Avortement éthique ?
Aucun acte humain n’échappe au jugement éthique. L’avortement pas plus qu’un autre. Ecartons ici le jugement religieux : restons sur terre, sur chair, et regardons ce qu’est l’avortement, réellement. Et puis, faisant usage de notre raison, tentons de répondre à cette question toute simple : avorter, c’est bien ou c’est mal ?
Le questionnement éthique sur l’avortement est rarement entendu. Il est souvent recouvert par la revendication assourdissante du « droit à l’avortement ».
C’est dommage. Car droit et éthique ne sont pas sans lien.
S’il est interdit par la loi de violer un enfant, d’assassiner son voisin ou de réduire quelqu’un en esclavage c’est, au fond, que notre conscience morale réprouve de tels actes. Aussi, si un parti ou un lobby devait un jour proposer de légaliser tel ou tel de ces agissements, l’on s’interrogerait, je pense, sur sa valeur morale. Le comité national d’éthique se livrerait à des débats intitulés, par exemple, « est-il moral d’assassiner son voisin, dans certains cas ? » ; ou « peut-il exister des esclavages éthiques » ? (1) ; ou encore, « le viol d’une jolie fille en minijupe n’est-il pas, des fois, la juste réponse à une provocation perverse ? »
Bref, considérons franchement la question en face : avorter est-il moralement (toujours ou quelquefois) bon ou (toujours ou quelquefois) mauvais ?
Mais d’abord, qu’est-ce que l’avortement ? Bien sûr, chacun le sait. Mais il est sans doute utile de se le redire pour bien réaliser de quoi il s’agit : « l'expulsion hors de l’utérus de l’embryon ou du fœtus, causant la mort de celui-ci. » (2)
Précisons que nous avons à faire ici à un embryon ou fœtus d’humain (laissons de côté les avortements de vaches et de truies), à un utérus de femme (l’utérus artificiel n’étant pas encore tout à fait au point) et à une expulsion provoquée volontairement (notre propos ne porte pas sur les avortements spontanés, dits fausses couches).
Partons donc de la définition suivante : l’avortement est l’expulsion, volontairement provoquée, hors de l’utérus de la femme, de l’embryon ou du fœtus d’humain, causant la mort de celui-ci.
Examinons maintenant les choses en détail.
« Expulsion causant la mort ». Pour expulser l’embryon ou le fœtus, deux moyens existent : la chimie et la mécanique : le médicament et l’aspirateur. Avant la septième semaine de grossesse, l’on utilisera les médicaments. Au-delà, les contractions provoquées par les médicaments ne suffiront plus à déclencher l’expulsion : l’on recourra à l’aspirateur. Alors, comme « pour un examen gynécologique, le vagin est d'abord élargi à l'aide d'un spéculum. Ensuite, le col de l’utérus (…) est dilaté de 4 à 12 mm, selon l'âge de la grossesse, avec des tiges en métal ou en plastique (…). Cette dilatation est douloureuse. Aussi, une anesthésie générale (ou locale par des injections autour du col) est indispensable. La canule reliée à un appareil aspirateur est introduite par le col. (…) Le fœtus est alors déchiqueté par la canule et le contenu de l'utérus est aspiré. » Et, pour que le ménage soit impeccable : « Souvent, la paroi de l'utérus est ‘contrôlée’ avec une curette (instrument en forme d'une petite cuillère) et d'éventuels résidus du fœtus sont évacués. » (3) Notons que la mise à mort est causée, dans le premier cas par la seule expulsion de l’embryon incapable de survivre hors de l’utérus, et dans le second cas par le déchiquètement in utero de celui-ci.
L’ « unique volonté de la mère »
« Volontairement provoquée » : interruption volontaire de grossesse, dit-on. La volonté de qui ? Du professionnel qui pratique l’opération, c’est sûr. De la mère, sans doute, dans la plupart des cas. Cette volonté est-elle entière, pleinement libre ? Le législateur précise que « l’IVG doit être pratiquée sous l’unique volonté de la mère ». Il estime, depuis 2015, que cette dernière est si nécessairement libre qu’il n’est nul besoin de prévoir un temps de réflexion pour la femme qui demande à avorter. (4) Une femme confrontée à une grossesse non désirée, souvent en plein désarrois, n’aurait pas besoin de temps pour réfléchir. La même année, nos députés se montraient moins optimistes sur la lucidité des acheteurs de biens immobiliers : le délai de rétractation du compromis de vente est passé de sept à dix jours. Les gros sous, c’est plus sérieux qu’un enfant à naître, sans doute.
Autour de la volonté, plus ou moins libre, de la mère, il y a d’autres volontés. D’abord, souvent celle du potentiel futur père de l’enfant à naître. Pas toujours ouvert à cette perspective, le monsieur. « Un enfant ça se fait à deux », n’est-il pas vrai ? Par la demande pressante, le harcèlement ou le chantage - « je vais te quitter », « cet enfant n’aura pas de père », ou encore « je vais te pourrir la vie », « je te prendrai cet enfant, tu n’auras pas la garde » - l’homme impose souvent l’avortement. (5) D’autant plus facilement, entre nous soit dit, qu’il ne le subira pas dans son propre corps. « Mon mari me disait que j’étais totalement inconsciente, raconte Alexandra, que ce serait au détriment de mes deux enfants, de nous, de nos retrouvailles, de notre projet immobilier et qu’il ne voulait tout simplement pas de cet enfant, un point c’est tout ! (…) Je le suppliais de ne pas me faire revivre cette situation une seconde fois ! » (6) « Il m’a demandé de choisir entre lui et le bébé, se souvient Karine (…) Il m’a laissée me débrouiller seule dans cette situation. J’ai pris la décision d’avorter pour ‘respecter son choix’. » (7) Parfois, il n’est même pas nécessaire que le compagnon exige quoi que ce soit, son manque de soutien et d’accueil suffit à décourager la femme de mener sa grossesse à terme. (8) Tant il est vrai que, dans les situations dramatiques, sauf tempérament exceptionnel (mais tout le monde n’est pas de Gaulle, ni Jeanne d’Arc), une personne a souvent besoin d’autres (bonnes) volontés autour d’elle pour oser décider ce qu’elle désire au fond d’elle-même.
