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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > La rentrée littéraire hivernale 2006

La rentrée littéraire hivernale 2006

Sous le titre « Avalanche littéraire », La République internationale des Lettres introduit à la rentrée littéraire hivernale : « Le phénomène est bien connu : plus le marché du livre est morose, plus les maisons d’édition publient de livres. C’est encore le constat que l’on peut faire en ce début d’année 2006, où plus de 600 nouveaux titres viennent chasser des librairies la même quantité approximative de livres sortis le trimestre dernier. Vite publiés, vite jetés. » (Source).

Autrement dit, si vous n’avez pas visité votre librairie de quartier ou celle d’une grande chaîne au cours des trois derniers mois, vous venez de manquer des centaines de nouveaux titres de la rentrée littéraire de l’automne dernier. Et il en sera ainsi si vous n’allez pas en librairie d’ici la prochaine rentrée littéraire, celle du printemps. En fait, la durée de vie d’un nouveau livre en librairie n’est plus que de trois mois. Dès qu’un livre ne rencontre pas les objectifs de vente pour rentabiliser sa place en tablettes, il est illico presto renvoyé à l’éditeur.

Le marché du livre est complètement saturé, une situation marketing typique du cycle de vie d’un produit, connue sous le nom « Phase 3 : la maturité du marché ». « L’écoulement du produit atteint la saturation. Le marché potentiel a été satisfait et, à présent, seule la demande de remplacement offre quelques possibilités. La pression des concurrents devient très forte, car sont entrés sur le marché de nouveaux producteurs qui n’ont pas subi les coûts de démarrage ; ces rivaux profitent des améliorations techniques et peuvent donc offrir des prix relativement bas. »

Il semble que le marché du livre ne connaîtra pas la phase suivante à court terme, celle du déclin du marché : « Le produit est devenu vieux et ses ventes déclinent. Les capacités de production sont sous-utilisées. C’est l’époque du désinvestissement et de la reconversion. ». En effet, le support gouvernemental (prix unique et subventions directes) et la conquête des marchés étrangers (exportation et achat d’entreprises) retardent un tant soit peu le déclin du marché du livre. En réalité, on passe de la saturation des marchés nationaux industrialisés à une saturation mondiale du marché du livre. Il ne reste plus que quelques enclaves du marché du livre à développer sur la planète. L’intérêt pour celui du Maroc est un bel exemple. Mais les développeurs étrangers de ces enclaves ne perdront pas leurs habitudes. Ils produiront en masse, et satureront encore plus vite qu’en leur propre pays les marchés restants.

Pour l’heure, l’attrait de ces développements est irrésistible pour les pays dont le marché du livre est sous-développé, mais ces derniers ne savent pas vraiment à quoi ils s’exposent. Car il s’agit ici, ni plus ni moins, que d’une colonisation de leur marché du livre. Ils en perdront vite le contrôle, tant sur le plan financier que sur le plan éditorial. Ils se trouveront donc dans la même situation que les marchés actuels déjà saturés : refus de plus de 90% des manuscrits soumis par les auteurs aux éditeurs, durée de vie en tablette ne dépassant pas les trois mois. Le rêve d’une industrie du livre bien développée, calquée sur les marchés déjà saturés, tournera au cauchemar. Les nouveautés ne se vendant pas suffisamment, on dira d’abord que les gens ne lisent pas assez. Puis on se rendra compte de la saturation du marché, en se demandant s’il y a trop de livres.

