Annie Le Brun : « élargir l’horizon » contre le « totalitarisme de l’inconsistance »
« J’ai écrit seulement pour savoir où j’allais » confesse Annie Le Brun (1942-2024). Celle qui a inlassablement cherché des « traces de vie insoumise » contre le « totalitarisme de l’inconsistance » a tenté de crever tous les faux plafonds pour s’accorder l’horizon. Pour elle, la poésie, langue commune à l’espèce parlante, est « l’unique manière de penser qui ne cesse d’élargir l’horizon, l’ultime boussole dans l’obscurité qui nous cerne ». Alors, elle a écrit pour « ne rien céder sur l’infini qui nous habite ».
Annie Le Brun avait donné des entretiens à différents périodiques dont Brasero et Le Matricule des anges, recueillis par les éditions l’échappée. Elle rappelle ne s’être « jamais prise pour un écrivain ni de n’avoir jamais projeté de faire oeuvre ».
Simplement, elle a cherché le dire juste contre les opérateurs d’un devenir-machine dans un monde globalisé et ultraconnecté en proie à sa délirante dystopie de « barbarie fonctionnelle ». Comme elle a tenté de dire le juste et de déchosifier la langue contre cette barbarie dissolvante qui ne souffre aucune réplique. Elle a tenté de viser juste contre ceux qui livrent leur sale guerre à « tout ce dont l’on ne peut pas extraire de la valeur ».
Elle n’aura eu de cesse de lancer l’alerte contre cette guerre insidieuse, livrée sans avoir jamais été déclarée, à « ce qui n’a pas de prix » - à l’inévaluable, à l’inaccaparable que le « capital technologique » évacue de sa « réalité numériquement modifiée ».
Celui-ci prétend nous vendre des « idées sans corps et des corps sans idées » par le déversement exponentiel d’images via sa tuyauterie algorithmique. Mais qui a vraiment conscience de cette « violence inédite qui traverse l’image », dans le mouvement perpétuel de pompe aspirante et refoulante des flux usinés dans l’instantanéité numérique de la Mégamachine ?
La voix de l’insoumission s’est éteinte le 29 juillet dernier en Croatie. Jusqu’à son dernier souffle, elle a serré son coeur et ses lignes de vie à haute tension sur le trésor de l’inaccaparé. Elle n’aura cessé d’opposer à l’insoutenable, à l’irrespirable « encore et toujours, l’insistant désir de voir s’élargir l’horizon » - de fait, elle se l’est accordé « en toute dissonance » dans le compagnonnage des chercheurs de vérités de l’existence humaine et autres trouvères de « la Bouche d’ombre » de Hugo (1802-1885).
La quête éperdue de « ce qui n’a pas de prix »
Tout avait commencé au printemps 1964. Une jeune fille de vingt-deux ans s’était rendue aux dernières réunions des surréalistes sous André Breton (1896-1966) sous le premier septennat du Général de Gaulle, autant dire au lointain et si bref siècle dernier. Lors d’un colloque à Cerisy consacré à l’humour noir, durant l’été 1966, elle intervient au nom du « pape du surréalisme », avec l’accord de celui-ci – comme si le septuagénaire lui passait le flambeau...
Elle a vingt-quatre ans, elle entre dans la lumière alors que Breton quitte la scène des vanités peu après. L’année suivante, elle publie Sur le champ, son premier recueil de poésie, illustré par l’artiste Toyen (1902-1980) : « Je lui dois d’avoir appris violemment que la poésie commence avec le non-mensonge, non-mensonge sur le corps, non-mensonge sur la mort, non-mensonge sur le rien qui nous hante (...) Elle ne croyait qu’à la poésie qui, contre tous les mensonges, dit le néant qui nous hante, pour affirmer le merveilleux à travers la nudité de l’être ».
L’oeuvre du marquis de Sade (1740-1814) la hante également. Lors d’une visite, avec son compagnon, l’artiste croate Radovan Ivsic (1921-2009) au zoo de Bronx, elle perçoit, à la vue de la « luxuriante sauvagerie » des rapaces « ce que les encyclopédistes ne veulent ou ne peuvent pas voir, à savoir que les idées et les principes ne suffisent pas car il est une violence de la nature qui se retrouve aussi à l’intérieur de l’Homme », comme en témoigne l’image révélatrice du volcan, dans l’oeuvre de Sade où « l’infini du désir constitue la seule réponse au désir d’infini ». Il s’agit bien de cette « première conscience physique de l’infini » - encore faudrait-il « accepter de la voir resplendir sur fond de néant ». Elle est infiniment reconnaissante à Sade « non de nous donner des idées mais de nous en enlever ». C’est bien ça « le bloc d’abîme » (Soudain un bloc d’abîme, Sade, Pauvert, 1986) : tout d’un coup, il y a un trou au milieu du paysage ». Ainsi, elle a ajouté sa pièce à la machine textuelle montée autour de « l’isolisme » du « divin marquis » : celui-ci rime-t-il avec « nihilisme » ou sonne-t-il le rappel de cette barbarie embusquée « sous l’édifice de la civilisation » ?
