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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > L’inénarrable Daaaaaalí de retour parmi nous !

L’inénarrable Daaaaaalí de retour parmi nous !

En vue d’un projet de documentaire, a priori nébuleux, une journaliste française, ex-pharmacienne, rencontre à plusieurs reprises Salvador Dalí, figure importante du Surréalistme, devenu, avec sa trajectoire incroyable, de Port Lligat, petit port de pêche près de Cadaqués en Espagne, à Hollywood en passant par Paname et la gare de Perpignan, l’un des peintres les plus mythiques du vingtième siècle. « Pour écrire et réaliser cet hommage, explique Quentin Dupieux, réalisateur de Daaaaaalí !, je suis entré en connexion avec la conscience cosmique de Salvador Dalí et je me suis laissé guider, les yeux fermés. Dalí le disait lui-même, sa personnalité était probablement son plus grand chef-d’œuvre. Mon film raconte modestement cela. » Avec ce court long (d’une durée tout juste d’une heure dix-sept !), ce cinéaste joueur veut montrer l’impossibilité de raconter de A à Z le célèbre peintre espagnol, bien des fois scandaleux, précisant – « Ce n’est surtout pas la vie de Dalí. On suit cette journaliste qui veut l’interviewer puis faire un film sur lui. Mais à chaque rencontre, chaque tentative de faire parler le maître, il s’échappe et le film avec.  »

Par ailleurs, pour couvrir – en vain – tout Dalí, pari difficile, il n’y a pas un mais six Salvador Dalí interchangeables, d’Édouard Baer à Boris Gillot en passant par Jonathan Cohen, Gilles Lellouche, Pio Marmaï et Didier Flamand. « Dans ce genre de film, précise pertinemment Dupieux pour son douzième – déjà ! – long-métrage en une quinzaine d’années, tout le monde attend la performance. Comment untel va jouer tel ou tel mec que tout le monde connait ? Ça peut être bluffant parfois. Mais dix minutes. Pas plus. Et après on fait quoi ? En mélangeant les Dalí et en proposant à plusieurs comédiens de le jouer, ça reste ludique. On ne peut pas se lasser. On est toujours surpris. » Et, en effet, ça fonctionne grosso modo ici tel un portrait kaléidoscopique dilatant Dalí pour mieux montrer les mille et un visages de son génie facétieux. C’est fouuuuuu, non ? 

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« Fontaine nécrophilique coulant d’un piano à queue », 1933, huile sur toile, Salvador Dalí
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Pio Marmaï est, entre autres, Dalí dans le dernier Dupieux en date

Un film plus déceptif que dalíesque (©Photo V. D.), me concernant. Eh zut, globalement déçu par le Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux – je souhaitais plus de folie ! Mais bon, j’avoue, Dalí par Dupieux, j’en attendais trop, certainement davantage en tout cas que l’objet filmique proposé à l’arrivée, confectionné, pour autant, avec talent (et amour ?), par le réalisateur-musicien stakhanoviste et sa femme, Joan Le Boru, cheffe décoratrice reprenant talentueusement, à côté d’une pluie soudaine de chiens vue à travers une fenêtre faisant office de tableau et d’un téléphone - objet manufacturé fort récurrent chez Dalí - sans fil apporté, comme il se doit, sur un plateau au maître en faisant des caisses à Cadaqués, certaines toiles mystérieuses, tel un enchevêtrement de vignettes iconiques, du plus connu des surréalistes historiques, grand nom de l’art moderne plébiscité par un large public à travers le monde, dont, dès l’ouverture du film (superbe image quasi fixe avec juste un filet d’eau pissant d’un piano, surplombé par un petit cyprès, au beau milieu d’une morne plaine), Fontaine nécrophilique coulant d’un piano à queue (1933, huile sur toile, 27 x 22 cm), petit chef-d’œuvre de poésie plastique onirique, puis, plus tard dans le récit empilant astucieusement, même si c’était fort attendu concernant le continent Dalí, les rêves dans le rêve (dont celui, tonitruant, d’un évêque éminemment buñuelesque, on pense alors au Charme discret de la bourgeoisie ou au Fantôme de la liberté), une tête hydrocéphale flippante portée par une béquille, rencontrée dans La Harpe invisible, fine et moyenne (1932, huile sur toile, 21 x 16 cm), puis une Gala, sa muse d’origine russe bien connue qu’il voyait, en passant par le filtre de sa méthode paranoïaque-critique, se jouant du goût des paradoxes et de l’association de phénomènes délirants, et de sa mystique nucléaire, en Vierge Marie – ce qui était loin d’être le cas ! -, mise subtilement en abyme dans une toile au titre à rallonge, comme souvent avec cet artiste volubile gourmand de mots amphigouriques et électriques, intitulée Dalí de dos peignant Gala de dos éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs (vers 1972-1973).