Il y a aussi, dans bien des cas, la famille. Combien de jeunes filles passent à l’avortoir sur l’affectueux « conseil » de leurs parents ? Nul ne le saura jamais. Parfois le « conseil » est un peu musclé. « ( …) j’ai dû me faire avorter de force par l’obligation de mes parents, raconte Elodie, 17 ans. A 7 heures 30, direction le bloc opératoire, j’ai pleuré, hurlé aux médecins de me laisser, je ne voulais pas ! Mais malgré cela, ils m’ont injecté de la morphine puis trou noir (…) » (9).
La volonté du corps médical, le pouvoir de la médecine, ne sont pas non plus à négliger. Les témoignages ne manquent pas de femmes enceintes d’enfants handicapés à qui les médecins « suggèrent » d’avorter. Ainsi au Royaume Uni, cette mère d’un fils handicapé et enceinte d’une petite fille trisomique qui s’est laissée contraindre par l’équipe médicale de Macclesfield District General Hospital d’avorter. (10) En France, les femmes enceintes d’un enfant condamné à une mort précoce et qui ne veulent pas avorter (il y en a), doivent batailler bien souvent pour trouver une équipe médicale qui accepte de les accompagner avec bienveillance durant la grossesse et la naissance.
Une pression à l’avortement qui est, plus largement, le fait de la société. Les représentations culturelles et les normes sociales comptent. La charge sociale et économique que représente une fille en Inde et en Chine pousse à l’avortement des fœtus féminins. En Occident, l’idéologie du « droit à l’avortement » pèse lourd. Le Docteur Lepetit, gynécologue qui reçoit les femmes en consultation avant IVG, témoigne de l’évolution sociétale du rapport à l’avortement et de son effet de contrainte. Dans les années qui ont suivi l’adoption de la loi Veil, se souvient-elle, il était encore possible de dialoguer avec les femmes et de les aider à réfléchir. Actuellement, c’est « peine perdue car le dialogue est coupé net (…) et la patiente ne veut surtout pas prolonger la discussion. (…) Et nous en sommes là, impuissants face à ce consensus qui enjoint de ne surtout pas trop réfléchir face à un ‘droit’ que personne ne doit discuter et un devoir de ne rien ressentir, patientes, praticiens et la société toute entière » (11) La pauvreté exerce aussi une pression à l’avortement sur beaucoup de femmes dans le monde, et pas seulement dans les pays dits sous-développés. Ainsi, selon l’institut Guttmacher, 75 % des femmes qui ont avorté aux Etats-Unis indiquent y avoir été poussées par des contraintes sociales ou économiques. (12)
« L’utérus de la femme » : il s’agit bien de l’utérus d’une personne, une femme en l’occurrence. L’avortement ne se réduit pas pour elle à une opération mécanique. Il atteint le cœur vivant de sa chair sensible.
D’abord, rappelons que l’« intervention » est loin d’être une partie de plaisir.
Douleurs et saignements
Contrairement à ce que l’on pense souvent, la méthode médicamenteuse n’est pas particulièrement douce. Selon des études pilotées par le centre Clotilde Vautier de la clinique mutualiste Jules Verne de Nantes, 27% des femmes ayant réalisé un avortement médicamenteux ont ressenti des douleurs très intenses au troisième jour de l’intervention. 83% des femmes affirment avoir pris des antidouleurs lors des cinq jours du traitement. Plus d’une femme sur quatre a également déclaré avoir été inquiète des saignements provoqués par la prise des médicaments. (13) L’une d’elle témoigne : « J’avais très mal ; je croyais que ça ne s’arrêterait jamais. Je n’arrivais même plus à pleurer, tellement j’avais mal et je me suis dit, enfin je commençais à me poser des questions, pourquoi je fais ça maintenant ? » (14)
Outre les douleurs et les saignements importants, les médicaments utilisés peuvent provoquer plusieurs effets indésirables. La fatigue, le plus fréquent (88%), puis les nausées (70%), les vertiges (42%), les céphalées (42%), les diarrhées (37%), et enfin les vomissements (28%). Au total, 94% des femmes ont déclaré au moins un de ces symptômes, dans les cinq jours qui suivent l’avortement. (15)
Et après les cinq jours, sont-elles enfin tranquilles ? Pas sûr. Une étude finlandaise, concernant la totalité des avortements médicamenteux du pays, a suivi les femmes pendant quarante-deux jours après l’acte. Les chercheurs ont observé ceci : 15,6% des femmes concernées avaient des hémorragies donnant lieu à une consultation externe ou une hospitalisation ; 1,7% ont contracté des infections ; 6,7% avaient des avortements incomplets qui nécessitaient le plus souvent une intervention chirurgicale (5,9%). Au total, l’incidence globale des « événements indésirables » a été quatre fois plus élevée que pour les avortements chirurgicaux. (16).
Cela ne signifie pas pour autant que l’avortement par aspiration soit une intervention bénigne.
D’abord, même sous anesthésie locale, il n’est pas indolore. L'anesthésie ne supprime que la douleur de la dilatation du col et n'a que peu d'effet sur le « pic » douloureux qui se produit par la contraction de l'utérus après l'aspiration, douleur comparable à celles ressenties lors de menstruations. Ces données sont confirmées par une étude de l’université de Lille portant sur le ressenti de la douleur pendant l’avortement de deux cent cinquante femmes.
Certes, après l’intervention, les « complications » physiologiques importantes sont rares. Cependant, dans les jours suivants, la femme peut présenter de la fièvre, des pertes importantes de sang ou de fortes douleurs abdominales. Dans les semaines d’après, il peut aussi se produire des hémorragies, des infections, des embolies, des complications liées à l'anesthésie. Selon l’étude finlandaise citée plus haut, environ 5,5% des femmes ayant subi un avortement chirurgical signalaient au moins un effet indésirable. Et, sans surprise, le taux de lésions a été environ vingt fois supérieur à celui des avortements chimiques.
Bon, c’est un mauvais moment à passer, même si ce moment se prolonge un peu, mais ensuite tout rentre dans l’ordre, n’est-il pas vrai ?
