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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Benoît Peeters, des Cités obscures aux Lumières sur Brüsel

Benoît Peeters, des Cités obscures aux Lumières sur Brüsel

(Par Olivier Bailly) Rencontre avec Benoît Peeters, écrivain, éditeur et spécialiste de Tintin, scénariste des Cités obscures.


Benoît Peeters et François Schuiten, les deux créateurs des Cités obscures, s’exposent au Centre Wallonie-Bruxelles jusqu’au 2 novembre 2008. Cette exposition, Lumières sur Brüsel, est l’occasion pour Peeters et Schuiten, de présenter les planches de leur dernier album, le tome 2 de La Théorie du grain de sable (Casterman) qui sort en ce moment.

Mais une exposition de Benoît Peeters et François Schuiten n’est pas une exposition comme une autre. Il faut voir ce moment comme une branche, une extension de leur travail. Lumières sur Brüsel franchit comme par enchantement, bien que sans fracas, les limites de « l’admissible », comme un monde parallèle en plein cœur de la ville, comme la brèche ouverte vers un univers autre. Car d’emblée, avant même de pénétrer les lieux, le visiteur est intrigué par ce sable qui déborde, par ces pierres éboulées. Comme si les cités obscures avaient craqué… Le sable, thème Borgesien, emblème de la mémoire ou de la perte de mémoire, de la page blanche…

Rencontre avec Benoît Peeters, écrivain, éditeur et
spécialiste incontesté de Tintin, scénariste des Cités obscures. Il évoque dans cette interview l’exposition Lumières sur Brüsel, La Théorie du grain de sable, son compagnonnage avec François Schuiten, Tintin et… l’internet.

Olivier Bailly : Quel rôle joue la lumière dans cette exposition ?
Benoît Peeters : Il y a d’abord un jeu sur l’idée de cités obscures. Les Cités obscures c’est plutôt l’ombre. Et par certains côtés, l’ombre est bien là puisque l’exposition se situe dans une ambiance de base qui est assez sombre. On croit que le dessin, la planche originale profite beaucoup mieux d’une atmosphère sombre pour être mise en valeur que d’un éclairage cru.

La deuxième idée c’est que dans cette histoire, La Théorie du grain de sable, il y a un effet particulier. L’effet d’une couleur blanche qui joue un rôle un peu magique dans l’histoire, qui est un peu le secret de l’histoire, sa dimension fantastique et donc il n’était pas question pour nous d’exposer les planches en ignorant cet effet, mais il fallait trouver tout un dispositif puisqu’en réalité cette couleur supplémentaire est ajoutée après le dessin, elle ne figure pas sur la planche originale.

François Schuiten a dû effectuer un travail spécifique pour retrouver cet effet dans les planches, de même qu’il a fallu réaliser tout un travail d’éclairage en découpe pour vraiment donner le sentiment que ces planches étaient presque vivantes, puisque la lumière varie et que les zones blanches se révèlent plus ou moins selon les moments.


Angoulême 2008 : entretien avec Benoît Peeters

L’idée était de donner à une exposition quelque chose de plus qu’à un simple accrochage de dessins, comme on peut le faire dans une galerie. Faire d’une exposition un moment particulier de rencontre avec un univers et, même si on ne lit pas les planches sur le mur, si elles ne sont pas forcément dans l’ordre de l’album - et c’est de toute façon une anthologie d’un certain nombre de planches, de dessins, de livres, de travaux préparatoires -, il faut que le visiteur se sente émerger dans un univers, qu’il sente qu’il y a quelque chose de bizarre. Après à lui de voir si cette première traversée lui suffit ou s’il a envie de la prolonger par la lecture de l’album.
Mais il n’est pas nécessaire de connaître l’univers. Je crois que des visiteurs viennent aussi parce qu’ils sont attirés par quelque chose qui se passe là, sans nécessairement connaître le monde des Cités obscures et pour nous c’est important, c’est l’occasion d’une première découverte.

OB : Justement faut-il considérer Lumières sur Brüsel comme une exposition classique ou comme un volume supplémentaire, un tome de cette grande œuvre qui s’appelle Les Cités obscures ?
BP : Les limites des Cités obscures ont toujours été des limites floues. On a employé pour l’un de nos albums le titre La Frontière invisible. On peut dire qu’il y a toujours une frontière invisible entre ce qui ferait notre création et le reste, dans la mesure où, à côté des albums de bande dessinée, il y a toujours des albums plus proches du récit illustré, ou du recueil de journaux ou d’un guide (comme Le Guides des cités), mais il y a toujours eu aussi des expositions-mises en scène, des films ou des fragments de films, des éléments sur internet, des conférences-fictions, des documentaires qui n’en sont pas tout à fait, donc il y a cette idée que l’univers est poreux, qu’il a comme colonne vertébrale la bande dessinée, mais qu’il ne se résume pas à la bande dessinée.