« Ce qui m’intéressait plus, note en entretien Dupieux, c’était d’imaginer le monde qui a pu donner ces œuvres. Comme si Dalí vivait dans ses tableaux. [...] L’idée que la plus belle œuvre d’art de Dalí, c’est sa personnalité.  » Exact.

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« La Harpe invisible, fine et moyenne », 1932, détail, huile sur toile, Salvador Dalí

Le cinéma comme échappement libre pour Dalí

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« Dalí de dos, peignant Gala de dos éternisée par six cornées virtuelles provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs », vers 1972-1973, Salvador Dalí, huile sur toile stéréoscopique, 60 x 60 cm

Le lien au cinéma de l’Espagnol Dalí, « peintre cosmogonique et théâtral » se qualifiant lui-même d’« excentrique et concentrique, à la fois anarchiste et monarchiste », est très intéressant d’ailleurs, dans ce film, où Dupieux, habilement, a essayé d’imaginer un dialogue entre le cinéma et l'artiste dandy qui coûte que coûte, en diva, ne veut être filmé que par « la plus grosse caméra du monde », Romain Duris y est d’ailleurs très drôle en producteur vachard obsessionnel !, au cheveu ras et au parlé cassant, et en général : sa vie, son œuvre.

Les films, Salvador Dalí (1904-1989, Figueras), qui a parfois salué dans ses écrits – il était aussi écrivain, pas seulement peintre, sculpteur, graveur et performer - des figures du cinéma (Charlot, Harry Langdon, Cecil B. DeMille, Harpo Marx, Clark Gable et sa moustache – on connaît ses fixations fortes !), en aimait surtout l’écriture puis leur promotion la plus phénoménale (c’était un génie de la communication !), zappant juste une étape, tout de même cruciale, en termes de visibilité et de reconnaissance : le tournage ! Du coup, aucun de ses films n'existe réellement, hormis une poignée, à savoir les deux, anthologiques du cinéma surréaliste, faits avec Luis Buñuel avant sa période mexicaine fructueuse et sa rencontre sur fond d'amitié avec Jean-Claude Carrière (Un Chien andalou, 1928, L'Âge d'or, 1930), une séquence de rêve sous pavillon freudien pour Hitchcock (La Maison du docteur Edwardes, 1945) et quelques images d'un film animé inachevé conçu par et pour les studios Walt Disney (affirmant à son sujet : « Un seul homme pourrait me faire de l’ombre. Heureusement, il est fou, c’est Salvador Dalí  »), Destino, 1946, et 2003 pour une finalisation sans Dalí, mort en 1989, sans oublier bien sûr sa (non) participation exceptionnelle légendaire dans les années 1970, en tant qu'acteur, à un film fantôme culte, et d'autant plus culte qu'il n'existe pas !, le Dune extraaaaaaordinaire de Jodorowsky, avec la complicité visuelle de Jean Giraud (Mœbius), prévu bien avant celui de David Lynch (1984, musique de Toto), injustement sous-évalué, et le diptyque, des plus récents, trop lisse, de Denis Villeneuve (2021/2024).

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Édouard Baer, divinement dalínien !, dans « Daaaaaalí ! » (2023, Dupieux)

Sinon, le meilleur Dalí - campé ici comme on l’a vu par six comédiens (au départ, deux autres étaient prévus, Pierre Niney et Alain Chabat, mais, et c’est tout à leur honneur, ils se sont vite retirés de la distribution car ne se trouvant pas en mesure d’apporter, via leur touche personnelle, quoique ce soit d’inédit et de bénéfique au projet - du nouveau film de Buñuel, euh... pardon, de Dupieux est, selon moi, indiscutablement, Édouard Baer ! Le plus décalé, et poétique à tendance histrion lunaire, constamment au bord de l'absurde le plus réjouissant - même si la séquence initiale de la traversée du long couloir qui n'en finit pas, d’une bonne vingtaine de mètres (ce qui est très bien vu car Dalí squattait les hôtels, dont le mythique Meurice à Paris, tout en ayant horreur qu’on le sonne, disait-il, au téléphone) a été piquée au Playtime de Tati ! -, le plus authentiquement dalíen dans sa posture excentrique de dandy metteur en scène en permanence de son amour-propre démultiplié et, last but not least, l'imitateur du film à l'accent dalíesque, avec ses exclamations rocambolesques – sa façon rocailleuse de rouler les « r » - et son ego surdimensionné (« Il y a des jours où je pense que je vais mourir d’une overdose d’autosatisfaction » disait Salvador), le plus crédible, sans faire pour autant du copier-coller figé du Musée Grévin ou du Michou. C'est, avec Baer, de la copie inventive, une interprétation libre du personnage XXL Dalí, tour à tour lumineux, abscons, ridicule et enfantin, mi-centripète, mi-centrifuge, à la Fluxus, avec une once de dada et de Bostella, je dirais.