Pas sûr.
Par la suite, la femme pourrait avoir des « problèmes de santé » chroniques ou psychosomatiques. Une étude américaine, certes ancienne, conclut que 31% des femmes interrogées ayant subi un avortement avaient augmenté de 80% à 180% le rythme de leurs visites chez un médecin. (17) Un risque existerait que l’avortement par aspiration endommage les organes de reproduction et provoque des problèmes à long terme qui mettent en jeu de futures grossesses. Selon une autre étude américaine, les femmes qui se font avorter sont davantage susceptibles d'avoir des grossesses extra-utérines, des problèmes de stérilité, de faire des fausses-couches ou des accouchements prématurés, par rapport aux femmes qui n'ont pas subi d'avortement. (18).
Terminons sur une note inquiétante concernant le cancer.
En 2007, le Journal of American Physicians and Surgeons a publié une étude sur la pratique de l’avortement et l’incidence de cette maladie dans la population féminine de huit pays européens, pendant les dix dernières années (19). Conclusion : l’avortement serait le principal facteur de risque du cancer du sein et ce risque s’accroîtrait pour les femmes sans enfant ayant subi de nombreux avortements. Explication : l’interruption de la grossesse provoquant l’interruption du développement hormonal des cellules du sein, celles-ci seraient plus enclines à un développement cancéreux.
Cette conclusion est confirmée par l’étude menée en 2009 par le docteur Vahit Ozmen de l’Université de médecine d’Istanbul, qui mesure une augmentation de 66% du risque de cancer pour les femmes ayant avorté.
Bien sûr, les études citées sont, comme tout discours scientifique, contestables et réfutables par d’autres discours scientifiques. Et contestées, elles le sont, dans un contexte de controverse idéologique tendue entre les pro-life et les pro-choice.
Toutefois, la prudence et la simple honnêteté intellectuelle recommandent de ne pas les balayer apriori d’un revers de la main.
Au-delà des conséquences physiques, qu’en est-il des effets psychologiques sur les femmes qui y ont eu recours ?
Il y aurait beaucoup à dire. J’ai abordé cela dans un article précédent. (20) Disons seulement ici que, malgré l’absence actuelle de « preuve » formelle de l’existence de séquelles psychologiques liées à l’IVG, l’on doit entendre, à moins d’être sourd, les témoignages très nombreux de femmes qui disent souffrir, souvent longtemps après, des suites de leur avortement.
« Mon corps m’appartient »
« De l’embryon ou du fœtus humain ». D'emblée, faisons litière d'un slogan répété ad nauseam : "mon droit à disposer de mon corps", "mon corps mon choix" ou "mon corps m'appartient", comme si l'embryon ou le foetus était un organe du corps de la femme, et dont on se demande par quelle fatigue mentale nous pouvons encore en supporter l'arrogante fausseté.
Copié sur le site d’une association militante pro-choice basée aux Etats-Unis, dans un texte décrivant un avortement : « Pendant la procédure, le clinicien utilise des instruments, y compris un dispositif d’aspiration silencieux, pour retirer la grossesse de l’utérus » (21). Vous avez bien lu : l'avortement est une "prodédure". Et, surtout, ce qui est dans l'utérus, c'est une "grossesse" ! Vous je ne sais pas, mais moi je n'ai jamais entendu une femme me dire qu'elle était enceinte d'une grossesse...
Cette énormité ne s'explique probablement pas par l'incompétence du traducteur. B
Boris Cyrulnik se souvient des étranges lunettes noires que portaient les hommes qui, en 1944, étaient venus le tirer de son lit d'enfant pour l'envoyer en camp d'extermination. Des lunettes noires, la nuit ! Des années plus tard, il comprend : "Dans le couloir, les soldats allemands regardaient le plafond. S'ils m'avaient regardé, ils auraient vu un petit garçon de six ans qu'ils venaient chercher pour l'envoyer à la mort." (22) Vision insupportable, donc impossible.
Enlevons nos lunettes noires et regardons ce qui est "retiré" de l'utérus : un embryon ou un foetus. Chacun le sait, ce n'est pas un appendice du corps de la femme, ni une tumeur : c'est une autre vie.
Pas seulement « de la vie », un amas de cellules, mais une vie. Laquelle ? Pour le savoir, rien de plus simple : il suffit de considérer le projet, le plan (le message génétique) qui l’anime de l’intérieur. Il y a peu de chance que, si on le laisse se développer, il devienne un porc-épic ou une girafe. Pour le dire avec les mots d’un généticien : « au commencement il y a un message, ce message est dans la vie, ce message est la vie. Et si ce message est un message humain, alors cette vie est une vie humaine. » (23).
Une vie humaine sensible, au moins après trois mois. Selon une étude récente, il est probable que le fœtus puisse ressentir de la douleur dès la treizième semaine. (24) Un des deux auteurs de l’étude, le professeur Stuart Derbyshire, qui avait conclu en 2006 que le fœtus n’était pas capable de sensation avant vingt-quatre semaines, revient sur sa position en soutenant que ne pas tenir compte des derniers résultats relève de « l'imprudence morale ». (25) ll pensait peut-être au Royaume-Uni, où il est légal jusqu’à vingt-quatre semaines de déchiqueter un fœtus vivant.
A quoi ressemble ce petit humain, quatorze semaines après sa conception, lorsque (en France) l’IVG est encore légale ? « Son visage s’anime ! Certains traits se précisent, comme le nez et la bouche. Les oreilles ont pris leur emplacement sur le côté de la tête. Le fœtus est aussi capable de faire certaines expressions faciales comme froncer les sourcils et grimacer. Ce sont surtout des réactions réflexes à ce stade. Un autre élément distinctif (…) apparaît : les empreintes digitales. Le fœtus commence à réagir aux stimuli extérieurs. » Si l’on pousse sur le ventre de la mère, « il est possible que le fœtus réponde en poussant à son tour. À cette étape, il est possible aussi qu’il ait commencé à sucer son pouce. Le sexe du bébé deviendra apparent cette semaine ou la suivante. Chez les filles, les follicules ovariens se forment ; chez les garçons, la prostate devient visible. (…) le fœtus mesure 85 mm de la tête au coccyx. Il pèse environ 45 g. » (26).
