Achoura : le sang versé du chiisme
A Nabatiyeh dans le sud du Liban, fief du Hezbollah, des milliers de fidèles se retrouvent pour commémorer le martyr d’Hussein, troisième Imam du chiisme.
Le visage rouge de sang, une longue estafilade sur le sommet du crâne et le sabre brandi : les hommes de Nabatiyeh se mutilent et exhibent le sang versé pour exprimer leur douleur. Douleur de la mort d’Hussein, tué par le calife Yazid en 680 dans les plaines de Kerbala en Iraq. 1337 ans plus tard, les chiites commémorent sa mort, et nombre d’entre eux pratiquent le tatbîr. Ce rituel de mortification consiste à s’entailler le crâne pour ensuite le frapper de la paume ou du plat de la lame pour que coule le sang. « Je fais le tatbîr pour exprimer ma douleur », explique Hassan, dont la tunique blanche est maculée de sang, « nous sommes tristes parce que l’Imam Hussein a été tué alors qu’il était un saint homme ». La procession est longue de plusieurs kilomètres, les voix des meneurs retentissent dans les enceintes, pour invoquer les noms d’Hussein et de Kerbala, repris en cœur par la foule.
Une fête sous haute surveillance
Pénétrer dans Nabatiyeh durant Achoura n’est pas chose aisée tant la ville est barricadée. On est fouillé à l’entrée du centre-ville et des camions sont en place pour prévenir les voitures-béliers. L’armée, la sécurité intérieure, les renseignements et les partis politiques chiites Amal et Hezbollah se partagent les contrôles. « Tout cela c’est pour éviter les problèmes, déclare Jawad, tenancier d’une cantine, ça nous protège des attentats ». Ici on craint Daech dont le sunnisme extrémiste condamne avec la plus grande violence le chiisme, tenu pour apostasie.
Aux barrages de sécurité s’ajoutent les tentes d’infirmerie. Achoura voit couler le sang de populations parfois très jeunes ou très âgées. Scrutant le cortège avec attention, les secouristes fendent parfois la foule pour en extirper un homme évanoui, ou soutenir un vieillard vacillant.
Le sang des chiites
Tous parlent volontiers des valeurs portées par Achoura : courage, justice, résistance à l’oppression. La mutilation s’insère dans une martyrologie propre au chiisme, Laurence Louër, spécialiste du chiisme et professeur à Science Po Paris, explique. « Pendant longtemps Achoura n’était qu’un pur rituel de repentance collective : on y pleurait l’abandon de l’Imam Hussein par ceux qui avaient juré de défendre son droit à gouverner. Aujourd’hui c’est devenu un rituel de mobilisation : les chiites sont invités à devenir eux-mêmes l’Imam Hussein. Il ne s’agit plus simplement de le pleurer, mais aussi de suivre son exemple en agissant politiquement contre un pouvoir injuste ».
Reste à savoir de quel pouvoir injuste. Dans une région où le mot « résistance » désigne directement l’action du Hezbollah le martyr prend facilement une dimension concrète. « On ne peut minimiser le rôle de la situation politique et de l’histoire récente dans la pratique du tatbîr », explique Sana Sabbah, professeur de sociologie à l’université de Saïda, « cette région a été occupée par Israël et tout le monde se souvient des bombardements de 2006 [opérés par Israël]. Se sacrifier pour défendre une cause est quelque chose qui parle aux gens d’ici ».
Une pratique controversée
Pour autant le tatbîr ne fait pas l’unanimité : il est même condamné par le Hezbollah. Hassan Nasrallah, le tout-puissant leader du Parti de Dieu se range derrière l’ayatollah Khamenei, qui interdit cette pratique depuis 1994. Le Hezbollah incite les fidèles à donner leur sang plutôt qu’à le verser inutilement. « Je ne fais pas tatbîr », déclare Muhammad, « on n’a pas le droit de se faire du mal dans l’Islam, c’est haram. En plus le tatbîr est dangereux, certains sont très vieux et d’autres très jeunes, et beaucoup partagent la même lame pour s’entailler ». Pourtant, nombreux sont ceux qui continuent : le tatbîr est à la fois rituel de passage pour les plus jeunes et affirmation de la virilité pour les autres. Les jeunes prennent volontiers la pose et d’autres demandent sur quelle page Facebook ils pourront retrouver les photos.
Le Hezbollah cherche à canaliser cette énergie générée par Achoura et fait défiler ses partisans au pas militaire durant toute la semaine. Petits et grands marchent en rythme, frappant leur poitrine avec force, et invoquent les noms des martyrs de Kerbala. Le soir, ils se retrouvent pour le Latm, rituel de repentance. Torse nu, les hommes se frappent la poitrine de leurs deux mains. Deux heures durant, les paumes frappent le torse avec violence : cinq cents poitrines résonnent comme cinq cents tambours au rythme de la litanie du récitant. Dans un contexte politique tendu, Achoura est tout autant une formidable machine de mobilisation que la manifestation d’une dévotion sincère.
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