Eh oui, entre nous, mais je vous parle ici d’un temps où les plasticiens étaient davantage d'immenses vedettes infiltrant, de par leurs actions et talent si ce n’est génie, tels Picasso, l’inénarrable Dalí, Warhol et le monarchiste lyrique Georges Mathieu (émule de Dalí), la vie de tous les jours, qui n'a pas un jour imité, avec délice, le divin Dalí aux yeux exorbités complètement à l'Ouest, au visage-masque, du slogan publicitaire « Je suis fou du chocolat Lanvin » ? La série télé La Casa de Papel (2017-2021) a d'ailleurs tout à fait compris cela, un Dalí superstar, si ce n’est mythologique, ayant fait de sa propre personne un personnage, en prenant pour marque de fabrique, et signe de ralliement, le masque de Dalí aux célébrissimes moustaches-antennes dressées vers le ciel.

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Chut, Salvador crée, il rêve !

Dalí superstar et « popiste » avant la lettre

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Portrait du réalisateur iconoclaste Quentin Dupieux, Paris, août 2023, ©photo V. D.

En ce sens, je donne raison à Quentin Dupieux déclarant ceci, voyant joliment cet artiste à puissance comique et cosmique comme « une utopie qui a disparu », pour le lancement de son faux, ou anti, biopic sur le créateur diablement inventif d’une des peintures modernes les plus célèbres de l’histoire de l’art, La Persistance de la mémoire (tableautin à l’huile de 1931, conservé tel un joyau aimantant les visiteurs au MoMA de New York), encore plus connue sous le nom des Montres molles : « À la fois comme homme et comme artiste. Quand je pense à lui, je revois un monde où l’art est au centre. Où les artistes sont au cœur de la société, on les voit sur les plateaux TV, dans les journaux. Ils ne craignent pas d’être provocants, absurdes, gênants même. Dalí disait parfois des trucs complétement débiles, on haussait les épaules et on passait à autre chose. Je le montre dans le film. Mais l’art a disparu de notre quotidien. » Pour l'anecdote, lorsque j'ai rencontré l’été dernier, par hasard (quartier Odéon, trottoir du mk2), Dupieux, cool, hyper abordable et ouvert, en sortant, ravi, de Yannick (4e de mon Top Ten Ciné 2023), je lui dis, emballé – « Votre film, où un anonyme, quidam méprisé de banlieue, se fait soudain artiste, c'est très beuysien ! » Sous-entendu, pour Joseph Beuys (1921-1986), un artiste allemand phare de la seconde moitié du XXe siècle, un tantinet mythomane, prenant en charge les heures ô combien sombres de l’histoire de son pays (les ravages de la botte nazie), chacun est un artiste, il considère même que c'est sa plus grande contribution, en tant qu'artiste-enseignant, à l'histoire de l'art. Il me répond alors, sans aucunement se la jouer, « Qui ça ? » Comme quoi, il y a encore du chemin à faire pour que les arts plastiques, au-delà de la petite bulle proprette décorative pour happy few du white cube, pénètrent le champ social, au même titre que le cinoche, qualifié par Charlie Chaplin lui-même d’art démocratique (certes, pour celui-ci, je vous l’accorde, en termes d’impact sur un large public, plus Verneuil que Victor Erice !).

