Cézanne/Renoir, un dialogue au sommet à la Fondation Martigny en Suisse !
Pour de la peinture gourmande et nourrissante, direction Martigny, en Suisse ! Que du plaisir, là-bas, pour savourer de riches « Regards croisés Cézanne/Renoir », rassemblant, à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny, du côté de Montreux, ville voisine bien connue pour son festival, pointu et populaire, de jazz, des chefs-d'œuvre des collections des musées de l'Orangerie et d'Orsay, agrémentés de quelques perles rares artistiques issues directement de cette institution helvète à l’exigence scientifique de qualité muséale.
Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) et Paul Cézanne (1839-1906) : deux grands peintres impressionnistes, l'épure géométrique d'un côté pour traiter la nature et, de l'autre, la sensualité de la touche picturale gourmande de la vie et des courbes féminines conciliant ligne et couleur (« Il ne peint ni l’âme, ni le mystère, ni la signification des choses, parce qu’on n’atteint un peu un peu de la signification, du mystère et de l’âme des choses que si l’on est attentif à leurs apparences. Là est le secret de sa jeunesse et de sa joie », notait Octave Mirbeau au sujet de Renoir) ; deux maîtres, à n'en pas douter, pour un certain... Picasso (1881-1973), peintre et collectionneur, présent dans le parcours via deux œuvres, en compagnie du solide Néerlandais Kees Van Dongen (1877-1968) qui a portraituré le célèbre marchand d’art parisien Paul Guillaume (1891-1934, fervent défenseur de l’art moderne et des arts extra-occidentaux, ayant été l’un des premiers galeristes à les soutenir en France), qui les a montrés, parmi d'autres, tous les quatre (sa célèbre collection constitue l’axe cardinal de la collection d’œuvres de l’Orangerie).
La commissaire de cette expo, Cécile Girardeau, dans son texte de présentation Pierre-Auguste Renoir et Paul Cézanne : trajectoires croisées de deux grands maîtres de la peinture, inséré au début du catalogue accompagnant l’événement Cézanne – Renoir. Regards croisés, ne manque pas de préciser que déjà, en leur temps, les historiens de l’art rapprochaient ces deux monstres sacrés qu’étaient Renoir et Cézanne, voire les comparaient pour mieux les distinguer, tel le critique d’art Gustave Geoffroy qui, dans son Journal (p. 5) du Salon d’automne du 17 octobre 1905, soulignait que « la nature, joyeuse et tranquille chez Renoir, est chez Cézanne, solennelle et éternelle. »
- « Bouquet dans une loge », vers 1880, Pierre-Auguste Renoir, huile sur toile, 40 x 51 cm, Paris, musée de l’Orangerie
- En entrant dans l’expo-duo « Renoir-Cézanne, regards croisés » de la Fondation Gianadda, à Martigny
Puis, in situ, c’est l’occasion, en tout cas pour les visiteurs devenus des habitués, de « revoir », par le biais de photos et d’une vidéo astucieuse le montrant grandeur nature, feu Léonard Gianadda (1935-2023), un personnage « à l’ancienne », taillé d’un bloc, franc du collier et amoureux des arts, du genre « grand seigneur » à la Claude Bernard (grand galeriste parisien secret mais très généreux, 1929-2022, celui de Bacon, Rebeyrolle, Sam Szafran, Zoran Mušič, Ronan Barrot et tant d’autres). Un mot de ce journaliste suisse, mélomane averti et grand reporter, fou d'opéra et fan invétéré de Tintin (une expo du moment, jouxtant celle de Renoir/Cézanne, à l'étage du dessous, est également consacrée à Hergé (1907-1983), Sur les traces de Tintin, jusqu’au 19 novembre prochain), qu'était Léonard, devenu au fil du temps bâtisseur (on lui doit au moins la moitié de la ville de Martigny construite !) puis fondateur du musée Gianadda, fondation pour l'art, dotée d'un superbe parc de sculptures avec vue sur la montagne (expos Balthus, Szafran, Giacometti, Picasso, Kahlo, Rodin, Braque, Miró, Chagall, Klee, Bonnard, Delvaux, Schiele, Camille Claudel, Berthe Morisot, De Staël, Moore, Modigliani, Caillebotte, Turner, Hodler et tant d'autres) : « J'ai créé la Fondation Pierre Gianadda pour perpétuer le souvenir de mon frère Pierre, décédé tragiquement en portant secours à ses camarades victimes d'un accident d'avion, c'était il y a 48 ans. Depuis la Fondation a déjà accueilli plus de 10 millions de visiteurs. » Cette institution, au sein d’une ville de 21 000 habitants, attire entre 80 000 et 130 visiteurs par exposition, sachant que la fréquentation peut monter jusqu’à 400 000 lorsqu’il s’agit d’une expo-blockbuster, genre Van Gogh, Monet ou « Chefs-d’œuvre de la Phillips Collection Washington ».
- Paul Cézanne, « Arbres et maisons », vers 1885, huile sur toile, 54 x 73 cm, Paris, musée de l’Orangerie
- Anonyme, « Un homme debout appuyé sur un bâton : Cézanne », photographie, Paris, musée d’Orsay, ©Grand Palais RMN (musée d’Orsay) / Adrien Didierjean
Néanmoins, réunir ici, avec Cézanne et Renoir, deux figures populaires de l’impressionnisme, ce mouvement si populaire du dernier quart du XIXe siècle mettant l’accent sur la sensation visuelle et l’expression instantanée des effets lumineux (la palette des impressionnistes, adeptes du pleinairisme et de la touche enlevée en virgule, est claire pour peindre la lumière changeante et ses effets sur le paysage), ne relève pas d’un simple coup, médiatique ou financier, fort heureusement, leur réunion n’a absolument rien d’artificiel, en fait. Par le passé, concernant ces deux grands hérauts de la peinture française durant le dernier quart du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle, leurs œuvres ont déjà été montrées au sein de cette Fondation Gianadda, notamment lors de deux grandes expositions réalisées par Daniel Marchesseau, conservateur général honoraire du patrimoine, Revoir Renoir en 2014, qui avait permis de montrer un Renoir plus méconnu, frôlant par endroits l’abstraction, voire la « bad painting », et Paul Cézanne – Le Chant de la Terre en 2017.
Par ailleurs, en allant du creuset de l’impressionnisme de leurs débuts à l’âge de la maturité, cette nouvelle expo inédite Renoir/Cézanne de 2024 affiche leur trajectoire singulière dans des styles non pas opposés, mais différents, rigueur et géométrie chez Cézanne et harmonie et délicatesse pour Renoir (ne pas oublier que celui-ci fut d’abord peintre sur porcelaine, il en a fait l’apprentissage dans un atelier de peinture sur porcelaine à Paris), tout en révélant de nombreux points d’achoppement et accointances entre ces deux artistes aventureux, à la fois classiques et modernes, autrement dit artisans et expérimentateurs jusqu'au bout. Leurs points communs ? Tout d’abord, on l’a vu, leur appartenance à l’impressionnisme, eh oui il faut savoir que de nombreux points de passages existent entre les œuvres des deux maîtres (paysages, natures mortes, portraits de leur entourage ou encore nus et « les grandes baigneuses, dixit la sémillante commissaire Cécile Girardeau, passionnée par son sujet, constituent des champs communs d’expérimentations pour les deux peintres, l’observation du modèle et de la nature conjuguée avec l’aspiration à dégager une essence atemporelle, ce qui leur permet à tous deux d’incarner ne forme de modernité classique »), puis il y a bien sûr l’amitié durable et profonde qu’ils partageaient, doublée d’une admiration réciproque.
- Pierre-Auguste Renoir, « Marine, Guernesey », 1883, huile sur toile, 46 x 56 cm, Paris, musée d’Orsay
- « Hommage à Renoir », d’après une photo (anonyme, vers 1900) de l’artiste Pierre-Auguste Renoir dévoilée dans le parcours de l’expo « Cézanne – Renoir, regards croisés » à Martigny, dessin V. D., feuille 24 x 27 cm, crayon à papier, pastel gras, stylo-bille, white paint markers, août 2024
Vers 1882, Renoir, facile à vivre, fait plusieurs séjours dans le Sud de la France auprès du bourru Cézanne, une grande proximité s’établit rapidement entre les deux hommes, les poussant même à peindre côte à côté du côté de l’Estaque. À propos de ce séjour, Pierre-Auguste Renoir écrit au marchand Paul Durand-Ruel (in lettre du 23 janvier 1882, dans Correspondance de Renoir et Durand-Ruel) : « Cher Monsieur Durand-Ruel, j’ai reçu la somme de 500 francs que vous avez eu l’obligeance de m’envoyer. J’étais à l’Estaque, un petit endroit comme Asnières, mais au bord de la mer. Comme c’est très beau ma foi, j’y reste encore une quinzaine. Ce serait vraiment dommage de quitter ce beau pays sans rapporter quelque chose et il fait un temps ! Le printemps avec un soleil doux, et pas de vent, ce qui est rare à Marseille. De plus, j’y ai rencontré Cézanne et nous allons travailler ensemble. Dans une quinzaine, j’aurai le plaisir de vous serrer la main et de vous montrer ce que j’aurai rapporté. J’ai une caisse en route pour la rue St-Georges. […] mille amitiés, Renoir », Girardeau ajoutant en page 14, et ce malgré le caractère ombrageux de l’irascible Aixois ! : « Au-delà de ces séjours et de l’admiration réciproque qui existe entre Cézanne et Renoir, des liens amicaux vont aussi perdurer entre les deux familles, et même après la mort de Cézanne en 1906, Mme Cézanne et son fils Paul séjournent chez les Renoir à Cagnes en janvier 1911. »
- « Pommes et biscuits », vers 1880, Paul Cézanne, 45 x 55 cm, Paris, musée de l’Orangerie
- « Portrait de Paul Guillaume », circa 1930, Kees Van Dongen, huile sur toile, 100 x 74 cm, Paris, musée de l’Orangerie
En outre, Renoir et Cézanne partagent également des marchands communs comme Vollard (celui-ci expose ainsi le deuxième dès 1895 et devient son marchand en 1896) ou Durand-Ruel, sans oublier des collectionneurs précoces tel Victor Chocquet. Les pièces uniques de ces deux plasticiens, conservées au musée de l’Orangerie à Paris et rassemblées par le marchand Paul Guillaume (1891-1934), ainsi que par son épouse Domenica (1898-1977, on peut noter le goût de Guillaume et de son épouse pour les œuvres de la maturité de Renoir), après son décès, constituent le cœur de cette exposition copieuse, sans être aucunement rasoir : ce corpus offre aux visiteurs un panorama couvrant une grande partie de la carrière des deux peintres, des années 1870 jusqu’à leur mort.
Enfin, last but not least, il ne faudrait vraiment pas oublier combien Renoir et Cézanne ont en commun un certain nombre d’artistes leur ayant succédé qui leur vouaient un culte absolu, les voyant comme des prophètes, bien au-delà du raisonnable.
- Vue d’ensemble de l’exposition, une sculpture massive de Renoir, « L’eau » ou « Grande laveuse accroupie » (Pierre-Auguste Renoir et Richard Guino, bronze fondu par la Fonderie Susse, à Paris, sous la direction de Jean Renoir, fils de l’artiste, en 1960, d’après un plâtre de 1917, 127 x 124,5 x 57,7 cm), dialoguant avec du Picasso, final de l’expo « Cézanne-Renoir. Regards croisés » à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny, Suisse
Cézanne et Renoir tiennent un rôle de pivot vers la modernité
- Cécile Girardeau, commissaire de l’exposition « Cézanne-Renoir. Regards croisés » à Martigny, conservatrice au musée de l’Orangerie, devant un Renoir, « Portrait de deux fillettes », 1890-1892, huile sur toile, 46,5 x 55 cm, Paris, musée de l’Orangerie
« Tous deux, notent de concert, dans l’avant-propos « Paul Cézanne et Auguste Renoir : regarder le monde » du catalogue servant l’exposition, Sylvain Amic (Président de l’Etablissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie – Valéry Giscard d’Estaing) et Claire Bernardi (Directrice du musée de l’Orangerie), […] partagent une même destinée. Ils sont devenus de leur vivant des maîtres tutélaires pour les artistes du XXe siècle, qui n’ont eu de cesse de prolonger ou d’infléchir les audaces de leurs aînés. Combien de fois les baigneuses de Renoir et de Cézanne ont-elles été réinterprétées ? Combien de Picasso, de Derain et de Matisse ont renchéri sur les disproportions des figures tardives de Renoir et l’élongation des personnages de Cézanne ? Quel artiste n’a pas mesuré sa palette au chatoiement du premier et ses compositions aux géométrisations du second ? Oui, Renoir et Cézanne sont bien de ceux qui ont donné le coup d’envoi des avant-gardes artistiques du XXe siècle. »
Suite à des Salons d’automne, tels ceux de 1904 et de 1906, qui les rapprochent comme naturellement, en tant que passeurs visionnaires, « les deux hommes Renoir et Cézanne, notait la commissaire enjouée Cécile Girardeau pendant la visite presse publique (au milieu des visiteurs, venus très nombreux dès le premier jour d’ouverture de cette expo-événement, le 12 juillet dernier), se retrouvent ainsi érigés très tôt en figures tutélaires d’une certaine modernité. C’est alors chez les artistes tenants de la modernité figurative au XXe siècle et dans les collections qui les célèbrent qu’il faut chercher ces points de passage. Chacun à leur manière, ils ont considéré comme des guides ces deux peintres, et notamment Picasso qui explore successivement les voies singulières choisies par ces deux maîtres, mais on trouve également un héritage fécond dans les œuvres d’André Derain à Henri Matisse en passant par Maurice Denis ou Pierre Bonnard. »
- Paul Cézanne, « Les Cinq Baigneurs », 1876-1877, huile sur toile, 24,2 x 25,2 cm, Paris, musée d’Orsay
Une cimaise de l’expo rappelle particulièrement l’importance de Paul Cézanne dans le monde de la peinture, en reprenant une éclairante citation d’Apollinaire : « La plupart des jeunes peintres vouent à son œuvre une prédilection marquée. C’est que Cézanne, comme tous les artistes de génie, a su rester jusqu’à la fin de sa vie admirablement jeune. Il a su aussi marquer ses compositions d’une grandeur et d’une personnalité extraordinaires. Personne ne l’a jamais dépassé dans l’art de la composition. »
- Sous une phrase d’Apollinaire et sur cimaise rouge, un Renoir (« Jeunes filles au piano », vers 1892, huile sur toile, 116 x 81 cm, Paris, musée de l’Orangerie dialogue avec un Cézanne (« Madame Cézanne au jardin », 1879-1880, huile sur toile, 80 x 63 cm, Paris, musée de l’Orangerie)
- Détail de « La Barque et les baigneurs », vers 1890, Paul Cézanne, huile sur toile (3 panneaux), 30 x 100 cm
Avec son art consommé de la réserve, ses formes elliptiques allusives et ses compositions figuratives architectoniques frôlant l’abstraction, l’ermite d’Aix Cézanne, qui a commencé en étant le disciple de Camille Pissarro, qu’il considérait comme étant le « doyen des peintres impressionnistes », est assurément, pour les artistes peintres aspirant à revendiquer une modernité radicale face au relent des poncifs de l’art académique des pompiers (qui ont pour autant, indéniablement, leurs propres qualités, dont un sacré métier et le sens de la mise en scène cinématographique avant l’heure !), la superstar de cette période-là, infusant très largement, et ce bien au-delà de la Provence (sa terre de prédilection). Cézanne peint ferme et couillu, ou « à la couillarde », et il tient à le faire savoir, tout renfrogné, peu avenant et solitaire qu’il est, allant d’échec en échec (institutionnels, à soixante ans passés, dans un mélange d’orgueil grandiose, cf. l'hubris de l'ego d'artiste !, et d’humilité feinte, ce peintre, en marge, n’avait jamais connu le succès commercial, n’ayant par exemple jamais été reçu au salon de « Monsieur Bouguereau » (1825-1905), représentant majeur de la peinture académique ayant pignon sur rue dans les cercles à moulures et dorures officiels) ; on se souvient ainsi de sa fameuse phrase-manifeste, « Il y a deux sortes de peinture : la peinture bien couillarde, la mienne, et celle des autres »).
- Détail du « Poirier d’Angleterre », vers 1873, Pierre-Auguste Renoir, huile sur toile, 66,5 x 81,5 cm, Paris, musée d’Orsay
Dans son texte « "Si Cézanne a raison, j’ai raison" : comment l’avant-garde (Derain, Matisse, Modigliani, Picasso, Soutine) regarde Cézanne », se trouvant dans le catalogue "Regards croisés » de Martigny, Juliette Degennes, conservatrice du patrimoine, ne manque pas de rappeler, en pages 37 et 38, l’importance de Cézanne comme source d’inspiration : « [En 1900] Dans l’esprit des artistes, Cézanne devient un précurseur des recherches artistiques, un guide spirituel, voire une figure familiale qui aurait contribué à leur éducation et qui serait convoqué dans les moments de doute afin de se rassurer sur sa pratique. Il est pour Pablo Picasso tour à tour un père, une mère, un grand-père, pour Henri Matisse, "une sorte de bon Dieu de la peinture", pour Georges Braque un bâtisseur, pour Maurice Denis un maître auquel il rend hommage. »
- Deux bouquets en conversation, « Roses mousseuses » (Pierre-Auguste Renoir, vers 1890, huile sur toile, 35,5 x 27 cm, Paris, musée d’Orsay) et « Le Vase bleu » (Paul Cézanne, 1889-1890, huile sur toile, 61,2 x 50 cm, Paris, musée d’Orsay)
Puis, en page 41, toujours dans cette idée d’un héritage, brassant large, de Cézanne « le constructiviste », ni plus ni moins précurseur du cubisme, entraînant dans son sillage moult suiveurs, continuateurs et jeunes pousses aventureuses, le nom d’un certain Picasso, afficionado, chez Cézanne, des formes géométriques charpentées marquées pour construire l’environnement et du support-plan, affirmant la frontalité de le toile en opposition à l’espace perspectiviste illusionniste hérité de la Renaissance italienne, vient inévitablement sous la plume de Degennes : « C’est à partir de cette époque [circa 1957] que Cézanne devient véritablement un "modèle pictural" pour Picasso, qui, au début de la période cubiste, travaille sur le traitement des volumes afin de les saisir dans leur totalité. Il s’inspire des solutions plastiques trouvées par le maître, à savoir la déformation de la structure des objets en faveur d’une relation rythmique. Sa collaboration avec Georges Braque, qui a passé l’été à l’Estaque en 1907, ouvre la voie au "cubisme cézannien" en 1908-1909 et à une série de toiles qui témoigne de son admiration pour Cézanne : le Paysage aux deux figures (1908, huile sur toile, Musée national Picasso-Paris), qui mêle le motif des baigneuses et le paysage de rochers massifs, chers à Cézanne, encadrés par un auvent d’arbres majestueux. L’intégration des nus dans la nature reconstruite souligne la référence aux Grandes baigneuses. Picasso semble ici appliquer la célèbre formule du maître rapportée par Émile Bernard : "traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective." »
- Pierre-Auguste Renoir, « Pêches », 1881, huile sur toile, 38 x 47 cm, Paris, musée de l’Orangerie
Néanmoins, malgré la « pole position » que tient le père Cézanne dans le premier quart du XXe siècle, Renoir n’est pas en reste non plus. Ainsi, s’il loue la grandeur de Cézanne, le poète – et critique - Guillaume Apollinaire, ne tarit pas d’éloges envers le « peintre du bonheur » - c’est ainsi qu’il se proclamait – qu’était Renoir, le « Renoir tardif » se délectant à peindre, malgré sa souffrance physique et les soubresauts de la Grande Guerre, la joie de vivre, via des corps féminins généreux représentés caressés indéfectiblement avec son pinceau aux poils épais comme s’il s’agissait de pêches juteuses au galbe sensuel ne demandant qu’à être goulument croquées, sous le soleil exactement.
Dans sa chronique d’art, parue dans Le Petit Bleu du 9 février 1912, consacrée à l’arrivée des futuristes italiens dans la ville Lumière (galerie Bernheim-Jeune, inaugurant leur toute première exposition à Paris), avènement tonitruant semblant comme cristalliser la rupture entre les « artistes modernes » et ce « vieux maître » Auguste Renoir, qui appartiendrait désormais à l’histoire, « Apo », non seulement écrivain mais aussi théoricien d’art, souligne, non sans lucidité (d’ailleurs, dans l’expo « Regards croisés », un mur reprend partiellement ce propos engagé) : « Tandis que le vieux Renoir, le plus grand peintre de ce temps et l’un des plus grands peintres de tous les temps, use ses derniers jours à peindre ces nus admirables et voluptueux qui feront l’admiration des temps à venir, nos jeunes artistes ignorent l’art du nu qui est au moins aussi légitime qu’aucun autre. »
- Pablo Picasso, « Grande nature morte », 1917, huile sur toile, 87 x 116 cm, Paris, musée de l’Orangerie
- Pierre-Auguste Renoir, 1914, « Baigneuse assise s’essuyant une jambe », huile sur toile, 51 x 41 cm, Paris, musée de l’Orangerie
Puis, en 1918 (cité par Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie, in « Postérités de Renoir : un classique dans l’atelier des modernes ? », texte calé dans le catalogue Regards croisés, pp. 23-29), alors que Cézanne, en termes de modernité, est en général plus apprécié, influençant davantage les peintres avant-gardistes, comme ceux cités précédemment, Matisse ne manque pas de souligner, en parallèle, et ce pour rappeler l’influence respective de ces deux figures tutélaires du tournant du XXe siècle dans le champ des possibles de la peinture moderne, le rôle qu’a joué également, dans sa trajectoire même, le peintre festif illustre du Déjeuner des canotiers ou de La Grenouillère : « L’œuvre de Renoir, après celle de Cézanne dont la grande influence s’est tout d’abord manifestée chez les artistes, nous sauve de l’abstraction pure en ce qu’elle a de desséchant. »
- « Grand nu à la draperie », 1923, Pablo Picasso, huile sur toile, 160 x 95 cm, Paris, musée de l’Orangerie
Toutefois, il ne faudrait pas simplement réduire Renoir à un certain « retour à l’ordre », via notamment les baigneuses géantes aux accents sculpturaux de Picasso, les odalisques voluptueuses de Matisse, le « retour au métier » d’un De Chirico ou encore les figures néoclassiques, telles ses Canéphores (jeunes filles portant des corbeilles sacrées), de Braque, qu’orchestrerait la représentation de ses grands nus féminins placides « classiques » face à l’issue « desséchante » d’une certaine abstraction ; il est de toute évidence bien plus que ça : « (p.24, toujours C. Bernardi) Incontestablement, l’hommage rendu à Renoir dans les années suivant sa mort (en 1919) par les acteurs du monde de l’art – galeristes, collectionneurs ou peintres [Picasso, Braque, Derain, Matisse en étaient fous] – est marqué par ce contexte esthétique : on le chante comme le dernier des impressionnistes, et son œuvre se voit classée dans la tradition française, celle des nus classicisants de Boucher, Ingres ou Chavannes. Pourtant, placer Renoir du côté du "retour à l’ordre" serait réducteur, voire erroné. Ce serait d’abord ignorer le regard porté sur son œuvre par ses jeunes contemporains dans les premières années du XXe siècle ; ce serait également refuser de voir la complexité et la diversité de ce moment réduit parfois trop rapidement au retour à la tradition. Il faut donc remettre en perspective le rôle joué par Renoir dans l’art du premier XXe siècle : un rôle que nous qualifierons plus volontiers de libérateur que de prescripteur. »
- Paul Cézanne, « Dans le parc de Château Noir », 1898-1900, huile sur toile, 92 x 73 cm, Paris, musée de l’Orangerie
Puisque ce sont des Renoir…
- Paul Cézanne, « Objets en cuivre et vase de fleurs », vers 1860, huile sur toile, 39 x 46.5 cm, collection Fondation Pierre Gianadda, Martigny
Bien sûr, sans rien connaître à ce jeu d’influences s’avérant il est vrai passionnant (Picasso offrant cet avantage d’avoir été marqué à égalité par ces deux artistes majeurs de l’impressionnisme qu’étaient Cézanne et Renoir), on peut, à loisir, apprécier ici, à Martigny, l’ensemble des toiles signées Cézanne et/ou Renoir (paysages, natures mortes, portraits et scènes de la vie quotidienne) réunies avec soin (dont certaines, youpi !, qui m’étaient jusque-là inconnues, tel l’admirable Objets en cuivre et vase de fleurs de Cézanne, toile peinte vers 1860, pendant ses années de formation, dont le ténébrisme ambiant, avec dans un coin sombre un brasero représenté provenant sans doute d’Afrique du Nord, rappelle les mystères de la peinture hollandaise classique, peinture redécouverte récemment dans une famille suisse, et appartenant désormais à la Fondation Pierre Gianadda), en profitant pleinement, sans grille de lecture imposée, de la jouissance visuelle qu’elles occasionnent, par exemple l’auguste Renoir voulait ses bouquets de fleurs, confectionnés avec amour et art par sa tendre dulcinée, comme des batailles de Delacroix (attention, feux d’artifice en vue !), tout en nous invitant à se faire des récits avec, ou bien à retrouver des sensations vagabondes, des joies enfantines ou des bonheurs perdus.
- Deux visiteurs enfants regardant un tableau de Renoir, « Claude Renoir, jouant », vers 1905, huile sur toile, 46 x 55 cm
Par exemple, dans le parcours effectué, je me souviens avoir vu des enfants regardant fixement en peinture, pendant un bon moment, un… enfant jouer : il s’agit de Claude Renoir, jouant, charmant petit tableau en provenance de l’Orangerie réalisé vers 1905 (huile sur toile, 46 x 55 cm). Contrairement aux apparences, ce bambin peint, arborant une longue chevelure, est un garçon, non pas une fille ! Chez Renoir, les jeunes garçons sont souvent habillés et coiffés comme des filles, c’est l’époque qui veut ça. Que regardaient longuement, comme rêveurs, ces enfants visiteurs, fille et garçon, frère et sœur, littéralement scotchés ? C’était une petite famille allemande, venue en voisine, en juillet dernier, voir cette expo Renoir-Cézanne, aux maints regards croisés, tenant, à l’arrivée, toutes ses promesses.
- Le petit Claude, qui se plaignait de ses bas inconfortables pour poser, encore présent dans un autre tableau : « Claude Renoir en clown », 1909, Pierre-Auguste Renoir, huile sur toile, 120 x 77 cm, Paris, musée de l’Orangerie
Ces gosses observateurs, veulent-ils jouer eux aussi ? Peindre ? La peinture, au-delà du labeur pour la réaliser, est jeu également, et… je, un peintre faisant toujours plus ou moins, quel que soit le sujet, son autoportrait. Pour la petite histoire, les gosses se sont de trop approchés du tableau, provoquant soudain la sonnerie de sécurité (toile de maître et de musée oblige !), du coup une dame, agent de surveillance, est venue, aimablement mais énergiquement (rigueur suisse oblige également !), les gronder. Sur leur visage, prenant illico un air bien embêté, on lisait qu’ils pensaient avoir fait une grosse bêtise - c’était marrant ! Trop choux, ces gamins en culottes courtes amateurs de (bonne) peinture : on aurait dit, sur le moment, une scène de la vie quotidienne croquée par le regretté Sempé (1932-2022) ou bien de petits Poulbots facétieux qu’aurait pu d’ailleurs peindre l'éternel enjoué Renoir (mais n'en faisons pour autant pas un ravi de la crèche !), l’amoureux fou de la vie, et de ses nombreux et variés plaisirs (dont celui de simplement voir), malgré son corps fatigué perclus de rhumatismes, lui qui fut rongé, pendant les vingt dernières années de son existence, par une polyarthrite rhumatoïde chronique, agressive et fort invalidante (ce qui ne l’a pas empêché, nonobstant, de travailler, avec grand courage, jusqu’à la fin).
Ici, dans le tableautin, le jeune garçon, Claude (né en 1901, troisième et dernier fils du peintre, « Coco fut certainement l’un des modèles les plus prolifiques de Renoir », dixit son frère aîné Jean, devenu le grand cinéaste que l’on connaît, qu’affectionneront tant par la suite les bouillonnants réalisateurs de la Nouvelle Vague, de La Grande illusion à La Vie est à nous en passant par La Règle du jeu), joue avec de petits soldats de plomb : c’est plaisant et apaisant, à l’instar d’un bon vieux fauteuil sur lequel il ferait bon s’asseoir - Henri Matisse (1869-1954), admirateur, comme tant d’autres (j’en fais partie !) de Renoir, ne disait-il pas que « L’art devrait être quelque chose comme un bon fauteuil dans lequel se reposer de la fatigue physique. » ?
- En fréquentant les grands peintres, une « peinture de paysage », croisant Cézanne et Renoir, en pleine nature...
- Anonyme, Auguste Renoir peignant devant la Maison de la Poste à Cagnes, Paris, musée d’Orsay, ©Musée d’Orsay, Dist. Grand Palais RMN / Patrice Schmidt
In fine, si la peinture, tant figurative qu’abstraite, imite bien des fois le réel, ne pourrait-on pas affirmer, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de grands artistes « voyants » comme Cézanne et Renoir nous dessillant le regard, qu’il arrive que la peinture, dans sa toute-puissance plastique, influe sur la réalité, comme si celle-ci s’en inspirait par petites touches impressionnistes ?
Ainsi, en sortant de cette expo-somme en tandem, Renoir/Cézanne, se jouant d’un dialogue très fécond entre ces deux figures maîtresses de l’impressionnisme (sans oublier le monument Monet (1840-1926), précurseur du all-over immersif et de l'expressionnisme abstrait américain !), je garde en tête la jolie phrase de Marcel Proust (1871-1922) placée, fort à propos, sur une cimaise du circuit proposé, propos sibyllin semblant comme s’enrouler ad libitum dans une hésitation permanente, et floue, entre la réalité et sa représentation par l’art (en l’occurrence ici le médium peinture), via le filtre d’une contemplation active, tout en s’attardant sur l’énigme de l’éternel féminin (« Le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes ») et je me souviens également, une fois arrivé à la petite gare en plein air de Martigny pour un retour sur Paris via une halte brève à Lausanne, avoir levé les yeux au ciel en apercevant soudain, fort séduit, dans le lointain, un superbe paysage de montagne s'offrant gracieusement à nous, affichant, comme par magie (mais ne s’agissait-il pas tout compte fait d’un décor peint façon illusion d'optique à la Truman Show ?), tant le relief d’un massif - se dressant frontalement et fièrement devant nous, et dont les arêtes découpées à la hussarde rappelleraient à l’évidence la rudesse de la facture cézanienne austère, « Notre père à nous tous », dixit Picasso ! -, qu’un mystérieux amas de nuages vaporeux flottants (comme du coton dans l'air), citant ouvertement, avec un brin de malice, la touche duveteuse, si veloutée, de l’ami Renoir.
Exposition « Cézanne – Renoir. Regards croisés », jusqu’au 19 novembre 2024, chefs-d’œuvre des collections des musées de l’Orangerie et d’Orsay, Paris, partenaires de l’événement. Commissaire de l’exposition : Cécile Girardeau, avec la collaboration d’Alice Marsal, responsable des archives et de la documentation au musée de l’Orangerie. Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse), rue du Forum 59, contact : +41 (0)27 722 39 78, infos : [email protected] + www.gianadda.ch. Entrée Adulte : 20€, Enfants (dès 10 ans) : 12€, Étudiants (sur présentation d’un justificatif, jusqu’à 25 ans) : 12€, Personnes en situation de handicap : 18€. Accès pour les personnes handicapées : s’annoncer à la réception en précisant le soutien demandé ; des chaises roulantes sont à disposition ; une entrée spéciale, des rampes et ascenseurs permettent d’accéder à tous les espaces de la fondation (maximum autorisé 220kg). Tous les jours, de 9h à 18h. Se rendre à Martigny, au départ de Paris (durée moyenne, environ 3h40) : Gare de Lyon, via TGV Lyria, arrêt Lausanne, puis prendre un train-navette, trajet direct avec InterCity Suisse, pour Martigny-Ville (58 mn). ©Photos in situ V. D.
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