On se lève tous pour « Yannick » !
- Le divin Dalí sur son 31
Alors que l’on attendait Quentin Dupieux, cinéaste hyperactif de l’absurde, du bizarre et du déjanté, véritable stakhanoviste de la mise en scène reconnu pour ses mises en abyme, ses pirouettes et ses jeux temporels, de Steak à Fumer fait tousser en passant par Le Daim et autres Mandibules, sortir en salles son projet annoncé depuis un certain temps, à savoir un vrai faux biopic sur le peintre catalan surréaliste Salvador Dalí (1904-1989) connu non seulement pour son imagerie spectaculaire extravagante mais également pour son dandysme flamboyant et son autosatisfaction des plus légendaires, Daaaaaali !, avec au casting Anaïs Demoustier, Gilles Lellouche, Pierre Niney et Édouard Baer (film tourné pendant sept semaines l’hiver dernier et qui sortira en 2024), il revient, avant l’heure, pour cet été, avec un « film-surprise » comme on dit (même les journalistes cinéma ne s’y attendaient pas, son existence ayant été longtemps soigneusement tenue secrète), intitulé sobrement Yannick, fusionnant théâtre et cinéma, arts si loin si proches (c’est une pièce dans la pièce à la Pirandello, le tout capté par un filmage quasi en temps réel, ponctué par très peu d’ellipses), pour interroger, non sans humour mais aussi avec une pincée bienvenue de perspicacité, la place du spectateur, à l’heure où tout le monde donne son avis, plus ou moins éclairé, sur les réseaux sociaux et le web, quitte même à mettre des notes - votre serviteur, soit dit en passant, n’y dérogeant pas !
Au théâtre ce soir…
- Yannick, vent et nuit debout contre un spectacle soporifique
En pleine représentation d’une pièce de mauvais boulevard aux Bouffes Parisiens, Le Cocu, vaudeville habituel mettant en scène, comme convenu, le mari (Pio Marmaï), la femme (Blanche Gardin) et l’amant (Sébastien Chassagne), un simple spectateur, gardien de parking bossant sept jours sur sept prénommé Yannick (campé par l’étoile montante du cinéma hexagonal Raphaël Quenard, jeune acteur, 32 ans au compteur, au regard d’enfant, à la nonchalance lunaire et à la diction traînante vu précédemment dans Coupez !, Novembre, Jeanne du Barry et autres Je verrai toujours vos visages), qui a fait 45 minutes de trajet en transport en commun de Melun à Paris pour s’accorder, en posant une journée, une pause divertissante, se lève, dans une salle clairsemée ou l’on entend tout juste quelques rires timides (©photos V. D.), et interrompt carrément le spectacle : « Pardon, je pense qu’il y a un pépin dans votre histoire. J’ai du mal à accepter qu’un spectacle qu’est censé me remonter le moral, ça me fait l’effet inverse [sic]. » Face à des comédiens sidérés, « Je pense que vous n’êtes pas du tout en train de vous rendre compte, Monsieur, ça ne se fait pas du tout ce que vous faites » dixit la comédienne désemparée sur scène, et devant un public tour à tour étonné et complice, ce trouble-fête se mettant peu à peu certains spectateurs dans la poche - syndrome de Stockholm ? – et ce d’autant plus – attention spoiler - quand il va brandir un flingue pour se faire entendre (ce trublion le tient d’ailleurs plutôt comme un jouet, « Tu ne le tiens pas bien ! », dira-t-il plus tard à l’acteur forte tête de la troupe lui ayant piqué le pistolet), décide manifestement de prendre les commandes de la soirée, pour le meilleur et pour le rire, voire le pire, quitte à réécrire une nouvelle pièce à proposer à sa façon…
Face aux blockbusters américains du moment, Barbie et Oppenheimer, sans oublier Tom Cruise, le Dorian Gray des temps modernes, faisant de la résistance dans une énième mission impossible (Dead Reckoning, Partie 1) et Indiana Jones 5 (qui passe aussi par le rajeunissement d’Indy), ce film français, signé Quentin Dupieux, cinéaste iconoclaste qui est également un musicien connu sous le nom de Mr. Oizo (l’homme qui filme plus vite que son ombre : âgé de 49 ans, c’est déjà son douzième long-métrage) et tourné en seulement six jours, se taille un beau succès en salles puisqu’il comptabilise déjà, depuis sa sortie début août dernier, plus de 200 000 spectateurs ; ce qui est somme toute conséquent pour un film d’auteur… clivant : Dupieux, en général, on aime ou pas, pas de demi-mesure avec lui, il laisse rarement indifférent, sa singularité faisant indéniablement, selon moi, sa force, couplée à un côté fun réjouissant, « La liberté qu’on me donne, précisait-il à Télérama en juin dernier (#3831, p. 82), je ne la prends pas pour faire du sous-Tarantino ou du sous-Woody Allen, mais pour faire quelque chose de personnel. J’en use comme un terrain d’expérimentation. Avec toujours le souci de faire un cinéma ludique, joyeux, qui fait plaisir au spectateur. »