On n’envisagera pas pour autant le déclin du marché du livre, ici comme ailleurs, car une confusion illusoire demeure : le livre ne disparaîtra pas du marché, la demande le prouve. On parle même de la pérennité du produit : « La pérennité du livre est due au fait qu’il constitue le berceau de la civilisation, préserve la mémoire collective des nations, et contribue même à cerner les contours de l’avenir. » (Source) De prime abord, il n’y a rien de plus vrai. Mais le livre dont on parle ici est le livre imprimé en compétition avec la vague de l’informatique et de l’Internet : « Si le livre, qualifié par l’un des écrivains de "meilleur compagnon", occupe encore ce grand espace dans les préoccupations culturelles et épistémologiques, tous les indices montrent que l’ère du livre n’est pas révolue, et la vague de l’informatique et de l’Internet n’a pu le mettre à la retraite, tant que sa vie se renouvelle à chaque instant comme le phénix qui renaît de ses cendres. » (Source)

La confusion vient du fait qu’on ne distingue pas ici les livres dont le marché est saturé des autres livres. La saturation concerne les livres imprimés à grands tirages, sous presse Offset, tirages nécessaires pour la distribution dans les librairies de quartier, les grandes chaînes et les grandes surfaces. Le recours à des presses Offset traditionnelles s’impose, parce qu’elles seules permettent les économies d’échelle utiles pour réduire le coût de chaque exemplaire. C’est le marché du livre « Offset » qui est saturé, non pas tout le marché du livre. En fait, on devrait dire que c’est le marché du livre « traditionnel », imprimé sous presse Offset, et distribué en librairies, qui est saturé.

La distinction est très importante, car il existe un autre type de livre papier, non traditionnel, imprimé à la demande sous des presses numériques. Jusqu’au milieu des années 1990, tous les livres étaient produits sous des presses Offset. Puis est arrivée l’impression à la demande sous presse numérique (« print-on-demand »), un concept complètement opposé à l’Offset. L’impression à demande ne permet pas de réaliser d’économie d’échelle. Que l’on produise un seul exemplaire ou des centaines, le prix variera très peu, contrairement à l’Offset. En revanche, il y a possibilité de commander un seul exemplaire et de réaliser un profit à la vente. Il sera moindre qu’avec l’Offset, mais profit il y aura. Dans le cas de l’Offset, il faut commander un grand tirage, car il n’est pas rentable de mettre en marche ces presses en deçà d’une commande de 500, voire de 1000 exemplaires. La possibilité d’imprimer un seul exemplaire à la fois à la demande expresse de chaque lecteur est donc une véritable révolution. Les experts en imprimerie pourront percevoir la différence entre un livre imprimé sous des presses Offset et celui produit sous des presses numériques, le premier utilise une encre liquide, le second une encre sèche. Mais le lecteur n’y verra que du feu.

Dans la rentrée littéraire, en prétexte à cette analyse, il est donc question du livre « traditionnel » (Offset) et de la saturation de son marché (vite publiés, vite jetés). Le livre imprimé à la demande n’est pas en liste puisqu’on le retrouve rarement en librairie. Il fait partie d’un autre marché du livre, celui du livre numérique, généralement sous forme de fichiers PDF, né avec l’édition en ligne sur Internet. Le livre imprimé à la demande n’est ni plus ni moins qu’un sous-marché du livre numérique. Il répond au besoin des lecteurs internautes désirant avoir le choix entre un exemplaire papier et un exemplaire numérique des œuvres éditées en ligne sur Internet.

Au début, l’éditeur en ligne devait se contenter d’offrir des exemplaires numériques (fichiers PDF). Il aurait perdu tous les avantages économiques de l’Internet s’il avait, lui aussi, retenu les services d’imprimeurs Offset pour assurer une offre papier en ligne. Au coût d’impression, se seraient ajoutés des coûts d’entreposage de 500 à 1000 exemplaires de chacun de ses titres, comme c’est le cas pour les autres éditeurs. Mais à la différence de ces derniers, l’éditeur en ligne ne jouit d’aucun support gouvernemental pour contre-balancer les pertes éventuelles de son offre papier. Qui plus est, l’éditeur en ligne limite sa distribution à son seul site Internet (sa librairie en ligne) contrairement aux autres éditeurs qui jouissent du réseau de distribution en librairie, ne serait-ce que pour une durée de trois mois. Ces éditeurs ont donc plus de chances d’écouler le tirage papier de lancement en librairie que l’éditeur en ligne, limité à son site.

