Comment fait-on une découverte historique ?
La découverte des éther-couronnes par Charles J. Pedersen fut à tous égards typique de la recherche scientifique en ce qu’aucune démarche ne s’impose aux autres. Quelques traits d’un chercheur exceptionnel de talent et de modestie sont tracés pour le cinquantenaire de ses publications historiques.
Une des découvertes les plus importantes du XXe siècle fut celle des éther-couronnes, molécules susceptibles de se lier sélectivement avec les ions alcalins ou alcalino-terreux. Le principal acteur, C.J. Pedersen, était-il un génie, un homme couvert d’honneurs, de contrats, de subventions ou plus simplement un modèle de chercheur ?
Pedersen est né en Corée d’un père Norvégien et d’une mère Japonaise. Il fit ses études secondaires au Collège Saint Joseph au Japon avant d’émigrer aux Etats-Unis pour intégrer l’Université catholique de Dayton. Certains de ses professeurs l’incitent à faire un doctorat mais, sans plus de support financier de sa famille, il décide de rejoindre l’industrie. Il travaillera les prochaines 42 années pour la compagnie du Pont de Nemours où il publiera 25 articles scientifiques (soit un nombre insignifiant même pour un chercheur modeste) et 65 brevets.
En 1961, à l’âge de 57 ans, Pedersen commença un nouveau projet consistant à trouver des composés susceptibles de servir de catalyseurs pour la polymérisation d’oléfines (alcènes). À cette époque, la plupart de ces catalyseurs étaient obtenus en traitant des dérivés du vanadium tels que VCl3 par des alkyl-aluminiums. « To be different », pour ne pas faire comme les autres, Pedersen décida d’utiliser des produits dérivés du pyrocatéchol. Lors de sa première réaction chimique, il obtint un produit impur qu’il ne purifia pas pour la suite de ses réactions. Les 10% impuretés étaient en fait constituées du produit de départ non réagi. Le produit final fut trouvé inintéressant pour le but recherché, un catalyseur d’oléfines, mais durant les étapes de purification, Pedersen obtint une très faible quantité (0,4%) de cristaux blancs, d’aspect soyeux.
Ainsi un chimiste inconnu, à la veille de la retraite, après plusieurs dizaines d’années au même endroit, dans la même industrie, travaillant sur un sujet bien peu original et commettant l’irréparable péché de ne pas purifier convenablement le produit de l’une de ses réactions lors d’une des expériences qu’il conduisait seul, n’obtint pas ce qu’il désirait. Par contre, il isola par hasard une infime quantité de cristaux dont il ne connaissait aucunement la nature.
L’attrait du beau joua alors un rôle puisque Pedersen s’efforça de connaître la nature des cristaux isolés.
Et c’est à partir de cet instant que le génie, et le terme est pesé, se révéla ! Un génie se reconnaît par le fait que personne ne se sent capable d’avoir l’ingéniosité, la créativité, la perspicacité qu’il démontre. Les moyens d’analyse de l’époque étaient loin de ce qu’ils sont maintenant 50 ans plus tard. Pedersen disposait d’un spectromètre UV-Visible qui permettait de faire les spectres d’absorption de solutions dans le méthanol des précieux cristaux. Les signaux dus aux groupes –OH libres des phénols sont profondément affectés en présence de soude (hydroxyde de sodium), tandis qu’ils restent inaltérés si les groupes sont substitués –OR. Le produit inconnu ne montrait ni l’une, ni l’autre de ces caractéristiques. Dans le même temps, il fut remarqué que les cristaux blancs peu solubles normalement dans le méthanol devenaient très solubles en présence de soude. Cette augmentation importante de la solubilité du produit inconnu était induite par tous les sels de sodium NaX (X= Cl, Br, I…) et non pas seulement par la base où X=OH. L’augmentation de la solubilité était donc due au seul ion sodium Na+ sans qu’il y ait une quelconque explication pour ce phénomène inédit. La mesure de la masse moléculaire indiqua alors que le composé possédait deux unités dérivés du pyrocatéchol reliées par deux chaînes comportant des éthers : la structure du dibenzo-18-crown-6 (voir figure) fut ainsi élucidée par Pedersen le 5 Juillet 1962.
Les ions alcalins et alcalino-terreux ont des sphères électroniques complètes et peuvent être considérés comme des sphères chargées dont seul le rayon ionique varie. En manipulant des modèles moléculaires, Pedersen s’aperçut que l’ion sodium entrait parfaitement au sein de la cavité interne du dibenzo-18-crown-6 : l’explication était trouvée, le composé (un peu moins) inconnu complexait l’ion sodium en l’enserrant, c’est à se dire se liait à lui pour former un ensemble stable.
L’émoi de Pedersen grandit quand il réalisa qu’il avait synthétisé un complexe entre un ion alcalin et un composé (ligand) neutre, exempt de charges, ce qui n’existait pas jusqu’alors. Pedersen ignorait que certains antibiotiques avaient des structures macrocycliques proches de ses éther-couronnes et pouvaient, pour certains d’entre eux, complexer les ions alcalins et alcalino-terreux. Il le réalisa en Avril 1967 en voyant dans une publication d’un de ses collègues, la structure de la valinomycine. L’émoi se propagea à la communauté scientifique lorsque Pedersen publia ses travaux (8 publications entre 1967 et 1971, toujours comme seul auteur).
Par le plus grand des hasards, mais aussi par la plus grande des perspicacités, Pedersen pouvait avoir trouvé une nouvelle classe d’antibiotiques. Un grand nombre de groupes de recherches se lancèrent alors dans l’aventure en synthétisant de multiples ligands, possédant divers hétéro-atomes, divers groupes latéraux. La toxicité des ligands fut testée, les propriétés thérapeutiques également…
Finalement, les éther-couronnes ne se révélèrent pas être des antibiotiques utilisables, mais quelques autres applications furent trouvées.
Les éther-couronnes sont devenus des classiques en Chimie car ils permettent d’illustrer merveilleusement le principe clé-serrure : le ligand ayant la cavité de forme et de taille convenables incorporent l’ion adapté. Ce principe se retrouve en particulier dans tous les mécanismes enzymatiques pour lesquels des associations molécule-molécule sont mises en œuvre. Le travail de M. Pedersen permet ainsi de comprendre des aspects fondamentaux de la Chimie, il permet aussi à d’autres générations de se passionner pour le métier de Chimiste.
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