The Return of the Thin White Duke...
Thomas Jerome Newton ouvre avec précautions la porte, se courbe légèrement et pénètre dans son vaisseau spatial, dans lequel il compte prochainement s’embarquer pour rejoindre ses lointains horizons. Il a atterri sur Terre sous les traits déguisés d’un humain, dans le but d’y chercher de l’aide, avec l’espoir chevillé au corps de parvenir à alerter les Terriens sur le sort d’Anthea, sa lointaine planète, qui se meurt de sècheresse.
Lorsqu’il lui arrive de laisser son esprit vagabonder dans une dimension parallèle, d’impressionnants flashs de souvenirs et d’effrayantes visions extralucides l’assaillent et le hantent. Sa femme et ses deux jeunes enfants, restés seuls là bas, à des années et des années lumière de lui, agitent leurs mains dans sa direction en signe d’adieu, tandis que son véhicule glisse tout doucement, sans faire le moindre bruit, sur le sable d’un désert sans fin écrasé par la chaleur d’une étoile dont on ne connaît pas le nom. On comprend qu’ils vont attendre patiemment, et jusqu’au bout, son retour.
Newton promène son regard pénétrant à l’intérieur de la capsule. D’étranges protubérances métalliques, à la fonction obscure, en tapissent les parois. Une volumineuse sphère, trônant au milieu du minuscule espace, diffuse une intense lumière blanche. Son front se plisse et son visage prend une expression presque étonnée, mais déterminée.
C’est cette image de Thomas Newton entrant à l’intérieur de cet étrange habitacle, tirée du film « L’Homme Qui Venait d’Ailleurs » (« The man who fell to Earth »), dans lequel David Bowie incarne bien sûr le personnage principal, qui illustre la pochette de son très bel album Station to Station (janvier 1976), qui vient de faire l’objet d’une réédition exceptionnelle en coffret de luxe, sortie le 27 septembre dernier.
En ouvrant la pochette de ce légendaire album pour prendre le disque, c’est comme si l’on essayait de se glisser subrepticement à l’intérieur de l’univers mystérieux et aux codes parfois indéchiffrables de cet artiste à la personnalité si complexe et éclectique. Cette pochette se présente comme un mince reflet, l’aperçu fugitif d’un monde parallèle, celui de la pure création artistique telle qu’elle peut fuser d’un esprit aussi fin et subtil, aussi novateur, original et imprévisible, en un mot aussi génial que le sien.
David Bowie n’a jamais cessé de réinventer la création musicale, parvenant à faire mentalement la synthèse parfaite et sans cesse renouvelée de modes d’expression aussi divers et en apparence impossibles à fusionner que la peinture, le mime, le théâtre, le monde des idées et des mots, de la philosophie, des sciences (1), et bien sûr celui de la musique, pour en faire jaillir quelque chose de totalement personnel et nouveau. Est venu se superposer à cette démarche le résultat parfois stupéfiant, ce qui est le cas de le dire, d’expériences décalées qui l’ont mené aux limites ultimes de la réalité, et ont transformé de manière radicale et irrévocable son inspiration artistique et le paysage de ses créations.
« Station to Station ne serait pas ce qu’il est si j’avais été entièrement lucide », déclarait David Bowie, lors d’une interview accordée en 1995, au sujet de l’influence de la drogue sur son travail. Au début des années 70, David Bowie a poussé ses excès de consommation de drogues jusqu’à frôler l’autodestruction complète. Il compara même son cerveau tel qu’il était à l’époque à une passoire. « Elles m’ont démoli à un point tel que je ne pouvais même plus continuer d’en prendre. Mais je connais leur effet, qui est de vous permettre de comprendre de manière bien plus profonde à quel point notre univers est fragmenté et complexe. […] J’ai toujours été à l’aise avec les concepts de chaos et de fragmentation. Il est évident que cela est mon fil conducteur. […] » Malgré son addiction, David Bowie fera de Station to Station l’un de ses albums les plus aboutis et réussis.
« J’espère vraiment que l’artiste ne résout en réalité aucun problème, qu’il ne détient aucune solution. Son travail est de démontrer en permanence la nature toujours plus complexe et confuse de la situation. » Car la création artistique est une recherche perpétuelle, comme il l’affirmera dans cette même interview. Il ne s’agit donc pas d’arriver quelque part ni de découvrir quelque chose, mais de se maintenir dans une attitude de recherche, d’exploration, de tâtonnement expérimental.