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Dalí (Jonathan Cohen) et une journaliste (Anaïs Demoustier) dans « Daaaaaalí ! »

« À six ans je voulais être cuisinière. À sept, Napoléon. Depuis, mon ambition n’a cessé de croître comme ma folie des grandeurs. » Dalí, puissamment mégalo ! Aussi, ici, autrement dit, chez Quentin Dupieux, passer par le filtre du journalisme (une reporter novice, une certaine Judith Rochant (alias l’amusante Anaïs Demoustier), un brin neuneu, cherche à interviewer dans le cadre d’un documentaire à inventer le maître catalan complètement imprévisible de par sa mythomanie virevoltante, se dérobant constamment à elle tout en formulant sans cesse de nouvelles exigences) pour aborder le cas Dalí est une très bonne idée, celui-ci ayant été toute sa vie, et particulièrement après son périple ricain mondain (la période de la Seconde Guerre mondiale), son propre publicitaire… de génie ayant compris, bien avant le pape du pop art Warhol et Gainsbourg, que les médias pouvaient grandement participer à maximiser sa puissance de diffraction, d’omniprésence et d’ubiquité, le médium peinture n'étant pour lui qu'un moyen, parmi d'autres, « d'exprimer la personnalité de Dalí », ajoutant : « Il est très important pour un artiste d’avoir un sens développé du cosmos. Je suis beaucoup plus important comme génie cosmique que comme peintre. » Sa devise bien connue était : « Qu'on parle de Dalí même si on en parle bien. » Ceci dit, il a dit ça, avant de connaître les chaînes d'info continue, Internet et les réseaux sociaux qui, sur fond de bashing exponentiel (dire du mal en meute massivement), peuvent de nos jours littéralement écrabouiller, et diaboliser, une personnalité publique en participant à un lynchage collectif ahurissant, la conduisant à une véritable mort sociale.

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L’élégant gandin Salvador Dalí (1904-1989) sur son 31 !

Par ailleurs, et c’est assez courageux de la part du cinéaste français aventureux, plutôt que de focusser sur le Dalí des débuts, en général plus apprécié du cercle des initiés (historiens de l’art, conservateurs de musées) parce que passant pour plus authentique (« Raconter Dalí, précise Dupieux, à l’école de peinture, expliquer ses frustrations, ses ambiguïtés, filmer l’artiste au travail, ça ne m’intéresse pas. J’aime presque plus Dalí l’homme, le génie de la communication que Dalí l’artiste  »), Quentin Dupieux se penche particulièrement, notamment avec Didier Flamand (76 ans) jouant un vieux Dalí fatigué en chaise roulante portant un bonnet phrygien ou en passant par un Dalí grossi, improbable et moche, campé par un certain Boris Gillot, inconnu au bataillon, apparaissant tout bonnement ici comme une rustine déplacée faisant tache !, sur le dernier Dalí (le plus décrié, cf. le fameux anagramme Avida Dollars, inventé par l’ayatollah du surréalisme donneur de leçons André Breton, qui finira par l’exclure du mouvement surréaliste en 1934 à cause de ses douteuses dérives hitlériennes). Eh oui, franchement, cela aurait été tellement plus confortable - comme l'avait fait Johann Sfar en 2010 avec son mauvais biopic sur Gainsbourg, Vie héroïque, titre révélateur, restant dans sa zone de confort : exit le Gainsbarre de la fin roublard et hors limites des Love on the Beat et You’re Under Arrest tapissés de zones d’ombre, pour n'axer que sur le poinçonneur des lilas, respectable et poétique, de la rive gauche ; résultat des courses, c'était bienséant et lénifiant - de focaliser sur le Dalí labellisé première période (1904-1939, avant son départ pour les States, qui le fera en partie devenir collaborateur pour Disney et portraitiste mondain pour milliardaires !, parti là-bas, on le sait, avec l'avènement inquiétant en Europe des secousses de la Seconde Guerre mondiale), beaucoup plus beau et davantage considéré en général. Même si le personnage, dans son intégralité, et via sa posture extravagante de « pervers polymorphe » excentrique et exhibitionniste, manipulateur des médias controversé de par ses actions dans la sphère publique grand-guignolesques, son cabotinage carnavalesque et ses prises de position politiques picaresques provocatrices (embrassant tout de même de façon fort gênante, et sans ciller, la cause franquiste), est encore et toujours souvent détesté dans le milieu tempéré officiel des arts plastiques - trop populaire : pensez donc !