Et c’est vrai que chaque fois qu’on fait une exposition et qu’on la met en scène on essaie qu’elle soit un moment des Cités obscures et non une simple mise en valeur de l’album. Ce n’est pas une exposition promotionnelle. Si on voulait faire une exposition promotionnelle je crois qu’on la ferait plus simplement. On essaie de donner quelque chose en plus, ce qui demande du travail, mais donne aussi du plaisir et correspond à un univers qui a toujours joué sur l’espace tant il est vrai que l’architecture, les espaces, ont toujours été au cœur des Cités obscures et que là on ne le fait non pas en deux, mais en trois dimensions.

On peut également rappeler qu’à quelques centaines de mètres du Centre Wallonie-Bruxelles où se tient Lumières sur Brüsel, il y a une « exposition permanente » qui est la station de métro Arts et métiers que François Schuiten avait mise en scène.

OB : Est-ce que Lumières sur Brüsel représente un tournant dans l’histoire des Cités obscures ou une continuité ?
BP : La tradition des Cités obscures c’est la tradition des tournants, des ruptures, des changements puisque les univers d’albums ou de récits sont souvent assez différents techniquement et thématiquement. Donc par exemple ici l’objet La Théorie du grain de sable, l’album, est différent des autres. C’est une autre échelle de dessins, c’est un rapport de bichromie qu’on n’avait jamais utilisé, ce sont deux albums horizontaux, donc à l’italienne comme on dit, donc voilà ce sont des différences.

Mais je pense que thématiquement on peut aussi les sentir. Les Cités obscures ne sont pas une continuité, quelque chose qu’on devrait prendre par le premier volume, Les murailles de Samaris en l’occurrence, et continuer étape après étape, c’est vraiment une série à plusieurs entrées ou il est tout à fait possible qu’un lecteur qui ne connaît rien de nous et de notre travail prenne La Théorie du grain de sable comme porte d’entrée et évidemment, il va découvrir des éléments qui ont existé ailleurs, mais il peut les découvrir dans cet ordre-là. Il peut très bien commencer par La Théorie du grain de sable où l’on voit une femme appelée Mary Von Rathen, enquêtrice spécialisée dans le paranormal, et découvrir après qu’elle a été appelée l’enfant-penchée dans un album qui racontait sa jeunesse.

Il peut très bien voir ici un monsieur d’un certain âge assez rationaliste qui essaye de comprendre tout ce qui se passe même le plus étrange, qui s’appelle Constant, et qui était le héros de l’album Brüsel. Il n’est pas nécessaire que le parcours du lecteur se fasse dans le même ordre que celui des auteurs et je pense que les logiques d’inversion sont importantes et puis il est aussi très important pour nous, et cela a toujours été essentiel, que chaque album puisse être un tout et qu’on ne soit pas obligé de prendre les albums dans leur succession. Le lecteur n’est pas otage. La seule chose que l’on puisse dire ici, la petite nuance quand même, ce dont on n’est pas le plus fier, c’est que La Théorie du grain de sable a été coupé en deux, c’est deux parties d’une même histoire parce que l’album aurait été trop cher, trop long, bref cela causait un certain nombre de problèmes, donc l’histoire est en deux volumes, mais cette histoire quand elle est complète forme un tout absolument autonome qui n’impose pas de connaître déjà l’univers.

OB : Vous êtes, Benoît Peeters, avec François Schuiten, commissaire d’une exposition consacrée à Peeters et Schuiten. On est pour le coup vraiment dans l’univers des…

BP : … Oui, commissaires de nous-même cela ressemble un peu à un gag digne des Cités obscures ! C’est vrai qu’il y a des commissaires et une commission des hautes instances dans La Fièvre d’Urbicande, donc c’est un mot qui de ce point de vue là est assez ironique, mais c’est surtout pour dire qu’il n’y a pas pour nous une séparation entre ce qu’on aurait fait, c’est-à-dire l’album, et ce que d’autres feraient à notre propos, qui serait l’exposition. On est responsable pleinement de l’exposition.