Que nous dit la mortifère fascination pour une technologie qui donne « l’illusion de pouvoir se délester de toute interrogation de nous-mêmes » ?
De même, elle adhère au constat de philosophie clinique d’Alfred Jarry (1873-1907) dans Le Surmâle (1902) : « L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment ». CQFD : « On ne dira jamais assez ce que cette simple constation renverse de mensonges sociaux, religieux, moraux mais aussi psychologiques, sentimentaux, intellectuels »... Contre le « triomphe du nombre », Jarry mise sur « la défaite du mesurable » et renverse le gouffre d’un éclat de rire.
Entre l’illimité et l’infini
Dans Lâchez tout ! (Stock, 1977), elle dénonce l’embrigadement néoféministe qui « travestit le flic et le militaire sous la défroque militante ».
Dans Appel d’air (Stock, 1988), elle dit l’horizon qui se resserre « à l’insu de presque tous », avec l’insidieux « désarmement de la révolte » en régime de « bourgeoisie socialiste ».
Dans Du trop de réalité (Stock, 2000), elle dénonce le « totalitarisme de l’inconsistance » et l’immense « système de crétinisation » dans lequel l’époque puise sa force consensuelle – notamment par le gavage d’une « poésie d’élevage » de ces « faussaires subventionnés de la société » auxquels elle oppose la dissidence absolue du poète véritable.
Avec Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018), elle mesure « à quelle expropriation de nous-mêmes le capital nous contraint » en faisant de chacun « l’agent de son propre asservissement ». Artiste, elle oeuvre contre l’enlaidissement du monde. La beauté vive, « celle que chacun reconnaît au plus profond de soi », serait-elle devenue « l’ennemi à abattre » d’un capital qui investirait notre monde intérieur en « jouant de l’esthétisation comme arme de falsification » ? Elle dénonce la « collusion de la finance, du marché de l’art et des industries du luxe » qui s’institue en « ordre du déni » : « Manifestement, c’est désormais la guerre, une guerre menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur, la guerre de la marchandisation de tout contre ce qui n’a pas de prix ».
Elle prend acte de la « naissance d’une nouvelle économie du regard, devenu pour le capital l’énergie-miracle constamment renouvelable qui transforme le profit en contrôle et le contrôle en profit ». Elle a cherché vers quoi mène la « dépossession numérique de chacun de nous », sous la guidance d’un « rire-gouvernail » homérique contre « le ridicule en marche qui s’affirme comme notre futur ».
Elle constate la dévoration du monde par l’industrie numérique, dont le peu résistible succès tient à la « marchandisation systématique de ce qui lie facilité et commodité sous prétexte de personnalisation ». Pour « tarir à la source l’insoumission dont la poésie est porteuse », les politiques culturelles multiplient les festivals et les prix de poésie ainsi que les « interventions médiatiques les plus idiotes » et autres divertissements de caniveau qui substituent une « poésie d’ambiance » de monoculture intensive, décervelante et domesticante, à la force d’insoumission et d’ébranlement de celle qui dit non à la pose comme à la posture, l’imposture et la charlatanerie. Après tout, l’anéantissement de la nature ne correspond-t-elle pas à celle de la culture ? Et la « dévastation de la forêt vierge du Brésil sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes » à celle de « la forêt mentale en vue d’y faire passer les routes de la culture de la médiocrité » ?
Tout se joue « entre l’illimité et l’infini qu’il est de la nature de tous les pouvoirs de nous voir confondre, pour continuer de contrôler un désir d’illimité participant du nombre, alors que l’infini est en l’occurence indissociable de la question de la souveraineté ». Une souveraineté qui « se conquiert pour chacun comme la mesure de sa démesure » - c’est la « seule énergie capable de rendre le monde vivable »...
En régime d’anomie lexicale et générative, elle proclame sa foi dans le pouvoir des mots – même dévitalisés par le traitement chosifiant d’un parasitisme techno-administratif prétendant s’instituer en pensée, ils demeurent condensateurs d’une énergie qui nous réinvestit en « conservateurs des infinis visages du vivant » (René Char) : « En une décennie, le langage est devenu l’ombre de lui-même jusqu’à n’être même plus porteur de l’ombre des choses. Il couvre tous les trafics, jusqu’au blanchiment du sens. Mais ce retournement des mots ne peut affecter la profondeur de ce qui nous habite. Fions-nous à notre inquiétude : elle seule est porteuse de vie, face à ce néant sur lequel notre corps et notre pensée ont à se construire. »
Déjà, Freud (1856-1939) avertissait : « On cède d’abord sur les mots, puis peu à peu on cède aussi sur la chose »... Mais en a-t-il jamais été Question quand perce la « lente flèche de la beauté » (Nietzsche) sous l’épaisseur du déni rageur qui s’effrite et se dissout dans sa propre inconséquence ?
Annie Le Brun, L’insistant désir de voir s’élargir l’horizon, l’échappée, 128 pages, 13 euros
2 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON