District 9… sur 10, ou presque. Disons que je lui mets 4 sur 5 plutôt. En Afrique du Sud, dans un ghetto de Johannesburg dénommé le « District 9 », des extraterrestres, ressemblant à des Crevettes géantes, y sont parqués depuis vingt ans. Pendant que toutes les nations du monde s’interrogent sur leur sort, une société privée, le MNU (Multi-National United) convoite leurs armes de guerre, d’une haute technologie. Mais ces armes ne marchent que si elles sont activées par de l’ADN E.T. Bientôt, Wikus van der Merwe, l’un des agents de cette société mafieuse qui n’a que faire du sort des créatures, chope un virus qui modifie son ADN : il devient alors la « chose » la plus convoitée au monde. Traqué tant par le MNU que par des gangs armés blacks squattant le ghetto, ce fonctionnaire, se modifiant peu à peu, se cache dans l’endroit qui lui semble le plus sûr pour disparaître de la circulation, à savoir le… District 9.
Tout d’abord, avant d’entrer plus dans le détail, précisons que District 9 procure un pur plaisir scopique. Pour ma part, je ne suis pas prêt d’oublier l’image-force du film, celle qui est en « une » d’ailleurs de l’affiche publicitaire : le vaisseau fantôme surplombant Johannesburg avec la myriade d’hélicoptères humains venant à sa rencontre. On tient là, sans aucun doute, le tour de force du film et l’idée géniale du script : délocaliser le lieu de l’histoire et la fiction « américaine » - précisons que District 9 est un film américain, réalisé par un jeune Sud-Africain, Neill Blomkamp, produit avec de l’argent américain et distribué à travers le monde par des compagnies américaines. On n’est pas à New York ou Los Angeles, une fois n’est pas coutume, mais en Afrique du Sud ; ce déplacement géographique fait l’originalité du film. La catchline percutante de l’affiche ILS NE SONT PAS LES BIENVENUS file la métaphore politique bienvenue : de l’alien nation à l’aliénation de l’homme par l’homme via l’alien, il n’y a qu’un pas. Tout le monde en prend pour son grade ici ! Les Blancs, pour la plupart, ne pensent qu’au profit, et les Noirs, eux, en étant caricaturalement - c’est un film avec une vision de Blanc - dépeints comme sanguinaires, voire cannibales !, sont des marchands de mort qui participent tout autant de l’économie guerrière tous terrains. Les insectes-crustacés gluants, parqués dans le District 9 avant d’être reconduits manu militari vers un nouveau camp de rétention, parlent habilement de notre époque : de la France (des migrants de Sangatte à la « jungle » évacuée du campement de clandestins près de Calais) à l’apartheid en Afrique du Sud, sur fond de déplacements de populations, de townships, de brutalité policière et de rapports Noirs/Blancs ô combien tendus.
Par contre, avec un pitch de départ aussi insolite, je pense que le spectateur était en droit d’attendre autre chose, à partir des deux tiers du film, que d’assister au lancement d’un « bon gros film d’action bourrin US », avec des militaires rednecks tirant sur tout ce qui bouge, et paradant à la façon d’un film gros calibre signé Cameron (Aliens). Je m’explique, autant le décor-patchwork est bien planté, autant l’ambition du film est manifeste (partir du cinéma de genre pour atteindre le symbole sans pour autant se lancer dans un film à thèse pontifiant), autant on s’étonne, qu’avec de telles cartes en main (un cadre fictionnel singulier offrant moult métaphores politiques, des E.T. étonnants, un « antihéros » attachant parce que maladroit façon l’inspecteur Clouzot), ce film de SF n’aille pas plus loin dans l’élévation spirituelle. A l’heure où Cronenberg s’apprête à faire un remake de son propre film La Mouche (on peut se demander d’ailleurs à quoi cela sert-il de refaire un tel chef-d’œuvre du cinéma de SF), District 9 lorgne ouvertement du côté de La Mouche sans nous bouleverser autant que la crise d’identité de Brundlefly, mi-homme, mi-mouche, dans le huis clos filmique de 1986. Souvenez-vous, sur fond de « gore romantique » et de tragédie de l’horreur intérieure, on assistait à la transformation physique d’un homme (un scientifique se transformant en insecte sous les yeux de son amoureuse), passant de la fascination pour sa nouvelle toute-puissance d’être à sa dégénérescence : en même temps qu’il faisait l’éloge de