Allons au-delà de cette étape. Cela s’impose puisque l’avortement, appelé IMG (Interruption Médicale de Grossesse), reste autorisé pour motif médical, si la poursuite de la grossesse « met en péril grave » la santé de la femme ou si le fœtus est atteint d'une affection « d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». (27)
La médecine considère qu’à six mois le fœtus est viable. Cela signifie qu’il pourrait survivre ex-utero, à l’aide des techniques médicales. Et que, ainsi, sa mise à mort changerait de qualification juridique : d’IMG, elle deviendrait un infanticide. Son cerveau fonctionne avec ses deux-milliards de neurones, plus nombreux que les étoiles visibles dans le ciel. Là, petite confidence, je dois tenir fermement ma plume pour, afin de respecter une parfaite objectivité, ne pas l’appeler « bébé ».
« Il rigole, boit, mange, respire, écoute et joue »
Le fœtus, donc, ouvre ses yeux bleus et voit son cordon ombilical. Il « le palpe, le touche, le porte à sa bouche et joue avec comme avec une corde à sauter. (…) Il découvre aussi ses mains (…), entièrement formées à 5 mois (…) », comme l’écrit un ouvrage placé sous la direction scientifique de René Frydman que, comme les enfants auxquels il est adressé, j’ai lu avec ravissement. (28)
Encore quatre semaines et, du haut de ses trente-cinq centimètres, il « voit, rigole, boit, mange, respire, écoute et joue » (29).
A la veille du terme, alors que l’IMG est toujours légale, il est exactement le même qu’il serait le lendemain si on le laissait sortir vivant du ventre de sa mère : un bébé, tout simplement.
Résumons. Ce qui est tué par avortement c’est, dès sa conception, un être vivant, animé par un projet singulier et unique (le programme génétique), distinct du corps qui le porte, un être humain en évolution permanente. Insensible d’abord, puis doué de sensibilité et, après six mois, suffisamment développé pour être viable.
Un être humain, c’est sûr. Mais une personne humaine ?
D’aucuns, emportés par leur désir de défendre le droit à la vie de l’enfant à naître, estiment nécessaire pour asseoir leur plaidoyer d’affirmer que l’embryon est une personne, dès la conception. Ainsi, Pascal Ide, philosophe thomiste et médecin. Ce dernier part du fait que, comme je l’ai indiqué plus haut, l’individu « n’est pas d’abord plante, puis animal, puis être humain, mais dès le premier instant de son existence, un être humain, même si l’humain émerge de manière spécifique seulement à un stade déterminé de son évolution ». Il en tire ensuite une conséquence : « On devra donc dire que l’âme spirituelle existe dès le premier instant de l’existence humaine, même si elle n’est pas encore développée en une vie actuelle, personnelle spirituelle ». (30) La présence de l’âme spirituelle, autrement dit l’existence d’une personne.
Une telle position peine à convaincre ceux pour qui, en l’absence d’un développement nerveux cérébral, d’un réseau des solidarités humaines qui forgent la personnalité ou de la manifestation de véritables actes de volonté propre, l’on ne peut parler d’un être personnel.
Pascal Ide se démarque ainsi de Thomas d’Aquin, selon qui l’ « âme intellective », le principe d’une vie personnelle dirions-nous aujourd’hui, apparaît, non pas à la conception, mais à une dernière étape de l’évolution du fœtus. « Les opérations vitales : sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d'un principe extérieur. C'est pourquoi il faut dire que l'âme préexiste dans l'embryon ; elle y est d'abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective ... Puisque la génération d'un être cause toujours la destruction d'un autre être, il est nécessaire de dire que, aussi bien chez l'homme que chez les autres animaux, quand une forme plus parfaite est produite, la précédente disparaît. Cependant, la forme nouvelle possède tout ce que contenait la précédente, et quelque chose de plus. Ainsi, par plusieurs générations et destructions successives, on parvient, explique le disciple d’Aristote, à la dernière forme substantielle, chez l'homme comme chez les autres animaux ... On doit donc dire que l'âme intellective est créée par Dieu au terme de la génération humaine, et qu'elle est à la fois sensitive et nutritive, les formes précédentes ayant disparu ». (31).
La question, en tous cas, n’est pas réglée. Car, que le nouveau conçu soit humain n’implique pas nécessairement pour autant qu’il soit une personne. Il n’est nul besoin que l’embryon soit, dès la conception, une personne pour asseoir le fait qu’il est de race humaine. C’est la thèse d’un autre philosophe thomiste, Guy Delaporte. « (…) l’âme végétative et l’âme sensible de l’embryon humain sont, écrit-il, âme végétative et sensible humaines. (…) l’âme animale de l’homme n’est pas distincte de sa pleine nature humaine. L’embryon ne passe pas d’animal non-humain à homme, mais est de nature humaine dès le premier instant, y compris sous l’emprise de la seule âme [végétative ou sensible]. De même que le métabolisme de la vie végétative chez l’animal brut est absolument différent de celui du végétal pur, de même, le métabolisme animal et végétal de l’homme diffère de celui de la bête. De sorte que l’unité biologique scientifiquement constatée dès l’origine (…) s’explique entièrement par la seule âme végétale puis animale de l’homme. Il n’est nul besoin de postuler une âme spirituelle dès le départ pour justifier de l’unité spécifique de l’embryon (…) » (32).
Dans l’état d’incertitude où nous sommes quant à savoir si l’embryon ou le fœtus à tel ou tel stade de son développement est ou non une personne, ne sachant pas quand « l’âme intellective » apparaît (et nous ne le saurons d’ailleurs jamais, puisqu’elle ne s’observe ni au microscope, ni à l’échographie), la rigueur nous interdit de déclarer sans nuance, comme le font un peu lourdement certains militants anti-IVG, qu’avorter c’est tuer une personne.