- « Yannick » à l’affiche au mk2 Odéon (côté St Germain), Paris
Sale gosse
- Pio Marmaï, Blanche Gardin, Sébastien Chassagne et Yannick
Il est vrai que, malgré certaines faiblesses (pour être plus crédible, peut-être aurait-il fallu prendre pour interpréter ce spectateur désinhibé un parfait inconnu, sachant que Raphaël Quenard, sans être encore une vedette (ce qui ne devrait tarder !), commence à être bien identifié et l’on peut s’étonner par ailleurs, question vraisemblance, qu’il n’y ait pas au sein du théâtre parisien, et ce d’autant plus après le drame du Bataclan en 2015, un agent de sécurité pour faire taire ou sortir illico l’intrus), ce Yannick, film improbable sans être pirate (« Yannick, précise Dupieux dans le journal gratuit Trois couleurs affilié au réseau mk2, n°199, été 2023, a quand même été produit un peu dans les règles et pas de façon totalement pirate », est un huis clos rondement mené : il ne dure qu’un heure et sept minutes (on n’a vraiment pas le temps de s’ennuyer !), oscillant avec habileté et dilettantisme entre comédie (noire) et thriller, au bord du malaisant. Certes, l’on rit beaucoup, car certaines répliques bien écrites entendues déjà dans les trois teasers fonctionnant malicieusement comme bande-annonce apparaissent déjà cultes - il faut entendre Yannick, mi-sociopathe mi-sale gosse, clamer pistolet au poing « Ça peut partir en sucette à n’importe quel moment, cette histoire. D’accord ? » ou encore Blanche Gardin, humoriste borderline connue pour son franc-parler (on se souvient encore de son refus en avril dernier de toucher la coquette somme de 200 000 euros pour participer à la téléréalité LOL d’Amazon appartenant à ce « très cher Monsieur Bezos » et de la polémique qui s’en était suivie dans le milieu), promettre à son partenaire de jeu Pio, aux allures de Patrick Dewaere avec sa petite moustache et sa carrure sportive, quelques réjouissances intimes s’il les sort du pétrin en se conduisant résolument en homme, « Écoute-moi si tu nous sors de là, je couche avec toi. Je te promets. Si tu nous sors de cette merde, tu couches avec moi. Comme tu veux. Par devant, par derrière, à l’envers. Comme tu veux. Mais neutralise ce mec ! » Toutefois, l’on se questionne aussi sur ce type agissant sans filtre, qui court-circuite sans vergogne une pièce de théâtre qu’il considère comme une purge (avouons-le, cela peut arriver au théâtre qu’on y baille fortement voire s’y endorme discrètement mais chut hein !), du coup, se sentant pris en otage, il décide d’inverser la tendance en prenant lui-même en otages les trois comédiens, et au passage le public « passif », pour qu’ils se surpassent, autrement dit mouillent – enfin - le maillot. Au fond, on a tous en nous quelque chose de cet antihéros qu’est Yannick (outrepasser les convenances et protester, façon rebelle, parce qu’on s’ennuie, « une idée de barjot (…). Il y a dans sa trajectoire un peu folle une sorte de grâce et d’authenticité qui est touchante. C’est cette pureté que je recherche quand je joue et que j’apprécie en tant que spectateur » précise Quenard en interview) : le film a donc un effet miroir assez troublant, tout en nous invitant à nous interroger, mine de rien, sur la question de la critique (Yannick peut passer pour un critique audacieux kamikaze, adepte du strike, qui n’attendrait pas de pondre un papier incendiaire pour donner immédiatement son avis au vitriol en live !) ainsi que sur la nature de l’art ; ici, est sabotée une représentation théâtrale, mais cela pourrait être toute autre forme d’expression artistique se déroulant dans le temps, tel un film ou un concert.
La place du Gilet jaune
- Raphaël, dit « Colonel Quenard », est Yannick !
Eh oui, Dupieux fait rire mais son cinéma fait également penser. Pendant le film Yannick et au-delà, sachant qu’il parvient étonnamment à faire réfléchir longtemps après sa vision, on se demande qui est ce mec sympathique et volubile à la tchatche assez folle, un mix improbable entre Patrick Dewaere et Bernard Ménez mâtiné d’un soupçon de Mister Bean dans cette idée d’atteindre le burlesque par la sortie de route et la plume qui se casse, se permettant de briser le plafond de verre en faisant disparaître la frontière entre ceux qui regardent dans l’ombre et ceux qui créent dans la lumière. D’ordinaire, ce « brasier magique » (Maria Casarès) qu’est le théâtre, fonctionnant sur la règle d’or selon laquelle il y a une séparation symbolique entre la scène et la salle, repose sur un pacte citoyen mettant en avant un texte écrit par un auteur et prononcé par des comédiens devant un public invité fortement à se taire pour donner, éventuellement, son avis plus tard. Pas pour Yannick ! Lui, il y met son grain de sel en mettant cash les pieds dans le plat. Non seulement il interpelle directement sur scène, façon gros relou, le trio de comédiens ramant déjà pour capter l’attention, leur faisant ainsi perdre rapidement leurs repères coutumiers, soudain pris en otages qu'ils sont, se sentant alors ô combien seuls et vulnérables, comme mis à nu : la machine récitante se grippe fissa, le texte officiel leur est enlevé (ce qui entraîne des dérives réjouissantes et libertaires ne venant pas d'ailleurs que du brave Yannick, le comédien agacé et vexé Pio Marmaï finissant lui aussi par péter sérieusement un câble, « J’en ai rien à foutre du public, moi j’aurais voulu être Depardieu, Belmondo, Dewaere, pas me retrouver sur une petite scène de théâtre miteuse à débiter des dialogues médiocres », pendant qu’un spectateur aristocrate plein de panache, campé par l’élégant Jean-Paul Solal, décide, à la fois libre et insolent, de se tirer sans peur de la salle de théâtre). Mais Yannick, tenace et obsessionnel, se décide aussi, histoire d’enfoncer le clou de son hold-up agencé tel un happening grand ouvert à l’improvisation, à écrire sa propre pièce, avec ordinateur et imprimante à l’appui, en ordonnant aux comédiens menacés par une arme – est-elle chargée ? Se demande-t-on – de la jouer dans la foulée, sachant qu’il s’agit, pour le change, d’une autre pièce de boulevard, réunissant un docteur, un patient et une infirmière, le tout finissant en un joyeux bazar puisque, avant que cette nouvelle pièce médiocre, cumulant fautes de frappe et lourdeurs lexicales, ne soit mise en bouche par les comédiens désespérés d’avoir à se taper une telle nullité d’amateur, on regarde un flingue passer de main en main puis de la pisse coulée contre les murs du théâtre pour finir par voir arriver, tel un coup de théâtre sous forme d’ultime pirouette, la BRI intervenir in fine afin de neutraliser comme il se doit cet individu hors des clous et aux coudées franches passant pour un fou furieux, voire même un terroriste.
- Portrait de Quentin Dupieux à proximité du mk2 Odéon, Paname, le 2 août 2023, par V. D.
« Yannick est un peu l’équivalent d’un relou sur Twitter, notait Quentin Dupieux dans le Trois couleurs précédemment cité en page 40 (été 2023), qui prendrait la parole dans la vraie vie. Ces gens que tout emmerde et qui déchargent leur frustration sur le web ne sont pas forcément des sociopathes en vrai. Et c’était intéressant d’imaginer que ce type n’est pas juste un haineux qui veut perturber une représentation : il a un discours et il déroule une pensée. Et il a un vécu qui fait qu’il n’est pas franchement si con. Ce personnage me parle beaucoup pour ça : son discours remet en question la soirée de tout le monde. » Alors, ce Yannick - signalons, au passage, que tous les Yannick ont pu aller voir le nouveau film de Quentin Dupieux gratuitement pendant la première semaine de diffusion au cinéma - est-il tout bonnement fou ? N’est-il qu’un énergumène poujadiste et parasite ou un inspecteur des travaux finis ne voyant dans le spectacle vivant qu’un divertissement se devant d’être rentable à tout prix en termes de rire en cascade ou bien est-il davantage une sorte de Gilet jaune, voire frère d’armes en manque de dialogue luttant contre le mépris de classe, qui aurait un propos pertinent, via son éloquence zarbie, son regard frais, son humour ainsi que son bon sens, pour contrer le ronron d’une représentation théâtrale cadenassée agissant comme lieu d’un rituel social bourgeois écrasant ? N’est-il qu’un troll confondant Internet et vie réelle, un hurluberlu naïf et égocentrique recherchant son quart d’heure de célébrité mondiale à la Warhol ou bien encore, ce qui serait plutôt ma lecture concernant ce personnage foutraque attachant, un artiste en herbe et hors limites (« On est tous artistes ! », proclame-t-il), au charme enfantin contagieux (il faut voir à la fin le regard gourmand réjoui de Yannick/Quenard lorsqu’il entend émerveillé, tel un grand enfant qui ne demande qu’à rire, ses propres mots dans la bouche des comédiens), se faisant courageusement passer pour « l’idiot du village » afin d’orchestrer une idiotie trônant en majesté sur scène histoire de déjouer la morgue des professionnels de la profession ? Le critique d’art Jean-Yves Jouannais voyant dans l’idiotie revendiquée par bon nombre d’artistes aimant à jouer volontiers les idiots, de Lars von Trier à Pierre La Police via Robert Filliou, un remède efficace pour torpiller efficacement la bêtise, pouvant prendre la forme de la convention bourgeoise ou de la pesanteur académique, le comédien, de son côté, voyant en ce Yannick à la fois drôle et inquiétant (in Libé #13094, 2 août 2023, p. 2) un « supporteur de foot qui déboule sur le terrain tout nu, mais qui au lieu de se faire intercepter par les agents de sécurité, prend le ballon et met un but. »
- Pio Marmaï et Raphaël Quenard dans « Yannick »
Ici, avec Quentin Dupieux, le débat reste ouvert pour définir ce drôle de zozo qu’est le brave Yannick, même si l’on sent bien, qu’avec ce spectateur lambda voulant prendre sa revanche face à l'arrogance des « théâtreux » et aux autorités de la bien-pensance animée par l'esprit de chapelle, il parle tout autant de nous en tant que spectateurs actifs pouvant à bien des égards se montrer inventifs – « Tout le monde critique tout, moi le premier, dixit Dupieux in Libé #13094 (2 août 2023, p. 20). Mais qui est le mec qui, pour faire valoir sa critique, va fabriquer un autre produit ? Ça, c’est un vrai truc, qui peut d’ailleurs être le point de départ d’un parcours artistique. "Ce que je vois ne me plaît pas, alors je vais le faire moi-même." Comme un musicien qui en a marre d’entendre toujours les mêmes trucs à la radio. Il se dit qu’il faut inventer un nouveau genre de musique et il tente. Yannick, à sa manière, il tente. Et il se passe un truc » que de lui-même, en célébrant l’âme d’enfant et le goût pour la bricole, sous la forme d’un autoportrait masqué, « Il y a plein de similitudes entre le discours de Yannick et ma pensée, disait l’adulescent Dupieux dans Le Monde #24440 (2 août 2023, p. 11). Quand il compare une représentation théâtrale à une prise d’otages, c’est vraiment un sentiment que j’ai moi-même lorsque je présente un film. C’est pour ça que ceux-ci sont si courts, que j’enlève toujours le gras : pour ne pas me faire plaisir à faire durer mes images. »
Je dirais, pour faire simple et pour finir, que ce Yannick, court long-métrage aventureux, est une proposition de cinéma, hésitant entre Brecht et Beuys, Blier et Buñuel, assez jouissive. C’est du Dupieux pur jus ! Du 4 sur 5 pour moi : Yannick est au cinéma ce qu'est le haïku pour la littérature ou le dessin d'humour, voire gribouillage de collégien, pour la peinture, il est une exquise esquisse, à l’amateurisme souverain, ayant gardé la fraîcheur roborative du premier jet. Et, perso, je trouve ça très fort de parvenir à faire ça avec la grosse machinerie, impliquant un lourd travail d'équipe, qu'est le cinéma. C'est bien le genre de « petit film », au parfum de liberté, que j'ai envie de défendre face aux machines de guerre que sont les mastodontes de marketing Barbie et Oppenheimer. C'est Yannick contre Goliath en salle obscure, aussi il mérite qu’on lève le pouce pour lui !
Yannick (2023 - 1h07, une production Chi-Fou-Mi, distribuée par Diaphana). France. De Quentin Dupieux. Avec Raphaël Quenard, Pio Marmaï, Blanche Gardin, Sébastien Chassagne, Agnès Hurstel, Jean-Paul Solal, Mustapha Aboucharid, Sava Lolov et Félix Bossuet. Sélectionné au Festival international de Locarno (compétition internationale). En salles depuis le 2 août 2023.
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