l’humain, via la phrase poignante de l’homme-insecte « Je suis un insecte qui rêve qu’il a été un homme et qui a aimé ça », Cronenberg offrait un film-gigogne aux pistes multiples ; La Mouche étant à la fois une réflexion métaphysique à la Kafka et un chant universel faisant échos aux angoisses les plus contemporaines (une société hyper-technologique où l’homme joue à l’apprenti-sorcier avec les biotechnologies) et les plus profondes de l’être humain : la quête nietzschéenne d’une surhumanité, la crainte de la maladie, de la vieillesse, de la mort. Bien sûr, District 9 revisite ces thèmes-là (par exemple, via la scène où l’hybride Wikus, avec son bras-pince de crabe, met en branle sa toute-puissance guerrière en ouvrant le feu contre le gang armé black, et le finale – lorsqu’on le voit, complètement muté en Crevette, construire une fleur de métal pour sa bien-aimée humaine), mais Blomkamp ne s’aventure pas trop dans ces contrées-là, celles des métamorphoses à l’inquiétante étrangeté, leur préférant, semble-t-il, et c’est bien dommage, les séquences de pure action, beaucoup plus longues, et il faut bien le dire, nettement moins passionnantes à suivre, car nous faisant retomber fissa dans du mainstream hollywoodien basique. Néanmoins, on ne peut pas trop reprocher à un jeune auteur de 30 ans de ne pas atteindre d’emblée les cimes intellectuelles étranges et pénétrantes de l’expérimenté David Cronenberg. Attendons plusieurs films signés Blomkamp avant de voir ce qu’il a vraiment dans le ventre.
Autre bémol, avant de revenir sur les qualités de District 9, le mode « film documentaire » (écrans dans l’écran, faux-raccords, caméra tremblée) choisi par ce cinéaste, à la manière de tant de fictions post-11 Septembre actuelles (Cloverfield, Diary of the Dead, etc.), est ingénieux, il permet de rentrer de plain-pied dans une histoire où les images, servies par une « industrie médiatique » au service d’une propagande militaire d’un pays capitaliste, sont à suspecter, mais il empêche le film de plus s’aventurer dans la poésie du quotidien se faisant étrange. On assiste sans fin à des images TV, parsemées de cadres branlants et de surexpositions, mais cette esthétique télévisuelle empêche de s’aventurer plus loin dans le clair-obscur. Dommage, par exemple, que Blomkamp, contrairement au De Palma de Redacted, n’offre pas plusieurs régimes d’images à sa fiction. De temps en temps, on aimerait quitter le côté « faux doc » pour s’aventurer dans un filmage artistique qui serve, de l’intérieur, la poésie marabout-de-ficelle du film. Dans le ghetto transformé en immense décharge publique, j’aurais souhaité une caméra caressante, contemplative, qui s’attarde davantage sur la pollution, la crasse, les scories, les mauvaises herbes et la poésie des terrains vagues, afin de laisser vagabonder notre imagination et de faire davantage « parler » le décor : lieu d’abattage industriel et d’état des lieux du devenir humain, symbole d’un homme contemporain croulant sous la quincaillerie des biens de consommation, l’excitation vaine des mégalopoles et le flux d’images abrutissantes. Pour finir, ne faisons pas trop la fine bouche, District 9 reste de qualité. Son humour est contagieux, notamment grâce à son côté série B assumé comme tel : ses grosses bébêtes gluantes, bouffeuses de pâté pour chat et de caoutchouc de pneus, ont un côté potache et années 80 sympatoche ; le fiston de l’extraterrestre Christopher Johnson, mi-Crevette, mi-Gremlin, fait tendre le film vers le rayon du film de jouets attachant à la Joe Dante ; les maladresses verbales et gestuelles du fonctionnaire-héros installent un comique de répétition qui marche.
Bref, avec District 9, l’entertainment qui fait plaisir est bel et bien au rendez-vous : son aspect hybride (une fiction américaine squattant un territoire étranger) participe du goût pour l’hybridation généralisée cultivé par ce film (à la fin, l’homme-insecte, symbole d’espoir, passe pour un « métisse », voire messie), mais c’est toutefois dommage que cet entertainment US se cantonne trop à l’aspect lisse du film d’action standard sans se risquer à se laisser contaminer davantage par les profondeurs impures du « cinéma en trois dimensions » de Cronenberg, cinéma d’(h)auteur organique et réflexif, ô combien mutant.