Par contre, nous pouvons affirmer avec l’assurance de ne pas nous tromper qu’avorter c’est tuer un être humain, soit personnel, soit en devenir de l’être. C’est tuer finalement quand même une personne, en acte ou en puissance, pour parler comme Aristote. Car ce que peu nieront, c’est que tout embryon, dès sa conception, est habité au cœur de son être par le projet intrinsèque de devenir une personne. Sauf à dire comme d’aucuns que certains humains, les handicapés profonds par exemple, ne sont pas des personnes. J’y reviendrai.
Bien. Venons-en maintenant à la question éthique qui nous intéresse. L’avortement est-il moralement légitime ?
Parmi les approches éthiques le plus souvent invoquées, j’en repère deux. Le subjectivisme et l’utilitarisme.
« C’est mon choix ! »
Premièrement, le subjectivisme.
On peut aussi l’appeler morale de la liberté, en écho – déformé - à la philosophie de Sartre. Elle se résume par : « c’est mon choix ». Le choix d’avorter relève de la liberté de la femme, une liberté sacralisée, que d’ailleurs, ajoute-ton, la loi doit protéger, voire sanctuariser. Soyons précis : l’on ne dit pas que l’avortement est bon en soi, mais que, le bien suprême étant la liberté, ce qui est bon, c’est la liberté d’avorter. D’une manière générale d’ailleurs, rien n’est bon ou mauvais en soi, mais tout est bon pour celui qui agit librement et est mauvais pour celui qui est empêché d’agir comme il le souhaite.
L’on ajoutera toutefois, le plus souvent, que la liberté pour être pleinement elle-même ne doit pas violer les autres libertés. Alors, pourrait-on se demander, si le fait que l’avortement puisse blesser la femme d’une manière ou d’une autre ne posera pas de problème moral tant que celle-ci en choisit le risque en connaissance de cause, par contre le fait qu’il supprime une autre vie humaine ne devrait-il pas en poser un ? Eh bien non, comme on le sait, cela n’en pose aucun ! Et cela se comprend très bien : une vie humaine embryonnaire ou fœtale n’est pas une liberté. (Pas davantage, pourrais-je ajouter, la vie d’un nourrisson).
Ainsi, les pages qui précèdent ne méritent pas d’être lues. (Je ne m’en formalise pas, d’ailleurs).
Voilà qui est tout simplement intenable. Prenons deux libertés qui s’opposent : la mère veut avorter, le père ne le veut pas. Malgré une longue discussion, et après lecture des recommandations d’Habermas sur l’éthique de la discussion, chacun reste sur sa libre position. Comment en sortir ? Si l’un impose sa décision à l’autre, l’éthique de la liberté explose. Si l’on recourt à un tiers pour trancher, sa décision s’imposera aux deux premiers et l’on retombera sur la même aporie.
Et si, par chance, toutes les libertés impliquées convergeaient vers le même choix ?
Il resterait qu’une telle conception de la liberté enferme le sujet humain dans sa conscience et le coupe du monde réel. Elle fait abstraction des conséquences que nos actes ont sur les choses, la vie, la nature. Elle oublie que nos actes, loin d’être des abstractions mentales, nous engagent dans la réalité du monde. L’anthropologie sous-jacente radicalise le primat de l’âme sur le corps, de l’esprit sur la chair, de la conscience sur la nature. L’humain est ainsi vu comme une pure conscience, dégagée de tout enracinement vivant, charnel. Cette conception connut une immense fortune, dans le sillage de Descartes, et justifia la domination tyrannique de la volonté sur la nature, de la raison sur la sensibilité, de la liberté sur la passivité et, entre nous soit dit, des hommes sur les femmes et des Européens sur les « peuples inférieurs ».
La seconde approche éthique, tout au contraire, considère les conséquences réelles d’un acte. Elle ne considère d’ailleurs que cela. Il s’agit de l’utilitarisme : pour juger moralement d’une action, il faut estimer exclusivement ses conséquences en termes de satisfaction ou au contraire de souffrance. Le discernement moral procède d’un calcul, parfois complexe, de la somme des plaisirs et des douleurs que l’acte engendre, en visant le bien-être du plus grand nombre possible d’individus.
Comment appliquer cette éthique à l’avortement ?
Un utilitariste pourrait raisonner comme suit. Si l’embryon ou le fœtus ne ressent aucune douleur, il paraît que l’avortement est bon si la femme a des raisons de penser qu’il la soulagerait de maux, plus qu’il ne la priverait de certains bonheurs. L’on pourrait aussi tenir compte des conséquences estimées de la naissance de l’enfant : si sa vie risque beaucoup d’être malheureuse, il est de son intérêt qu’il ne naisse pas. Si l’embryon ou le fœtus souffre de l’avortement, il faudra mettre dans la balance cette souffrance, en plus de celles que fait craindre sa possible vie future, avec tous les intérêts qu’il y aurait - pour les autres : la mère, voire le père ou d’autres personnes de l’entourage, et même l’ensemble de la société - qu’il ne naisse pas ou qu’il naisse.
Quoiqu’il en soit, aucun impératif moral absolu n’interdit dans tous les cas de tuer un embryon ou un fœtus, parce qu’il est humain. Selon un fameux philosophe utilitariste actuel, Peter Singer, « les faits biologiques qui définissent notre espèce n’ont pas de signification morale. Accorder notre préférence à la vie d’un être simplement parce qu’il est membre de notre espèce nous mettrait dans la même position que les racistes qui accordent leur préférence aux membres de leur propre race. » (33).
On l’aura compris, Peter Singer est, du même coup, antispéciste. Parce qu’il est, sur ce point, parfaitement logique. La valeur ou la dignité accordée à celui qui souffre ou jouit n’a aucune place dans le raisonnement éthique utilitariste. Encore une fois, ce qui compte, c’est la somme de plaisirs et de souffrances occasionnés. Et la somme totale, donc y compris les ressentis des animaux « sentients » affectés par une action.
Pour évaluer le bilan plaisir/douleur d’un acte, il faut tenir compte, toutefois, du niveau de conscience du sujet sensible. Ici intervient la notion de personne.
Singer reprend la définition qu’en donne Locke : « un être intelligent pensant, qui a raison et réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, la même chose pensante en des temps et des lieux différents » (34).
