philosophie du dandysme et Le dandysme, dernier éclat d’héroïsme (publiés aux PUF), ainsi que de Oscar Wilde (Gallimard). A paraître : Histoire du dandysme (Bourin Editeur).
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