Et comme vous le disiez, c’est un acte créatif. Cette exposition, Lumières sur Brüsel, n’est pas quelque chose qui nous est indifférent, comme lorsque nous avions fait Le Dossier B qui existe aussi en DVD, qui était un prolongement de Brüsel, ce n’était pas un film sur nous, mais un film fait avec nous, par nous, qu’on a coécrit, dans lequel on joue. C’est notre aussi notre plaisir, ça, ce côté un peu tentaculaire. Cela peut agacer, mais profondément je crois qu’on se conçoit comme des créateurs multimédias. Ce qui ne signifie pas seulement l’internet, mais qui touche à plusieurs médias, qui ont envie de s’impliquer quand il y a par exemple une création musicale, quand des objets, des sculptures sont réalisées. Donc on est plus concepteurs ou scénaristes que commissaires, même si Bleu lumière, des scénographes avec lesquels on travaille depuis longtemps, ont assumé l’essentiel de l’exposition.

OB : Sans déflorer l’histoire de La Théorie du grain de sable, cet acte créatif dont vous parliez précédemment, on y entre de plain-pied en se rendant au Centre Wallonie Bruxelles. C’est très impressionnant ce sable blanc qui déborde du centre, ces pierres qui semblent provenir d’un éboulement…
BP : Il y a plusieurs éléments. Il y a d’abord l’envie que l’exposition ne soit pas enfermée dans sa petite boîte. On est dans un lieu très passant, sur la piazza Beaubourg, mais en même temps on a un grand voisin qui nous fait de l’ombre, le Centre Pompidou. Donc il y a l’envie que l’exposition s’insinue à l’extérieur, participe à la ville, et crée une petite énigme, une petite curiosité, intrigue celui qui passe. Une espèce de petit morceau de fiction ou de fantastique qui s’insinue dans un lieu tout à fait quotidien.

Il y a aussi l’envie de jouer avec les éléments-clés de l’histoire, le sable et les pierres. Quand on lit La Théorie du grain de sable, dès le titre on se doute bien que le sable a un rôle et il est vrai aussi qu’à l’intérieur même de l’exposition, on a répandu plus d’une tonne de sable, et donc on marche dans le sable, ce qui non seulement nous plonge dans l’univers de l’histoire, mais crée également une sonorité particulière et peut-être une déstabilisation poétique du visiteur qui ne sait plus très bien où il est et qui du coup ne regarde pas de la même façon. François Schuiten dit souvent qu’une exposition se fait par les pieds. Il est vrai que ne pas marcher sur un sol ordinaire, mais sur un sol un peu irrégulier ça nous plonge tout de suite dans quelque chose de décalé et au fond le décalage c’est la clé des Cités obscures, parce que c’est souvent un tout petit décalage, une toute petite transformation du réel qui nous fait plonger dans le fantastique. Chez nous ce n’est pas de la grande science-fiction, ce n’est pas de la grande anticipation, c’est plutôt un quotidien qui se décale légèrement, mais qui amène chacun de nous, on l’espère, à se demander ce qu’il ferait s’il était dans la même situation que les personnages de l’histoire.

François Schuiten, à propos de La Théorie du grain de sable

OB : Entre le fantastique et le fantasme, il n’y a qu’un pas et l’on peut se demander si chaque personnage de La Théorie du grain de sable n’est pas un cas, une illustration d’un concept psychanalytique ?
BP : Oui, oui, oui. C’est vrai parce que c’est un fantastique qui est relativement intériorisé. Il y a une formule de Freud que j’aime beaucoup et qui lui a servi à définir le fantastique. Cela a été traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », mais en réalité la traduction littérale donnerait quelque chose qui serait à la fois familier et étrange : l’inquiétante familiarité. C’est un peu la définition de notre travail, en tout cas de cette histoire-là où tout ce qui arrive est en un sens très simple : une ménagère qui trouve du sable dans son appartement et ce sable envahit de plus en plus, même si elle le nettoie, etc. Un homme qui voit apparaître une pierre chez lui inexplicablement. Puis une autre, puis plusieurs autres, puis de plus en plus, mais toutes exactement de même poids. Un homme qui perd peu à peu du poids et qui va perdre la gravité, s’éloigner du sol. Voilà des choses qui sont très fantastiques et très simples, très anodines, très concrètes. Peut-être qu’on essaye à notre façon de recréer du poétique avec du prosaïque.