Les personnes « ont la capacité de se projeter dans le futur, de vivre leur vie en ayant pour but de réaliser certaines choses dans l’avenir, ont plus à perdre que ceux qui vivent uniquement dans le présent, sans prise de conscience de l’avenir ou de pensées pour le futur. » (35). Elles craignent donc, la plupart du temps, leur mort comme une catastrophe. C’est pourquoi, toutes choses étant égales par ailleurs, il est plus grave de tuer une personne qu’un être non personnel.
Or si, toujours selon Singer, un chimpanzé peut être une personne (36), tel n’est pas le cas du fœtus et encore moins de l’embryon humains. Leur élimination n’est donc pas, en soi, un crime, ni même une faute morale. Plus : elle peut être un devoir moral, si leur naissance cause trop de souffrances.
Droit à l’infanticide.
Mais, lui objectera-t-on, l’embryon ou le fœtus a, en perdant la vie, autant à perdre qu’une personne, puisqu’il en est une potentiellement. Réponse de Singer : « (…) je ne pense pas qu’un être qui n’a jamais été conscient ait un droit intrinsèque à devenir conscient. » (37) Même s'il a beaucoup à perdre, il n'en sait rien et ne souffrira donc aucunement de cette perte. Contrairement à la mère qui, elle, sait très bien ce qu'elle perd en mettant cet enfant au monde. « S'il faut choisir entre l'intérêt supposé d'un être potentiellement doué de raison mais pas encore conscient de lui-même et l'intérêt vital d'une femme véritablement dotée de raison, nous devons donner la préférence à la femme. » (38).
Une telle logique mène à des conséquences intéressantes. Si l’embryon ou le fœtus n’ont aucun droit à la vie, n’étant pas des personnes, le nouveau-né et le nourrisson non plus. Pour être cohérent, il faudrait autoriser et même recommander dans certaines situations l’infanticide. Certes, dans la plupart des cas, reconnaît Singer, l'infanticide sera évidemment contraire aux désirs des parents et donc un malheur et, partant, moralement condamnable. Mais pas toujours : « C'est différent quand l'enfant naît avec un handicap grave. » Car alors le handicap transforme « l'événement normalement joyeux de la naissance en une menace pour le bonheur des parents et de tout autre enfant qu'ils pourraient avoir. » (39). Notre respectable professeur d’éthique conclut donc que, lorsque les parents ne souhaitent pas qu’un enfant vive, il est permis de le tuer : « très souvent ce n'est pas mal du tout ». (40). Jusqu’à quel âge, monsieur Singer ? Un, deux ans peut- être ? Ou jusqu’à 7 ans comme le proposait ce charmant marquis de Sade ?
Trois remarques.
Primo. Dans la logique même de l’utilitarisme, il conviendrait de tenir compte de l’avenir de l’enfant à naître. En admettant qu’il ne souffre pas de l’avortement, il reste que l’empêcher de naître le prive de tous les bonheurs que la vie pourrait lui apporter, et qui s’ajouteraient à la somme totale des plaisirs du monde. Ceci devrait entrer dans la comptabilité des plaisirs et douleurs causés par une décision, il me semble.
Secundo. Le calcul des intérêts, le pesage des souffrances et des plaisirs ne relève pas d’une science exacte. Quelle géniale intelligence calculatrice pourrait conclure qu’un enfant sera malheureux ou que sa naissance provoquera plus de mal être que de bien être autour de lui ? Par définition l’avenir est incertain. Sa prévision nécessite la prise en compte d’une infinité de facteurs : elle est hors de portée d’une intelligence humaine.
D’où la question : qui fera le calcul ? Ce ne sera pas l’embryon ou le fœtus, il n’a pas droit au chapitre, faute de capacité. La mère, la famille ? Est-il raisonnable de leur faire confiance ? Ne seront-elles pas tentées, bouleversées par les tourmentes, d’exagérer les risques de malheur de cet enfant à naître ou les conséquences pénibles pour elles de sa naissance, ou au contraire, aveuglées par leur sensibilité maternelle, de les minorer ? Sans doute faudrait-il des experts objectifs pour en décider, des comités d’éthiques dans chaque maternité pour décider de la vie ou de la mort des enfants à naître. Et pourquoi ne pas confier cela au pouvoir politique, dont c’est la mission justement de penser à l’intérêt général et de lui sacrifier en cas de nécessité l’intérêt des individus ? A vrai dire, c’est un peu dangereux. Staline et Hitler, à leur façon, s’y sont essayés. Ils estimaient que les souffrances, même horribles, qu’ils infligeaient à des hommes, même nombreux, étaient largement compensées par le merveilleux bien être futur de l’humanité, enfin débarrassée des capitalistes ou des Juifs et autres races nuisibles. Ont-ils si bien calculé ? Le mieux sera probablement de déléguer cette délicate et hautement complexe appréciation à l’intelligence artificielle. Elle ignorera la sensiblerie qui pollue généralement le jugement éthique, et la culpabilité qui, dans un dernier relent judéo-chrétien et humaniste, pourrait encore fausser le raisonnement. Les données médicales, psychologiques, économiques de la famille, jointes aux diagnostics sur l’état de santé de l’embryon ou du fœtus, tout cela mouliné avec les datas mondiaux psycho-médico-socio-économiques, et pof, le verdict tombe : bon pour la naissance, ou bon pour l’élimination. Voilà une morale efficace.
Quel bonheur ?
Tertio. Venons-en au point essentiel. Le bonheur est au fondement de l’éthique utilitariste. Quel bonheur ?
