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Cambodge, mars 1970 : comment la CIA a destitué le prince Sihanouk et ouvert la porte aux Khmers rouges

Le 18 mars 1970, le Cambodge, royaume autrefois paisible, bascule dans la tourmente. Le prince Norodom Sihanouk, chef de l'État, figure charismatique et complexe du XXe siècle, est renversé. Ce coup d'État marque le début de longues années de chaos, de guerre civile et, finalement, de l'horreur khmère rouge. Derrière les sourires de façade des nouveaux dirigeants, l'ombre de la CIA plane, discrète mais omniprésente. 

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Sihanouk, l'équilibriste : un prince entre deux mondes

Norodom Sihanouk, un homme au destin véritablement unique. Imaginez un prince, propulsé sur le trône à l'âge tendre de 18 ans, en 1941, sous le regard à la fois attentif et calculateur de l'administration coloniale française du régime de Vichy. Ils le croyaient malléable, ce jeune homme passionné de cinéma et de jazz. Ils se fourvoyaient lourdement. Sihanouk, avec une intelligence politique insoupçonnée, a d'abord joué le jeu, avant de se muer en fer de lance de l'indépendance cambodgienne, obtenue en 1953 sans qu'une seule goutte de sang ne soit versée.

 

King Norodom Sihanouk of Cambodia Sitting in His Throne Wearing "Sampots",  Sarong Style Pants' Premium Photographic Print - Howard Sochurek |  AllPosters.com

 

Mais l'indépendance n'était que le point de départ d'un numéro d'équilibriste périlleux. Le Cambodge, petit pays pris en étau entre les géants de la Guerre froide, devait louvoyer entre les embûches. Sihanouk, avec son "socialisme royal bouddhique" (Sangkum Reastr Niyum), tentait une voie médiane, non alignée, refusant de choisir entre le bloc communiste et le monde occidental mené par les États-Unis. Il courtisait la Chine de Mao Zedong, tout en conservant des liens ambigus avec les Américains. Une politique audacieuse, mais qui engendrait des mécontentements croissants, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays.

 

Cambodge

Fichier:JFK and Prince Sihanouk in New York, 1961.jpg — Wikipédia

 

Sa popularité, immense auprès des paysans qui le vénéraient presque comme un dieu-roi, s'effritait auprès d'une partie de l'élite urbaine et de l'armée, déçues par son autoritarisme et ses revirements politiques. Certains le jugeaient trop proche des communistes, d'autres pas assez. Les rumeurs de corruption, les intrigues de palais, les complots... La cour de Sihanouk, jadis lieu de festivités somptueuses, se transformait en théâtre d'une tragédie en gestation. Nul ne se doutait que ce coup d'État allait précipiter le pays à sa perte.

 

Tribute & History: Norodom Sihanouk, a Cambodian life

 

L'ombre américaine s'allonge : infiltration, manipulation et soutien occulte

Au début des années 1960, le Vietnam voisin s'enlisait dans la guerre. Le Cambodge, avec sa frontière perméable, devenait malgré lui un sanctuaire pour les combattants vietcongs et nord-vietnamiens. Sihanouk fermait les yeux, officiellement neutre, mais conscient qu'il ne pouvait s'opposer frontalement à la puissance communiste. Cette situation, intenable aux yeux de Washington, a fait germer l'idée d'un "changement de régime".

 

The CIA and Your Rights - The Strauss Center

 

La CIA, déjà très active au Laos et au Vietnam, a commencé à tisser sa toile au Cambodge. De nombreux agents ont été infiltrés, des contacts établis avec des officiers supérieurs cambodgiens mécontents, des fonds discrètement versés. L'objectif : fragiliser Sihanouk, le pousser à la faute, ou, mieux encore, le renverser. Le but ultime était bien entendu d'installer un régime acquis aux idées occidentales et favorable aux Américains dans un contexte de Guerre froide et de lutte idéologique sans merci.

Parmi les figures clés de cette intrigue, on trouve Lon Nol, général ambitieux et chef de l'armée, et le prince Sisowath Sirik Matak, cousin de Norodom Sihanouk et membre influent de la famille royale. Ces deux hommes, liés par une haine commune du prince et une soif de pouvoir, étaient les pions parfaits pour la CIA. Ils incarnaient l'aile droite, pro-américaine, du paysage politique cambodgien. L'agence américaine leur a fourni un important soutien logistique, financier et, surtout, politique. Des promesses ont été faites, des garanties données. Le piège se refermait sur Sihanouk. Il était loin de se douter de la trahison qui se tramait au sein de son entourage proche.