OB : Vous parliez plus haut de l’indépendance de chaque volume qui forment Les Cités obscures. Mais ne peut-on pas dire aussi qu’ils sont interdépendants ? Finalement indépendance et interdépendance, n’est-ce pas la définition du réseau ?
BP : Vous avez raison. Une idée qu’on n’aime pas beaucoup, François Schuiten et moi, c’est l’idée qu’on lit parfois sur internet, cette idée qu’il y a des numéros aux volumes. On dira c’est le 15e volume des Cités obscures… Et ça n’a pas beaucoup de sens.

Ils sont effectivement indépendants et interdépendants, c’est-à-dire que ce n’est pas la même cité, que ce n’est pas le même héros, mais on rencontre des personnages, parfois secondaires, parfois importants, qui reviennent, qui parfois étaient très importants et qui reviennent sous la forme de personnages beaucoup moins importants, etc. Donc il y a une sorte de cartographie un peu bizarre. Il y a cette idée que vous pourriez entrer dans un territoire par plusieurs chemins ou portes et que, suivant la route que vous suivez, vous allez rencontrer à tel moment telle chose et telle autre.

Donc les albums peuvent s’éclairer les uns les autres, mais, à partir de ce qu’on connaît et de ce qu’on ne connaît pas, à partir des zones de mystère qu’on préserve.
Très étrangement les lecteurs ont une tendresse particulière pour le premier album qu’ils ont découvert. Heureusement pour nous, comme les gens n’ont pas tous lu le même album en premier, on arrive à avoir une répartition assez ouverte du goût des lecteurs !

OB : S’il n’y a pas un personnage récurrent dans vos livres, il y a un élément que l’on retrouve régulièrement, c’est Brüsel.
BP : C’est un élément très important. C’est une espèce de double fantasmatique, caricatural, extravagant, de la ville de Bruxelles. C’est une orthographe qui n’est ni française ni flamande ni même anglaise. C’est une réflexion sur cette drôle de ville où j’ai vécu moi-même très longtemps, où François Schuiten vit toujours. Bruxelles est une ville un peu défigurée et en même temps une ville très passionnante qu’à travers le dessin on a pu réinventer. C’est peut-être une ville propice au fantastique à sa façon parce qu’elle n’a pas une identité aussi marquée que Paris ou même Londres. Peut-être que Paris est une ville trop représentée, trop parfaite pour que notre fantastique puisse vraiment s’y insinuer. Bruxelles est une ville qu’on a pu davantage s’approprier. Et puis François est un vrai Bruxellois, il y a toujours vécu, et il aime dessiner des choses proches de lui.

OB : Est-ce qu’un jour le web pourrait constituer une extension possible des Cités obscures ? Est-il envisageable que vous abandonniez définitivement le livre pour l’internet ?
BP : Il y a deux aspects dans votre question. Oui, le web nous passionne depuis le début. On a créé le site urbicande.be il y a une dizaine d’années. Il a été, je pense, un site assez pionnier. Il ne l’est plus aujourd’hui. Il est un peu la mémoire de ce qu’il a été parce qu’on n’a pas eu le temps de s’y réinvestir, mais il y a d’autres sites faits par des amateurs, en dehors de nous, qui sont regroupés à l’adresse ebbs.net (ne me demandez pas pourquoi c’est ebbs !) et qui regroupe plein de sites en plusieurs langues, avec des gens qui ont formé une sorte de communauté virtuelle autour des Cités obscures.

C’est quelque chose qui nous plaît beaucoup, qu’on a encouragé dans le côté un peu libre, indépendant, non autorisé, en tous les cas pas contrôlé par nous. De ce point de vue-là, c’est l’anti-Tintin (on n’est pas dans objectif Tintin où il faut avoir le visa pour pouvoir faire quelque chose), mais en même temps Les Cités obscures, profondément, cela reste lié au papier. Pour nous, la bande dessinée reste première. Autant on a énormément de plaisir à voir des prolongements filmiques ou sur internet, cela recoupe cette image du réseau qu’il y avait dans La Fièvre d’Urbicande - c’est pour ça que le site principal s’appelle urbicande.be, en écho à ce réseau qui est un peu comme une métaphore d’internet -, mais pour nous la création ne se fait pas là. François Schuiten ne travaille pas directement sur ordinateur et ce qu’on pense prend quand même davantage la forme de pages, de récits, de livres que d’une grande machine interactive.

Je pense qu’à l’avenir il y aura des générations de créateurs qui imagineront vraiment des univers directement pour l’internet, mais, pour nous, ce n’est quand même pas notre langage le plus naturel.

Crédit image : François Schuiten









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Babar

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