Ces dettes publiques qui engraissent les capitaux privés
Et, alors que nous nous trouvons en présence de ce titre : les métamorphoses du capital, Thomas Piketty nous introduit à la dialectique intérieure au capital national lui-même :
« Le capital national, ou patrimoine national, est la somme du capital public et du capital privé. » (Idem, page 199.)
Nous sommes bien toujours dans un système comptable… dont les fondements ne rejoignent en rien une quelconque production. Il s’agit d’évaluer… pour pouvoir ensuite évaluer… de possibles rentabilités… C’est donc la seule loi du marché qui doit fournir l’évaluation. Voici ce que nous en dit notre comptable en chef :
« Pour le secteur public comme pour le secteur privé, le capital est toujours défini comme un patrimoine net, c’est-à-dire l’écart entre la valeur de marché de ce que l’on possède (les actifs) et de ce que l’on doit (les passifs, c’est-à-dire les dettes). » (Idem, page 199.)
C’est-à-dire que les éléments en question ne recèlent pas en eux une valeur économique (qui, chez Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx, correspondrait au temps de travail nécessaire pour les produire). Ils n’ont qu’un prix de marché établi, plus ou moins fictivement, sur la loi de l’offre et de la demande, qui elle-même pourrait se définir - s’agissant de "finance" ? - par la formule crédulité contre crédulité, ou perspicacité contre perspicacité.
Entrons dans le pseudo-réel que Thomas Piketty paraît, malgré tout, en situation de rejoindre :
« Concrètement, les actifs publics prennent deux formes. Ils peuvent être non financiers (il s’agit essentiellement des bâtiments publics, utilisés pour l’administration et les services publics, principalement dans l’éducation et la santé : écoles, lycées, universités, hôpitaux, etc.) ou financiers - quand l’État possède des participations financières dans des entreprises, qu’elles soient majoritaires ou minoritaires, qu’il s’agisse de sociétés implantées dans le pays en question ou à l’étranger (par exemple dans le cadre de "fonds souverains", ainsi que l’on appelle depuis quelques années les fonds gérant les portefeuilles financiers détenus par les États qui en ont les moyens). » (Idem, page 199.)
Il y a donc du dur et du moins dur, mais cela s’additionne sans le moindre problème : puisqu’il y a certainement un marché quelque part pour telle ou telle pomme, telle ou telle poire, et tel ou tel scoubidou… Évaluation éminemment variable… Mais qui doit tout de même mesurer quelque chose, et tout d’abord la crédulité, ou la perspicacité, des… investisseurs. Thomas Piketty en convient toutefois lui-même :
« Ces estimations doivent être considérées comme des ordres de grandeur, et non des certitudes mathématiques. » (Idem, page 201.)
Voyons ce qu’elles sont…
« Au début des années 2010, la valeur de la totalité des actifs publics (non financiers et financiers) est estimée à près d’une année de revenu national au Royaume-Uni, et un peu moins d’une année et demie en France. » (Idem, page 200.)
Nous tenons là une évaluation de ce qui est "possédé". Il faut en soustraire ce qui est "dû" :
« Compte tenu du fait que les dettes publiques représentent environ une année de revenu national dans les deux pays, cela signifie que le patrimoine public net, ou capital public, est très proche de zéro dans les deux pays. » (Idem, page 200.)
Ainsi, puisque le capital national est à diviser entre capital public et capital privé…
« Quelles que soient les imperfections de la mesure, le fait central qui nous intéresse ici est que les patrimoines privés constituent au début des années 2010 la quasi-totalité du patrimoine national dans les deux pays : plus de 99 % au Royaume-Uni, et environ 95 % en France, d’après les dernières estimations disponibles, et dans tous les cas nettement plus de 90 %. » (Idem, page 202.)
Par conséquent, du point de vue de l’évaluation par le marché, et d’une comptabilité qui s’y fie, le Royaume-Uni et la France sont aujourd’hui à peu près aux mains des seuls intérêts privés… pour autant qu’ils s’évaluent eux-mêmes au prix du marché… La boucle est donc bouclée. Est-ce vraiment nouveau ? Non, répond Thomas Piketty, qui s’en félicite manifestement :
« […] la France comme le Royaume-Uni ont toujours été des pays fondés sur la propriété privée, et n’ont jamais expérimenté le communisme de type soviétique, caractérisé par une prise de contrôle de l’essentiel du capital national par la puissance publique. » (Idem, page 205.)
Nous allons voir bientôt que ce n’est peut-être pas tout à fait sûr… et que certains l’ont échappé belle… Mais, en gros, il paraît que les patrimoines privés ont toujours été, au prix du marché, plus importants que le patrimoine public. Voici le jeu tel qu’il s’est joué pendant un certain temps :
« La puissance publique a eu parfois tendance à accroître l’importance des patrimoines privés (notamment au Royaume-Uni, à travers l’accumulation de très fortes dettes publiques aux XIIIe et XIXe siècles, ou bien en France sous l’Ancien Régime ou à la Belle Époque), et en d’autres occasions a au contraire tenté de réduire leur poids (en particulier en France, à travers l’annulation des dettes publiques et la constitution d’un important secteur public dans l’après-Seconde Guerre mondiale, et à un degré moindre au Royaume-Uni à la même période). » (Idem, page 205.)