 

Le coup de tonnerre de mars 1970 : un voyage fatal, une nation trahie

Le 11 mars 1970, des manifestations anti-vietnamiennes éclatent à Phnom Penh. Les ambassades du Nord-Vietnam et du gouvernement révolutionnaire provisoire du Sud-Vietnam (le bras politique du Vietcong) sont saccagées. Sihanouk, alors en voyage en France, puis en URSS et en Chine, condamne mollement ces violences, mais refuse de rentrer immédiatement au pays. Il sous-estime la gravité de la situation, persuadé de son aura et de sa capacité à reprendre le contrôle. C'était, en réalité, le début de sa chute.

Le 18 mars, alors que Sihanouk est à Moscou, l'Assemblée nationale cambodgienne, sous la pression du général Lon Nol et du prince Sisowath Sirik Matak, vote sa destitution. Le coup d'État est consommé, presque sans effusion de sang. Cheng Heng, un politicien falot, est nommé chef de l'État, mais le pouvoir réel est entre les mains de Lon Nol, qui se proclame Premier ministre. Kou Roun, haut fonctionnaire de police et l'un des rares politiciens à s'opposer, sera battu à mort quelques heures plus tard, près du ministère de l'Intérieur. Ce fait, témoigne de la cruauté et de l'ambition démesurée du général Lon Nol et de ses acolytes.

 

Timbres Personnages Khmère 335/337 ** - 78256FM - Photo 1/1

 

La nouvelle du coup d'État fait l'effet d'une bombe à travers le monde. Sihanouk, furieux et humilié, dénonce depuis Pékin un complot fomenté par la CIA. Il appelle le peuple cambodgien à la résistance et forme un gouvernement en exil, le GRUNC (Gouvernement Royal d'Union Nationale du Cambodge). Ironie du sort, il s'allie avec ses anciens ennemis, les Khmers rouges, un mouvement communiste radical dirigé par Pol Pot, qui deviendra bientôt le bourreau du Cambodge.

 

Khmer Rouge Soldiers Greet Prince Norodom Foto de stock de contenido  editorial - Imagen de stock | Shutterstock Editorial

 

Les conséquences d'une intervention : chaos, guerre civile et l'aube des Khmers rouges

Le coup d'État de 1970, loin d'apporter la stabilité espérée par Washington, a plongé le Cambodge dans un cycle infernal de violence. La guerre civile a éclaté, opposant le régime pro-américain de Lon Nol aux forces de Sihanouk et, surtout, aux Khmers rouges, qui ont rapidement gagné en puissance et en influence. Les bombardements américains massifs sur les zones frontalières, destinés à détruire les sanctuaires vietcongs, ont ravagé les campagnes cambodgiennes et poussé des milliers de paysans désespérés dans les bras des Khmers rouges. La corruption et l'incompétence du régime de Lon Nol ont achevé de discréditer le pouvoir aux yeux de la population.

En 1975, les Khmers rouges, après 5 années de guerre civile sanglante, entraient dans Phnom Penh, vidée de ses habitants. Le régime de Lon Nol s'effondrait, et avec lui, les derniers espoirs d'un Cambodge démocratique et pacifique. Le pays entrait dans la nuit la plus sombre de son histoire, celle du génocide khmer rouge, qui allait coûter la vie à près de deux millions de personnes. Une tragédie dont les racines plongent, en partie, dans les calculs cyniques de la Guerre froide et les manœuvres secrètes de la CIA.


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10 réactions à cet article    


  • pasglop 27 février 11:45

    Pensez donc, d’aucuns affirment ici que les khmers rouges seraient apparus quasi- spontanément, après que Pol-Pot ait été « formé » à Paris.

    Y aurait-il eu intervention d’un autre pays du camp du bien ?


    • pasglop 27 février 11:54

      Quoi qu’il en soit, merci pour ces précisions.


      • Les Américains n’ont aucune responsabilité dans la création des Khmers rouges mais ils leur ont ouvert la porte du pouvoir après le coup d’Etat organisé par la CIA en mars 1970, sujet de cet article.

