Les fous de Sula Sgeir
Sula Sgeir est une petite île rocheuse inhospitalière située au nord de l’Écosse. Ses falaises abruptes sont balayées par les vents et battues par les flots. Classée réserve ornithologique*, cette île abrite de grandes colonies d’oiseaux de mer. Malgré la protection dont bénéficient ces oiseaux, Sula Sgeir est pourtant, tous les ans, le théâtre d’une étonnante chasse aux juvéniles de fous de Bassan...
En Écosse, on utilise le mot gaélique « guga » pour désigner les jeunes fous de Bassan. Après avoir constitué au Moyen Âge une ressource alimentaire indispensable à la survie d’une partie des habitants des îles Hébrides, ils sont devenus au fil du temps un mets de choix. Depuis cette époque – et sans doute même avant, si l’on se réfère aux traces d’occupation préhistoriques –, les gugas régalent les habitants des îles de Lewis et Harris ainsi que quelques tables « branchées » du Royaume-Uni, à l’image du restaurant-galerie Musa d’Aberdeen. Rien de bien étonnant : les gugas étaient servis autrefois à la table des souverains écossais comme en témoignent d’anciens documents. Pas sûr pourtant que les gastronomes français apprécient beaucoup ce plat dont on dit qu’il ressemble à de l’oie à goût de poisson !
Le Scottish National Heritage estime à environ 10 000 couples la population des fous de Bassan de l’île Sula Sgeir, un rocher perdu en mer à 65 km au nord des Hébrides en direction des îles Féroé. Une loi votée en 1954, le « Protection of Birds Act », interdit la chasse des oiseaux de mer dans tout le Royaume-Uni. Au nom de la tradition, ce document concède toutefois aux « chasseurs » de Ness, le village le plus septentrional de l’île de Lewis, une dérogation qui leur donne le droit de prélever 2 000 gugas chaque année. Malgré le combat mené avec opiniâtreté par les écologistes et les défenseurs de la cause animale, les hommes de Ness – les Niseachs en gaélique écossais – continuent donc d’organiser au mois d’août une campagne de chasse sur les falaises de l’île Sula Sgeir.
Lorsque vient le temps de cette campagne, dix hommes de Ness, dont un cuisinier, sont débarqués sur Sula Sgeir avec les victuailles nécessaires à la durée du séjour. Ils restent deux semaines dans cet environnement hostile soumis aux intempéries, aux coups de vent et aux tempêtes. À l’épreuve de l’isolement s’ajoutent l’odeur acide du guano accumulé au cours des siècles, et le vacarme assourdissant produit par les cris de ces milliers d’oiseaux qui colonisent les lieux pour s’y reproduire. Au milieu de tout cela les hommes s’efforcent tant bien que mal de vivre dans la rudesse de sommaires abris de pierre, pour la plupart construits il y a près de mille ans par des moines en quête de solitude. Il sont alors bien loin, le confort de leurs maisons et la convivialité des pubs ! Bien loin également la compagnie de leurs épouses ou de leurs petites amies !
Durant ces deux semaines, les dix hommes capturent les gugas avec de longues perches équipées d’un piège à ressort qui leur enserre le cou. Puis ils tuent, plument, éviscèrent et salent les gugas avant de les stocker en plein air sous la forme de tas circulaires qui, en montant jour après jour, se transforment peu à peu en cônes tronqués jusqu’à l’arrivée du bateau. Le moment venu, tous ces gugas sont descendus par un toboggan jusqu’aux canots qui les amènent au chalutier du retour vers Lewis.
Cette étonnante chasse, héritée des traditions du Moyen Âge, c’est incontestablement le romancier Peter May – désormais résident du Lot – qui en parle le mieux. Et pour cause, cet ancien journaliste devenu romancier a vécu six années sur l’île de Lewis afin d’y réaliser une série télévisée ayant pour cadre l’environnement âpre des îles Hébrides. Nul autre que lui a mieux dépeint l’état d’esprit de ces chasseurs de gugas, leur crainte de partir pour cette aventure redoutable, et la fierté qu’ils éprouvent lorsqu’ils sont, pour la première fois, appelés à faire partie des élus. Il est vrai que la campagne de Sula Sgeir est toujours considérée à Lewis comme une sorte de rite initiatique marquant le passage à l’état d’homme dans une société ancrée dans ses traditions séculaires et où 75 % de la population parle encore, peu ou prou, le gaélique, malgré les apports croissants d’incomers anglophones.
Tout cela, on le retrouve dans l’excellent roman L’île des chasseurs d’oiseaux, premier volet d’une trilogie dont les intrigues se déroulent au cœur des îles Hébrides**. Il s’agit d’un polar qui met en scène un officier de la police judicaire d’Edimbourg appelé, dans le cadre d’une affaire criminelle, à retourner enquêter à Lewis, l’île où il est né et qu’il a quittée 18 ans plus tôt en enfouissant de douloureux souvenirs. Ce n’est toutefois pas cette enquête judiciaire qui capte l’intérêt du lecteur, mais la manière talentueuse dont Peter May décrit le mode de vie des habitants de Lewis et les rapports qui les unissent où les opposent, parfois de manière exacerbée.
Une pétition, lancée en début d’année, a recueilli 74 000 signatures pour exiger l’interdiction définitive de la chasse aux gugas. La campagne 2014 doit débuter dans quelques jours, lorsque les conditions de navigation seront favorables. Cette campagne, pour laquelle dix Niseachs ont d’ores et déjà été sélectionnés, sera-t-elle la dernière ? Réponse dans les prochains mois. En attendant, tous ceux qui veulent avoir une représentation plus précise de cette spectaculaire et controversée expédition de chasse peuvent regarder la bande-annonce de ce documentaire de BBC Two : The Guga Hunters of Ness.
* Sula Sgeir fait partie d’une réserve ornithologique maritime qui comprend également l’île de North Rona (lien).
** Après L’île des chasseurs d’oiseaux (2010), Peter May a publié L’homme de Lewis (2011) et Le braconnier du lac perdu (2012).
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