David Bowie n’est pas seulement chanteur, musicien et acteur. Il est également mime, forme d’expression artistique qu’il utilisa parfois sur scène, mais également photographe, et peintre depuis de très nombreuses années. Parlant en 1983 de la relation entre sa peinture et sa musique, il dira : « Je crois qu’il y a une interdépendance entre les deux. J’ai remarqué que mon style pictural a toujours été le reflet de certains aspects de mes compositions musicales. L’émotion qui se dégage de la musique est la même dans les tableaux. »
Il fut le premier artiste à se mettre en scène de façon théâtrale, à tous les sens du terme, que ce soit lors de ses concerts ou sur ses albums, sous les traits de personnages qui, cependant, exprimaient toujours une des mille facettes de sa personnalité, contribuant ainsi à faire émerger une nouvelle forme d’expression artistique avec des albums et des spectacles purement conceptuels. « J’ai toujours su qu’il y avait moyen d’utiliser les différents outils et formes d’expression artistique pour créer une nouvelle dimension du rock, qui deviendrait une expérience théâtrale complète et plus seulement une expérience musicale. » déclarait-il en 1993. C’est ainsi qu’il incarna tout d’abord le mythique Ziggy Stardust, sorte d’extraterrestre aux cheveux oranges, au maquillage outrancier et aux costumes de scène (et parfois de ville !) totalement extravagants, et parfois inspirés du théâtre Kabuki japonais ; Suivit de près le personnage d’Aladin Sane (Il faut comprendre : « a lad insane », autrement dit ‘un garçon fou’.), puis Halloween Jack, né de l’album Diamond Dogs (1974) (2). Pour finir, David Bowie redevint classique et sobre avec le personnage du Thin White Duke, le « Mince Duc Blanc », à l’élégance toujours impeccable, qui apparaît avec l’album Station to Station.
Métamorphose perpétuelle d’un insaisissable caméléon qui a toujours su étonner, surprendre et dérouter son public, mais aussi devancer, autrement dit créer, les modes successives.
Cet artiste inclassable et totalement atypique a réussi le tour de force de s’approprier, chaque fois avec succès, quasiment tous les genres musicaux, depuis la musique folk de ses tout débuts, ponctuée en 1971 de compositions très personnelles au piano, jusqu’à la techno sur l’album Outside (1995), en passant par la soul music, les compositions entièrement instrumentales des albums berlinois, comme l’étrange Weeping Wall sur Low (1976), ou ce superbe jardin japonais sur l’album Heroes (1977), ou des créations avant gardistes sur l’album Earthlings, un chef d’œuvre sorti en1997.
Rien d’aussi expérimental dans Station to Station, dont la réédition est proposée en deux versions. La ‘classique’ contient trois CD, tandis que le volumineux coffret ‘deluxe’ offre cinq CD, un DVD audio, et même trois 33 tours, le tout accompagné de documents rares. Les deux rééditions présentent bien entendu, en plus des ‘live’ (3) et des bonus, les six enregistrements de l’album de 1976. On ne manquera pas de redécouvrir avec bonheur, si du moins on avait réussi à l’oublier, le si lyrique « Word on a Wing », « Golden Years » qui a failli donner son nom à l’album, ou ce bijou qu’est l’énigmatique « TVC15 » au refrain scandé, à la fin du morceau, de façon répétitive et totalement hypnotisante, ou encore la superbe reprise du romantique « Wild is the Wind ».
Et sans oublier, bien entendu, le superbe « Station to Station » qui ouvre de façon magistrale l’album. Morceau en deux parties (« The Return of the Thin White Duke », suivi du rythmé et entraînant « It’s too late »), dont la longueur le rendit incompatible avec la moindre diffusion radiophonique, ce qui aurait, peut-on lire, privé à l’époque l’album du succès et de la reconnaissance qu’il méritait largement auprès du grand public. C’est donc le moment de le découvrir, ou le redécouvrir, et d’en profiter pour l’aimer encore, et toujours, davantage…
The return of the Thin White Duke
Throwing darts in lovers’ eyes…
Notes
(1) Comme il le présente parfois lui-même. (Court extrait de concert avant cette interview réalisée en 2002 pour la télévision française).
(2) Une adaptation musicale du roman 1984 de George Orwell, contenant donc des titres comme « Big Brother », « 1984 », ou le fascinant, théâtral et très évocateur « We are The Dead ».
(3) Comme celui du morceau sorti en 1973, et composé en hommage à Jean Genet. « The Jean Genie »,
La pochette en noir et blanc est celle du 33 tours original de 1976, tandis que celle en couleurs correspond aux rééditions sur CD.