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Des visiteurs au Centre Pompidou-Paris, été 2022, regardant un tableau phare de Dalí, « Guillaume Tell », 1930, huile et collage sur toile, achat avec l’aide du Fonds du Patrimoine, 2002

Dans le Quentin Dupieux, chose intéressante (c’est un cinéaste malicieux qui a du flair pour capter l’air du temps, présent ou d’antan, et son passage pouvant se faire angoissant), comme un marqueur temporel, on voit à la téloche la finale de tennis de Roland Garros entre Yannick Noah et Mats Wilander, avec des images un peu passées, on est bel et bien en 1983, ça situe tout de suite l'action (idée judicieuse) et Gala, entr'aperçu dans le film (trop fade, c'était, dans la vraie vie, une mante religieuse nymphomane assoiffée de pognon, ayant repéré Dalí, quitte à quitter illico le poète Paul Éluard, pour en faire une poule aux œufs d’or !), est bizarrement encore vivante. Pour rappel : Gala Dalí : 1894-1982. Erreur de datation ? Ou anachronisme voulu puisque, de toute façon, Dalí bottait très largement en touche en matière de réalisme objectif et de perfection ? On se rappelle encore de sa phrase culte, lui qui représentait, avec un perfectionnisme redoutable, dans ses peintures léchées et sculptures d’assemblage à dominante sexuelle et morbide, des montres molles comme des camemberts coulants, des béquilles, des œufs sur le plat, des girafes en feu, des personnages aux formes distordues, des Vénus de Milo aux tiroirs ainsi que des christs hollywoodiens hypercubiques, « Ne craignez pas d’atteindre la perfection, vous n’y arriverez jamais ! »

Bref, question notation, du 3,5 sur 5 pour moi, pour ce « petit » film bien sympatoche et sans prétention - aucune pompe, bien vu, car Dalí, ô combien prétentieux mais pour autant follement attachant et drôle (un humour décalé ravageur et un sens de la répartie incroyable), en avait suffisamment ! Tant mieux. Mais bon, je reste prudent car, en général, les films-propositions de cinéma de Quentin Dupieux - il y a du Godard en lui mais en plus rigolo ! - sont toujours mieux après leur projection que pendant, la part réflexive qu’ils suscitent les faisant, après coup, monter bizarrement en gamme, voire changer de statut : on glisse soudain, la plume inspirée aidant (c'est un réalisateur très « aware », pour citer le grand penseur Jean-Claude Van Damme (!), parlant en loucedé, mine de rien, des travers du temps présent), du divertissement potache au film postmoderne ironique et disruptif ! Il sait casser son jouet, en nous mettant fissa dans sa poche, c'est un « cinéaste complice » avec son public (je range Sergio Leone, le Beineix très BD de Diva et la tarentule cinéphage Tarantino dans cette catégorie).

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« Ce tableau est le plus ambitieux que j’aie peint, une espèce d’apothéose. » Salvador Dalí, « La pêche au thon », 1966-1967, huile sur toile, 300 x 400 cm, Fondation Paul Ricard, Paris

Faire un film avec Dalí 

Pour autant, celui-là, Daaaaaalí  ! (2023) , avec, excusez du peu (Mr. Oizo, l’autre nom de Quentin Dupieux qui était musicien electro à ses débuts, est assurément tendance !), comme accompagnement sonore, la musique-ritournelle entêtante d'un ex-Daft Punk, Thomas Bangalter, s'enroulant astucieusement dans les poupées russes oniriques et gimmicks d’un film-concept mettant en abyme le désopilant Dalí, en misant en guise d’aération bienvenue, sur l’imagination au pouvoir, ne peut prétendre à rejoindre mes Dupieux préférés jusqu’à présent, qui sont : Steak, 2007 (la découverte d’un style à mourir de rire !), Le Daim, 2019 (la cristallisation fétichiste sur un objet vintage, cet obscur objet du désir qui n’est autre qu’un blouson à franges en daim donc, tout en célébrant le cinéma bricolé !), Mandibules, 2020 (l’idiotie poussée à son comble), Incroyable mais vrai, 2022 (les Monty Python, ou Barracuda, font du Lynch !), Fumer fait tousser, 2022 (quand la série Z nippone rencontre les frères Dardenne), et Yannick, 2023 (campé par l’oiseau ahuri tombé du lit, Raphaël Quenard), mon chouchou inattendu, le petit film-ovni faussement pirate, et dada, qu'on n'attendait pas - plage de respiration réjouissante de l'été 2023 face au rouleau-compresseur médiatique qu’était alors Barbenheimer, bref le petit poucet électron libre qui poussait du coude, en termes d’affichage publicitaire, de capital sympathie et d’entrées en salles, de gros blockbusters américains, Barbie + Oppenheimer, pour se faire une place au soleil, genre « Moi aussi, regardez-moi, j’existe !  »