Rien à voir sans doute avec l’existence de l’URSS… À moins que.
À ce propos, Thomas Piketty écrit :
« Du point de vue de ceux qui en ont les moyens, il est évidemment beaucoup plus intéressant de prêter une somme donnée à l’État (puis de recevoir des intérêts pendant des décennies) que de la payer sous forme d’impôts (sans contre-partie). » (Idem, page 208.)
Songeons à la dette publique française d’aujourd’hui, et aux débats autour de la baisse des impôts… La croissance de la première n’est donc pas qu’une mauvaise affaire pour "ceux qui en ont les moyens", pour peu qu’elle ne s’accompagne pas d’une hausse des impôts qu’il leur faut payer, à défaut, pour eux, de réussir à les faire payer par autrui…
Occupé à mettre en action, en toutes circonstances, la "loi" de l’offre et de la demande, Thomas Piketty peut même affirmer :
« En outre, le fait que l’État contribue à accroître par ses déficits la demande globale de capital ne peut que pousser à la hausse le rendement du capital, ce qui est là encore dans l’intérêt de ceux qui assurent l’offre de capital, et dont la prospérité dépend de ce rendement. » (Idem, page 208.)
Puis, revenant sur les jours heureux des rentiers, Thomas Piketty nous rappelle que…
« […] l’inflation était quasi nulle de 1815 à 1914, et le taux d’intérêt servi sur les titres de rente d’État était très substantiel (généralement autour de 4 %-5 %), et en particulier nettement supérieur au taux de croissance. Dans de telles conditions, la dette publique peut être une très bonne affaire pour les détenteurs de patrimoine et leurs héritiers. » (Idem, page 208.)
Nous pouvons lire la suite en la replaçant, elle aussi, dans le contexte actuel :
« […] les socialistes du XIXe siècle, à commencer par Karl Marx, étaient très méfiants vis-à-vis de la dette publique, qu’ils percevaient - non sans une certaine clairvoyance - comme un instrument au service de l’accumulation du capital privé. » (Idem, page 210.)
En effet, poursuit Thomas Piketty :
« La rente sur l’État est un placement très sûr pendant tout le XIXe siècle français, et contribue à renforcer l’importance et la prospérité des patrimoines privés, de la même façon qu’au Royaume-Uni. » (Idem, page 210.)
Ainsi, à la Belle Époque - qu’on peut dater comme allant de 1880 à 1914 -, et alors qu’au Royaume-Uni, la dette publique représentait moins de la moitié du revenu national (annuel), en France, où elle était de 70 à 80 %...
« L’État distribue chaque année en intérêts l’équivalent d’environ 2 %-3 % du revenu national (soit plus que le budget de l’Éducation nationale de l’époque), et ces intérêts permettent de faire vivre un groupe social très substantiel. » (Idem, page 211.)
Plus précisément encore :
« […] au XIXe siècle, la dette se payait au prix fort, ce qui était dans l’avantage des prêteurs et œuvrait au renforcement des patrimoines privés ; au XXe siècle, la dette a été noyée dans l’inflation et repayée en monnaie de singe, et a de facto permis de faire financer les déficits par ceux qui avaient prêté leur patrimoine à l’État, sans avoir à augmenter les impôts d’autant. » (Idem, pages 211-212.)
Ce qui n’est manifestement plus le cas aujourd’hui où il paraît que la rente serait peut-être en voie de se trouver réhabilitée, mais pour des intérêts qui ne sont plus qu’intérieurs à la France elle-même… De toute façon, sans doute importe-t-il que l’inflation ne revienne pas troubler le jeu, comme cela s’est produit naguère, ainsi que Thomas Piketty s’en fait l’écho :
« En particulier, les énormes déficits de la Libération ont été presque immédiatement annulés par une inflation supérieure à 50 % par an pendant quatre années consécutives, de 1945 à 1948, dans une atmosphère politique survoltée. C’est en quelque sorte l’équivalent de la banqueroute des deux tiers de 1797 : on solde les comptes du passé afin de pouvoir reconstruire le pays avec une faible dette publique. » (Idem, page 212.)
Et puis il y a eu les nationalisations… C’est-à-dire une montée du capital public par rapport au capital privé, et sans que celui-ci puisse se refaire pas le biais de la détention de la dette publique. Voici l’évaluation que Thomas Piketty nous fournit de ce phénomène :
« Dans les secteurs industriels et financiers les plus directement concernés par les nationalisations, la part de l’État dans le patrimoine national a dépassé 50 % des années 1950 aux années 1970. » (Idem, page 219.)
Toujours aucun rapport avec l’URSS ?
Michel J. Cuny
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