Une vie humaine n’est pas une boîte dans laquelle il y aurait une quantité plus ou moins grande de plaisirs et de douleurs et qui ne serait étiquetée « heureuse » que si, tous les comptes faits, la quantité des premiers dépassait celle des dernières. Nous connaissons tous des personnes qui, largement épargnées par la souffrance, traînent sempiternellement une misérable tristesse, et d’autres qui, éprouvées durement, rayonnent de joie. Le bonheur d’une personne gît, au fond, dans son orientation existentielle, son regard sur la vie, et son engagement dans une action qui a du sens pour elle. Cela évoque le grand « oui à la vie » de Nietzsche. Ce n’est pas la « petite santé », qui calcule, se maîtrise et évite la souffrance, mais la « grande santé », qui dépense et donne sans compter. « Nous avons besoin, écrit-il, d’une nouvelle santé, d’une santé plus forte, plus aigüe, plus endurante, plus intrépide, plus gaie que nulle ne le fut jamais. » La grande santé… « celle qu’il ne suffit pas d’avoir, celle que l’on acquiert, qu’il faut acquérir constamment ». C’est « un bien être, une bienveillance ». (41). Une certaine qualité de bonheur.
Par ailleurs, l’avenir n’est pas déterminé. Il ne se calcule pas, il se crée. « La meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer », disait Peter Drucker. Par nos actes, nous pouvons, certes non le maîtriser, mais l’orienter. Dans cette perspective, refuser l’avortement pour des raisons éthiques, ce n’est pas seulement vouloir interdire ou empêcher l’IVG, au nom d’une morale formelle. C’est surtout agir positivement pour plus de vie, pour le bonheur de l’enfant à naître. C’est, par ses actes personnels, mais aussi politiquement, favoriser l’existence des conditions qui faciliteront pour lui une vie heureuse. C’est enfin faire le pari du commencement qui, selon Anna Arendt, est politiquement identique à la liberté de l’homme. « Le commencement, écrit-elle au terme de son essai sur le système totalitaire, est la suprême capacité de l’homme (…) ‘pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut crée’ dit saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme. » (42)
Alors, que conclure ?
Le défaut des approches expliquées plus haut est de confondre réel et perception. Esse est percipi aut percipere : être, c’est être perçu ou percevoir. La conscience libre du sujet agissant du côté de l’éthique de la liberté ; les ressentis causés par l’acte du côté de l’utilitarisme.
Or, l’être ne s’enferme pas dans la perception que l’on en a. La vie d’un être, par exemple, ne se réduit pas à ce que les autres en voient, ni à ce que cet être perçoit ou ressent lui-même. La conscience, la sensation, sont des expressions de la vie et non toute la vie.
Considérons donc l’acte d’avorter dans toute son épaisseur. Un agent, auteur de l’acte, un sujet libre avec une intention. Mais aussi un objet : ce que fait l’avortement concrètement l’avortement dans le réel.
Il est, ainsi, facile de comprendre que l’avortement est un mal, non parce que ses conséquences futures risqueraient d’être malheureuses (on les ignore), mais tout simplement parce que : dans certains cas, il fait mal et dans tous les cas, il fait le mal.
Il fait éventuellement mal subjectivement, physiquement ou moralement, à la mère notamment, nous l’avons vu. Peut-être au fœtus. Mais surtout, et toujours, il fait le mal, objectivement, car il supprime un bien, le bien : la vie. Ah bon ? me dira-t-on, prouvez que la vie est un bien ! Il n’y a rien à prouver. Cela ne se prouve pas. C’est le fondement de toute preuve éthique : tu ne tueras point. La vie, quelle qu’elle soit, y compris celle du plus petit ver de terre, est bonne. Vision, non seulement biblique, mais, il me semble, largement partagée par les sagesses humaines, si l’on excepte les élucubrations gnostiques imaginant un monde mauvais, une chair répugnante et, bien sûr, la haine insatiable de la modernité occidentale des limites et des faiblesses de la nature.
Il faut dire aussi autre chose. La vie humaine est, non seulement bonne, mais très bonne, c’est à dire qu’elle a plus de valeur que toutes les autres. Là, chers antispécistes, avant de me hurler dessus, écoutez simplement ceci : la vie humaine est très bonne, parce qu’elle est plus vivante : elle est biologique, sensible, mais aussi - et elle seule - spirituelle, c’est-à-dire capable de penser et de désirer au-delà de ses besoins sensibles et biologiques. (Par exemple, de se fatiguer à lire la prose d’Estelle Floriani, qui s’éternise de façon un peu fastidieuse sur un sujet éthique, dont on se passe fort bien, ma foi, pour respirer, manger, boire et copuler.) L’enfant à naître, peut-être n’en est-il pas capable hic et nunc, mais il le sera.
Oui, mais reste justement une dernière objection : et si cet enfant à naître est handicapé au point de ne jamais pouvoir être capable d’aucune action ni pensée personnelle ?
« Le potentiel moral ne s’évalue pas en fonction des facultés cognitives qu’un individu pourra développer ou non vu son handicap, mais plutôt en fonction des facultés cognitives qu’il aurait pu développer sans son handicap ». (43). Les humains « incapables, en raison de quelque handicap, d’exercer toutes les facultés morales qui sont naturelles chez les êtres humains » ne sont pas exclus « de la communauté morale pour cette raison. » Le caractère personnel « n’est pas un test qu’il faudrait faire passer aux êtres humains individuellement » (44). Car tous les êtres humains, quelques soient leurs capacités, partagent la même nature. J’ai lâché le mot : il y a une nature humaine, comme il y a une nature canine ou bovine. L’homme ne se réduit pas à sa conscience, ni à ses sensations. Il vit, dans l’épaisseur d’un être, où le biologique, le sensible et le spirituel sont unis, une vie humaine, par nature personnelle, transmise par engendrement. Et si, par accident, cette vie reste incapable d’expression personnelle, elle a malgré tout reçu et possède la nature commune à tous les humains.
Et avec elle la dignité de tout vivant engendré par l’homme et la femme.
Ce dernier a-t-il un « droit à la vie » qu’il faudrait opposer au « droit à l’avortement » ? Cela se discute. Mais une chose est sûre : nous avons toujours le devoir de protéger et défendre sa vie, comme celle de tout être humain, surtout s’il est innocent et désarmé.
Notes :
1- Comme la grande majorité des bons esprits l’a pensé jusqu’au XVIIIème siècle en Europe (et plus tard, voire jusqu’aujourd’hui, en d’autres lieux).