        Pol Pot, Khieu Samphan et tous les dirigents khmers rouges ont étudié à Paris, dans les années 1950. Et c’est en France qu’ils ont découvert le communisme et ont été formés par le PCF de Maurice Thorez. Le communisme était interdit au Cambodge à cette époque.

        De retour au Cambodge, ils ont fondé un mouvement communiste d’inspiration maoïste, connu sous le nom de « Khmers rouges ». Avant le coup d’Etat de 1970, ils vivaient dans la jungle et menaient des opérations sporadiques. Ce n’est qu’après le coup d’Etat qu’ils sont devenus populaires et qu’ils ont pu prendre le pouvoir. Le prince Norodom Sihanouk était devenu leur précieux allié pour combattre les forces cambodgiennes pro-américaines. 

        Le prince Norodom Sihanouk, chef de l’Etat, était surnommé « le prince rouge » car il avait mené une politique socialiste dans son pays, le « Sangkum Reastr Niyum ». Cette période est considérée comme l’âge d’or du Cambodge.


        • Seth 27 février 12:44

          @Giuseppe di Bella di Santa Sofia

          Bon... pour faire bref tout le monde était mao au Cambodge.  smiley


        • @Seth

          Oui, c’est bien ça. Après le coup d’Etat de la CIA, il y a eu beaucoup de maoïstes au Cambodge. Le prince Norodom Sihanouk, chef de l’Etat, s’est rapproché de Mao Zedong. Le grand timonier lui a offert une résidence royale à Beijing, qui a été restituée à la Chine récemment.

          De plus, Sihanouk a été le premier président de la République du Kampuchea démocratique, en 1975. Il a démissionné quelques mois plus tard, devenant ainsi prisonnier des Khmers rouges. L’histoire du Cambodge au XXe siècle est particulièrement complexe...


        • Seth 27 février 13:12

          @Giuseppe di Bella di Santa Sofia

          C’est probablement en raison de sa complexitude qu’elle n’est pas connue. Merci pour ce bref vademecum, ça aide pour comprendre...


        • amiaplacidus amiaplacidus 27 février 17:58

          @Giuseppe di Bella di Santa Sofia

          Je pense que vous avez écrit un bon article.

          Mais vous auriez pu ajouter que les USA et la Chine ont soutenu de facto le régime des Khmers rouges (KR), notamment en reconnaissant leur gouvernement.

          Fin 1978, les Vietnamiens, lassés des continuelles incursions des Khmers rouges sur leur territoire, envahissent le Cambodge. En quelques jours, ils renvoient les KR dans la jungle et installent un gouvernement cambodgien qui leur est favorable¹.

          Les KR revenus à la jungle ont repris la guérilla contre le gouvernement pro-vietnamien de Phnom Penh.
          Les KR ont alors reçu une aide, tout au moins indirecte, des USA². Peut-être une aide directe de la branche armée de la CIA, mais c’est controversé.
          En revanche, les KR ont reçu une aide directe de la GB de Thatcher qui leur a envoyé les SAS, les forces spéciales britanniques, pour former la guérilla aux technologies des mines terrestres.

          En 1989, les Vietnamiens ont quitté le Cambodge en y laissant un gouvernement qui leur est favorable. Ils sont remplacés par des forces de l’ONU. Le gouvernement actuel suit la même ligne.

          Norodom Sihanouk redevient roi du Cambodge en 1993, il abdique en 2004 en faveur de son fils.

          .

          NOTES

          1. Notons ici qu’historiquement, cela n’a jamais été un amour fou entre les peuples vietnamiens et cambodgien. Il y a quelques siècles, une partie du sud du Vietnam était Khmer, les Vietnamiens, en conquérants, en agresseurs, les ont repoussés au fil des siècles. Mais cela a laissé des traces.
          2. Les USA humiliés par les Vietnamiens en 1975 cherchaient à éviter que le Vietnam puisse se développer économiquement. Maintenant les relations Vietnam⇿USA, sont correctes, même harmonieuses. Les USA ont enfin compris que le meilleur moyen de contenir la Chine, ennemie héréditaire, sur des millénaires, des Vietnamiens, c’est d’avoir un Vietnam fort, quel que soit son régime politique, qui puisse résister aux pressions chinoises. C’est aussi le cas du Japon et de la Corée du Sud qui investissent massivement au Vietnam.