On comprendra donc aisément que l’arrivée de l’impression à la demande vient changer la donne. Elle brise le monopole du livre papier des imprimeurs Offset et des éditeurs. Il est désormais possible pour l’éditeur en ligne d’offrir des exemplaires papier de tous ses titres sans les contraintes économiques habituelles, d’où l’idée de parler d’une véritable révolution dans le monde du livre.

À vrai dire, il faut parler de « l’avenir du livre » car l’autre marché, celui du livre Offset, est saturé et voué au déclin. Il est très important de retenir que cet avenir du livre inclus le livre papier, plutôt que de croire que ce dernier disparaîtra au profit du livre numérique. Mettre en compétition le livre numérique et le livre papier engendre de faux débats et une perception erronée de l’avenir du livre, voire de l’Internet. Le livre papier est là pour rester, mais il serait bientôt davantage imprimé à la demande que sous des presses Offset. Ces dernières ne cesseront pas d’imprimer des livres, mais le déclin du marché forcera à une rationalisation intense de son offre.

Tant et aussi longtemps que l’impression Offset pourra tenir bon en réduisant ses coûts, elle ne souffrira pas outre-mesure de la saturation du marché de ses livres. On peut même dire qu’elle en profitera, car malgré cette saturation, les éditeurs augmentent tout de même leurs commandes. Mais il suffit d’une augmentation débridée du prix du papier, de l’encre ou que sais-je encore, pour tout remettre en question. Pour l’instant, il n’y a pas encore panique en la demeure, parce que l’impression Offset de livres trouve le moyen de survivre à ces augmentations en se concentrant et en se mondialisant. Plusieurs petits imprimeurs ferment ou sont achetés par des grands toujours plus grands. On tente ici de concentrer la demande entre les mains des grands pour négocier de meilleurs prix auprès des fournisseurs (papier, encre...). On concentre l’industrie, mais on ne souhaite pas pour autant augmenter la capacité de production, compte tenu de la saturation du marché. En bout de ligne, on imprime de plus en plus de livres, mais le nombre de presses Offset qui tournent diminue, celles qui restent sont plus grosses. Aujourd’hui, certains éditeurs éprouvent des difficultés à obtenir du « temps de presse ». Il faut réserver jusqu’à 24 ou 48 mois par avance. Le livre d’actualité, à publier en trois semaines, n’est plus à la portée de tous les éditeurs. Seuls les plus grands, ceux qui ont du temps de presse en banque, peuvent négocier avec les imprimeurs. Et il n’est pas dit qu’une utilisation urgente du temps de presse ne s’accompagne pas d’un tarif d’impression plus élevé. Dans ce cas, il faut que le livre d’actualité connaisse un succès instantané, pour rentabiliser l’opération.

Le simple fait qu’il soit possible d’imprimer des livres sans rencontrer de tels problèmes est une révolution. Jusqu’où ira cette dernière ? Pourquoi l’associer à l’avenir du livre ? Après tout, l’impression à la demande ne peut pas produire les gros tirages utiles pour la distribution en librairies, puisqu’elle ne jouit d’aucune économie d’échelle. Certes, mais elle peut changer l’offre en librairie. N’oublions pas que la saturation du marché du livre affecte gravement les librairies. À l’instar du secteur de l’imprimerie, plusieurs petites librairies ferment au profit des grandes chaînes. Pour survivre, il faut augmenter l’offre en tablettes, agrandir sans cesse pour offrir un plus grand nombre de titres, quitte à retourner ceux qui ne se vendent pas au bout de trois mois. Il n’y a rien à craindre, les avalanches de nouveaux titres se succèdent, d’une saison à l’autre.