2- https://www.futura-sciences.com/sante/definitions/medecine-avortement-3043/
3- https://www.avortement.net/lavortement-par-aspiration/
4- C’est dans la nuit du 8 au 9 avril 2015, que l'Assemblée nationale a voté la suppression du délai de réflexion de sept jours imposé par la loi Veil aux femmes souhaitant une interruption volontaire de grossesse. Selon la présidente de la délégation aux Droits des femmes, Catherine Coutelle, auteur de l'amendement, ce délai légal "stigmatisant" pour les femmes était une "concession" qu’avait dû accepter Simone Veil, lors du vote de la loi sur l’avortement de 1975.
5- Selon certaines études, 25% des avortements se font dans une situation conjugale violente.
6- Marie PHILIPPE, Après l’IVG des femmes témoignent, Artège, 2018, p. 128.
7- Ibid., pp. 134, 135.
8- Le témoignage de Clem : « J’ai donc pris mon courage et annonçait ‘Je suis enceinte’ sans réaction de sa part et une tête d’enterrement figée sur son visage, j’ai ajouté ‘Et ils sont 2’. A ce moment- là j’ai vu que cette nouvelle ne lui plaisait pas du tout. C’est alors avec le cœur serré et une boule dans la gorge que je l’ai rassuré ‘Ne t’inquiète pas je vais l’interrompre la grossesse’ et là il m’a répondu ‘Ok ça va aller alors ! ‘. Le sang glacé par sa réponse, je me suis renfermée sur moi-même, le week-end est passé, le jour J est arrivé. J’ai pris les premiers comprimés puis 2 jours plus tard à la maison j’ai pris les derniers comprimés prévus pour l’expulsion. » https://lamarieeencolere.com/2017/10/un-an-apres/
9- Ibid., p.124.
10- http://www.dailymail.co.uk/health/article-512129/66-babies-year-left-die-NHS-abortions-wrong.html.
11- Marie PHILIPPE, Ibid., pp. 185 et 187.
12- http://www.guttmacher.org/pubs/fb_induced_abortion.html
13- Marie-Josèphe SAUREL-CUBIZOLLES, Marion OPATOWSKI, Douleurs lors d'une IVG médicamenteuse - Enquête muticentrique en France, INSERM, décembre 2014.
14- Anaïs GRENIER, Enquête sociologique sur l’IVG médicamenteuse en France ; parcours des femmes et épreuve de l’avortement, mémoire de master 2 en sociologie, université de Nantes, 2013.
15- Marie-Josèphe SAUREL-CUBIZOLLES, Marion OPATOWSKI, Ibid.
16- Dr M.NIINIMAKI, Immediate Complications After Medical Compared with Surgical Termination of Pregnancy, October 2009,114 (4):795-804 Obstetrics & Gynecology.
Voir le site : IVG par médicament ou IVG chirurgicale
17- P. NEY, et al, The Effects of Pregnancy Loss on Women's Health, Soc. Sci. Med. 48(9):1193-1200, 1994.
18- T. STRAHAN, Detrimental Effects of Abortion : An Annotated Bibliography with Commentary, Springfield, IL : Acorn Books, 2002, 168-206.
19- https://www.jpands.org/vol12no3/carroll.pdf
20- Estelle FLORIANI, Agoravox : https://beta.agoravox.fr/tribune-libre/article/le-syndrome-post-avortement-du-247601
21- https://safe2choose.org/fr/safe-abortion/inclinic-abortion/
22- Boris CYRULNIK, Le laboureur et les mangeurs de vent, Odile Jacob, 2022, p. 231.
23- Professeur Jérôme LEJEUNE :
24- John BOCKMANN & Pr. STUART Derbyshire, Journal of Medical Ethics, 2020. https://jme.bmj.com/content/medethics/46/1/3.full.pdf
26- https://naitreetgrandir.com/fr/grossesse/trimestre1/grossesse-developpement-foetus-embryon/
27- Un amendement adopté à la sauvette par les députés en pleine nuit, entre le 31 juillet et le 1er août 2020, autorisait l’IMG pour « cause de détresse psychosociale », concept passablement flou et critère invérifiable. C’est pour cette raison que l’amendement a été supprimé par le Sénat le 18 janvier 2021.
28- L’Odyssée de la vie, Hachette jeunesse, 2006.
29- Ibid.
30- Pascal IDE, Le zygote est-il une personne humaine ?, Pierre Téqui Editeur, 2004, Paris, p. 203, citant Edith Stein.
31- Thomas d’AQUIN, Somme théologique, Ia, q 118, a 2, ad 2.
32- Le zygote est-il une personne humaine ?, Réponse au Père Pascal Ide : www.thomas-d-aquin.com.
33- Peter SINGER, Practical Ethics, Cambridge Université Press, Cambridge, 2e édition, 1993, MARCUZZI M. (traduction de) Questions d’éthique pratique, Bayard, Paris, 1997, p.93.
34- John LOCKE, Of Identity and Diversity, in : An Essay Concerning Human Understanding, 2, 1694, General Editor : P.H. Nidditch, Oxford, 1975, II, 27, 335. Traduction Eric CHARMETANT : https://www.cairn.info/revue-laennec-2002-3-page-26.htm#no9
35- https://www.philomag.com/articles/peter-singer-tous-les-etres-sensibles-ont-les-memes-droits.
36- Singer invoque le cas d’une femelle chimpanzé, Washoe, élevée par deux scientifiques américains, Allen et Béatrice GARDNER, et qui comprend 350 signes du langage des sourds-muets et en utilise correctement 150 : https://www.cairn.info/revue-laennec-2002-3-page-26.htm#no9
37- https://www.philomag.com/articles/peter-singer-tous-les-etres-sensibles-ont-les-memes-droits
39- Peter SINGER, "Justifying Infanticide" in Writings on an Ethical Life, Harper Collins : London, 2000, p. 187.
40- Ibid., p.193.
41- Frédéric NIETZSCHE, Le Gai savoir, paragraphe 382.
42- Anna ARENDT, Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, pp. 231, 232.
43- Peter J. MARKIE cité par Valéry GIROUX, L’antispécisme, Que sais-je ?, Humensis, 2020, p. 81.
44- Carl COHEN, cité par Valéry GIROUX, Ibid., pp. 81 et 82.
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