        • @amiaplacidus

          Bonsoir. Merci pour votre commentaire. Il nous arrive régulièrement d’avoir des avis opposés mais vous avez l’honnêteté intellectuelle d’admettre qu’un article que j’ai rédigé est de qualité. C’est une qualité que j’apprécie beaucoup. Je ne suis pas un monstre et j’ai toujours été ouvert au dialogue, tant qu’il reste courtois.

          Je suis tout à fait d’accord avec le contenu de votre commentaire qui est très intéressant et qui apporte des informations complémentaires à l’article. C’est la raison d’être principale des commentaires. 

          Effectivement, j’ai voulu uniquement aborder le coup d’Etat mené par la CIA et je n’ai pas abordé les événements postérieurs qui sont mentionnés dans votre commentaire. L’histoire du Cambodge est très complexe et je ne voulais pas écrire un article interminable. J’ai voulu faire de la vulgarisation avant tout.

          Les Khmers rouges ont longtemps été soutenus, financièrement et militairement, par la Chine. Quant aux Vietnamiens, c’était par l’URSS. Et les deux puissances communistes se détestaient au plus haut point. 

          Selon mes informations, obtenues auprès d’anciens dirigeants KR, les Etats-Unis ont aidé financièrement ce mouvement communiste maoïste, lorsqu’il n’était plus au pouvoir. Le soutien du Royaume-Uni a été beaucoup plus important, comme vous l’avez souligné. Je peux le confirmer.

          Proche de feu S.M. le roi Norodom Sihanouk, j’ai assisté à son retour au Cambodge, en 1991, et à son intronisation, en 1993. Ce furent des moments inoubliable. Je n’avais jamais vu autant de joie et de ferveur populaires. Les Cambodgiens ont toujours été très attaché à leur « Monseigneur Papa », père de l’indépendance.

          Feu S.M. le roi Norodom Sihanouk a abdiqué en 2004. Il était atteint d’un cancer et il résidait la plupart du temps dans sa résidence royale de Beijing, où il était suivi médicalement par d’éminents médecins chinois. D’ailleurs, il est décédé en Chine en 2012.

          Par contre, il n’a pas abdiqué en faveur de son fils Norodom Sihamoni, que j’ai connu lorsqu’il était ambassadeur du Cambodge auprès de l’UNESCO, à Paris. La monarchie khmère est élective. Le roi du Cambodge est désigné par le Conseil du Trône et choisi parmi tous les descendants (masculins uniquement) des rois Ang Duong, Norodom Ier ou Sisowath. Ce qui fait des centaines de candidats potentiels... Bien entendu, la désignation de Norodom SIhamoni comme roi du Cambodge, en 2004, était loin d’être une surprise. C’était un souhait de feu S.M. le roi Norodom Sihanouk qui savait que son fils, plutôt réservé et effacé, ferait un monarque fédérateur et aimé du peuple. 

           


        • amiaplacidus amiaplacidus 28 février 08:45

          @Giuseppe di Bella di Santa Sofia : "Bonsoir. Merci pour votre commentaire. Il nous arrive régulièrement d’avoir des avis opposés mais vous avez l’honnêteté intellectuelle d’admettre qu’un article que j’ai rédigé est de qualité. ..."

          Rien que de plus normal, il y a des gens qui partagent une grande partie de mes idées et qui sont des cons finis. D’autres avec lesquels j’ai d’importantes divergences et qui font preuve de finesse.
          .
          Merci pour ce complément d’information concernant le passage du pouvoir entre Norodom Sihanouk et son fils. Pouvoir d’ailleurs essentiellement protocolaire et moral.
          De Norodom Sihanouk, je me souviens de sa voix de fausset et, surtout, de sa grande intelligence politique, qui a évité au Cambodge, pendant des années, d’être entrainé dans la tourmente.


        • babelouest babelouest 28 février 09:41

          @Giuseppe di Bella di Santa Sofia
          Un de mes neveux est marié avec une Cambodgienne : la famille de celle-ci a beaucoup souffert des Khmers Rouges, encore une fois on peut dire merci à la CIA, l’Assassin du Monde....
          Il suffit de se souvenir du mai 68 français....
          https://i.servimg.com/u/f40/11/40/28/12/quand_10.jpg

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