Yannick (qui a coûté moins d’un million d’euros, alors que Daaaaaalí  !, super Dalí oblige !, bien plus, à savoir 6,7 millions), fut, de toute évidence, le succès surprise d’août dernier, attirant tout de même en salles 450 000 spectateurs - ce qui s’avère, au jour d’aujourd’hui, le plus gros score d’un Dupieux au box-office. Géniaaaaaal ! Dans mon « panthéon », Daaaaaalí ! rejoint juste, du même auteur, la short list du « déceptif bien-aimé, sans plus », je me comprends !, qui compte Réalité (du Chabatdabada au rythme d’histoires enchâssées) et Au Poste ! Un peu trop griffé à mon goût Blier-Buñuel ; par contre, son affiche rétro, rejouant le Bébel Cerito couillu de chez Verneuil (Peur sur la ville), j'adore - du vintage rigolard ! De même, l'affiche old school de Daaaaaalí !, comme toporisée, est super, et éclat de rire en la voyant, lorsque certaines versions croisées, notamment dans le métro, reprennent, histoire de parodier une certaine presse dithyrambique souvent cul et chemise avec les producteurs et distributeurs au point de n’être plus du tout crédible, des commentaires (faussement) signés de la main du maître, citations ô combien savoureuses : « Absolument magistral et délicieux », dixit Salvador Dalí ; « Ça, c’est Dalí », encore Dalí ; « Une œuvre cinématographique tout à fait sublime », et toujours Dalí.

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Autocélébration dalínienne, comme il se doit : une affiche promotionnelle malicieuse

Eh oui, Quentin Dupieux (qui fêtera ses 50 piges en avril prochain), l’homme qui filme plus vite que son ombre - on annonce déjà deux autres films à suivre, Braces et À notre beau métier, titre (ironique ?) alléchant qui parlera de cinéma et de ses agents, les comédiens -, ne peut tout de même faire mouche à tous les coups, sinon ce serait un génie absolu ! Or, même Salvador Dalí, si génial fut-il (ce genre de personnalité artistique extrême, s’en fichant de la bienséance bien-pensante des colins froids, nous manque cruellement de nos jours), a pu foirer des œuvres, en se lassant, certes davantage pendant sa seconde période lorsqu’il était accaparé par ses excentricités médiatiques clownesques (après 1940, même si l’on y trouve toujours à l’œuvre des fulgurances artistiques et des percées scientifiques fantasques et souvent formidablement inspirantes), d’un projet en cours, lui aussi pouvait aller plus vite que son ombre portée (l’un de ses motifs de prédilection en rêverie picturale) ; Picasso, l’un des rares à pouvoir lui faire sérieusement de l’ombre au XXe siècle en matière de notoriété et de puissance plastique, le qualifiait, non sans raison, de « moteur de hors-bord constamment en marche  » ! 

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Dalí, toujours vivace, comme cette « Nature morte vivante » (1956, huile sur toile, Salvador Dalí) animée par la mystique nucléaire, agrégeant histoire de l’art, catholicisme et science

Allez, vive Daaaaaalí ! Ainsi que l’amuseur Duuuuuupieux, au passage ! Son cinéma « ouvert », comme Do It Yourself, à mille lieues de la grosse machine industrielle lourde asphyxiante du cinéma professionnel, semblant généreusement faire écho, c’est un cinéma partageur, au cosmogonique Dalí, pionnier de la performance, dont l’univers fantaisiste, combinant l’ultralocal et l’universel, en associant pêle-mêle peintures pointilleuses ou explosives de rêve, images doubles et gigognes, œuvres éphémères, sens de la fête et happenings farcesques, agit, encore aujourd’hui et demain certainement, comme un atelier chaotique ouvert sur le monde ; la touche finale, enlevée telle une moustache dalínienne verticale, à Dupieux : « Dalí est partout et nulle part. Quand j’ai rêvé de ce film, j’ai très vite senti qu’il ne fallait pas faire un film sur Dalí mais avec Dalí. Essayer de chercher une forme de liberté que son travail m’inspire. » En gros, mission globalement réussie, donc, car Dalí, le peintre célébrissime de La pêche au thon (1966-1967), est un gros poisson, aux airs d'anguille, pas toujours évident à cerner. 

Daaaaaalí  ! France (2023 - 1h18. Comédie dramatique. Diaphana Distribution). Scénario et réalisation : Quentin Dupieux. Décors : Joan Le Boru. Musique : Thomas Bangalter. Avec Anaïs Demoustier, Édouard Baer, Jonathan Cohen, Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Didier Flamand, Romain Duris, Boris Gillot. En salles depuis le 7 février 2024. 


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