Le problème, c’est la diversité de l’offre. Il y a nivellement par le bas. En conservant uniquement les livres qui se vendent le plus, les libraires diminuent la diversité de leur offre aux lecteurs. Et cette diversité a déjà été réduite en amont, puisque les éditeurs publient souvent uniquement les livres qu’ils estiment rentables commercialement. Leur flair est sujet à critique, si l’on tient compte du fait que 6 titres sur 10 ne connaîtront pas le succès commercial estimé. Mais qu’à cela ne tienne, le résultat est le même : la diversité est réduite à sa plus simple expression, malgré l’augmentation du nombre de nouveautés. À ce jour, les lecteurs ne s’en plaignent pas, parce qu’ils n’en ont pas conscience. Il faudrait lire toutes les nouveautés sur un sujet donné pour se rendre compte qu’elles reviennent au même, que peu de choses les distinguent. Or, il n’a pas le temps. Tout va bien dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce que le lecteur soit mis au fait de l’enjeu de la diversité, notamment par les associations d’écrivains ou par les quelques rares journalistes qui leur donnent écho. Et le jour où le lecteur apprend qu’on retrouve en librairie moins de 10% de la production littéraire des nos auteurs, il reste bouche-bée.

Le lecteur en sera informé par l’éditeur en ligne, qui offre un débouché aux 90% de la littérature refusés par les autres éditeurs. Le lecteur sera invité à bouquiner sur Internet, pour s’en rendre compte lui-même et découvrir une toute nouvelle offre. Mais il posera inévitablement la question suivante : « Pourquoi ces livres ne sont-ils pas disponibles chez mon libraire ? » L’impression à la demande, les avantages concurrentiels de l’Internet et plusieurs autres explications exposées dans ce texte feront partie de la réponse.

L’important sera de l’informer de l’existence de deux marchés du livre, l’ancien, celui du livre Offset et des libraires traditionnels, et le nouveau, celui du livre imprimé à la demande et des éditeurs-libraires en ligne. Il sera amené à se rappeler que ces deux marchés offrent des exemplaires papier ; le nouveau marché du livre sur Internet est à la fois numérique et papier. On cherche à lui faire prendre conscience qu’on n’oppose pas le livre de librairie et le livre de l’Internet sans égard aux supports disponibles, comme on le voit trop souvent dans certains faux débats. Et pour terminer, une dernière information : sur Internet, on est tout aussi vite publié, et le livre demeure en ligne tout le temps nécessaire pour être découvert.


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6 réactions à cet article    


  • Gary Gaignon (---.---.235.240) 18 février 2006 14:40

    Fausse nouvelle plusieurs trains en retard : il y a longtemps que Cylibris a ouvert en France la voie de l’édition numérique à la demande.

    Gary Gaignon


    • Goldy Goldy 18 février 2006 15:09

      Certes, mais le marché est vraiment marginal.

      Je consomme personnellement plus de livre numérique que de livre papier, je regrette vraiment beaucoup qu’aucun livre « de librairie » ne soit disponible dans ce format, contrairement aux États-Unis par exemple, si bien qu’il m’arrive de numériser certain livre offset pour les lire sur un support numérique (c’est un truc de geek ça, difficile à comprendre).


    • Serge-André Guay Serge-André Guay 18 février 2006 22:57

      Mon propos n’a pas pour objectif d’annoncer l’édition numérique à la demande. Tout comme vous, je sais que ce type d’édition existe déjà depuis déjà un certain nombre d’année. Là n’est donc pas le problème soulevé dans mon texte. C’est plutôt la perception de l’édition en ligne et son positionnement dans le monde du livre qui causent des problèmes chez les lecteurs et dans la couverture de presse en général.

      Serge-André Guay


    • Serge-André Guay Serge-André Guay 18 février 2006 23:02

      Je lis également plus de livres numériques que de livres papier. Je ne vais pas jusqu’à numériser des livres papier car l’offre actuelle me satisfait. Cependant, je vous comprends car la numérisation apporte aux livres des options très intéressantes (recherche, signets,...).

      Serge-André Guay


    • douceur (---.---.57.218) 25 février 2006 23:06

      Le plaisir de tenir un livre papier est pour moi au dela des mots.

      Beaucoup de livre editer ..je voudrais bien faire editer le mien tiens ;)


      • Serge-André Guay (---.---.144.91) 26 février 2006 16:03

        Merci pour votre commentaire. Dites-vous que le message est moins important que le médium ?

        Serge-André Guay

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