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Accueil du site > Tribune Libre > Comprendre le pouvoir : Repenser le Watergate

Comprendre le pouvoir : Repenser le Watergate

Avertissement : 3e morceau choisi de l’incontournable « Understanding Power » (Aden éditions, Bruxelles, 2005), recueil d’entretiens échangés avec Noam Chomsky, à l’occasion de diverses conférences et colloques. Les notes du livre, indicées dans le texte, sont disponibles en intégralité et gratuitement sur http://www.understandingpower.com/ (en anglais). À elles seules, elles sont plus volumineuses que l’ouvrage lui-même et témoignent de la méthode du scientifique, faisant appel à la maîtrise d’une énorme quantité d’informations factuelles pour étayer ses démonstrations, faites d’exemples concrets et documentés plutôt de discussions abstraites. L’espoir est de fourbir au lecteur-citoyen, quel qu’il soit, les armes d’une réflexion critique autonome.

Notre motivation à la publication de cette série d’extraits, qui sont mis en ligne régulièrement sur ce blog, est à la prise de conscience de la réalité du fonctionnement d’un monde que nombre de citoyens et personnages politiques ont peine à accepter et qui est pourtant le nôtre. L’importance du militantisme, la compréhension du rôle des médias, la perversion politique et les enjeux de pouvoir tels qu’ils sont révélés par Chomsky doivent faire prendre conscience de l’omniprésence des rapports de domination à visée hégémonique qui minent nos démocraties.

Aujourd’hui, nous avons choisi de livrer l’analyse de Chomsky sur le scandale du Watergate. Car cet épisode sensationnel de l’histoire américaine — l’unique démission d’un président américain, Richard Nixon —, que tout un chacun croit connaître pour y voir un exemple flatteur du pouvoir médiatique outre-atlantique, n’en demeure pas moins une illustration exemplaire d’illusion de démocratie qui cache une réalité bien plus complexe. Ainsi, Chomsky nous invite au relativisme en considérant les agissements des détenteurs du pouvoir de l’époque et leur programme secret de contre-espionnage — le Counterintelligence Program —, autrement plus condamnable et pourtant soigneusement occulté par l’affaire du Watergate bien qu’ayant été révélé au même moment. La raison est sans appel : Nixon est tombé par les élites qui naguère le soutenaient parce qu’il est revenu sur les Accords de Bretton Woods, qui assuraient aux États-Unis le rôle enviable de « banquier du monde ». Le cambriolage du Watergate n’aura ainsi été qu’un prétexte et l’occasion rêvée de se débarrasser de Nixon.

L’analyse de Chomsky est à rapprocher des révélations explosives sur les attentats de Karachi (Pakistan) en 2002 — une époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur de Jean-Pierre Raffarin. Les faits remontent cependant à 1995 et au financement de la campagne électorale d’Édouard Balladur, ex-candidat malheureux à l’élection présidentielle avec, pour directeur de campagne, le même Sarkozy. On se gardera bien évidemment de faire avec le Watergate d’autre parallèle que celui d’une affaire propre à ébranler le plus haut sommet d’un État. Mais, à l’heure où les références historiques commencent à fleurir sur Internet, on invitera les journalistes à continuer de faire preuve de la plus grande exigence dans leur recherche de la vérité. Derrière ces révélations est en effet mis à jour un système puissant qui n’est pas l’apanage des seuls mafieux et qui n’aura de cesse de se défendre et, derrière lui, l’oligarchie qui le sous-tend. Il est à prévoir que la manipulation des masses va jouer à plein dans les prochaines semaines : d’abord le cynisme, ensuite la diversion et bientôt le secret défense seront vraisemblablement opposés aux curieux. Il s’agira aussi au gardien de la république bananière de faire mieux que ses agitations psychopathologiques habituelles.

Au delà de la pantalonnade, une question de pose tout de même : la France est-elle aussi pourrie que les États-Unis ?

 

Comprendre le pouvoir // Repenser le Watergate


 

Lui : Mais alors comment expliquez-vous le Watergate ? Ces journalistes n’étaient pas si bien disposés à l’égard du pouvoir : ils ont renversé un président.

Et si vous vous demandiez pourquoi il a été renversé ? Il a été renversé parce qu’il avait commis une grave erreur : il s’était mis à dos des gens influents.

Voyez-vous, une des grandes illusions des Américains — l’un des piliers de tout le système d’endoctrinement —, c’est de croire que le pouvoir, c’est le gouvernement. Le gouvernement n’est pas le pouvoir, il est un segment du pouvoir. Le véritable pouvoir se trouve aux mains de ceux qui possèdent la société ; les dirigeants de l’État n’en sont généralement que des serviteurs. L’affaire du Watergate en est l’illustration parfaite — à ce moment-là, l’histoire nous a vraiment offert une expérience grandeur nature. Il se trouve que les révélations du Watergate ont eu lieu en même temps que celles sur le COINTELPRO — je ne sais pas si voyez de quoi je parle.

 

Lui : COINTELPRO ?

Bon, vous ne voyez donc pas. C’est déjà la preuve de ce que j’avance. Les révélations sur le COINTELPRO étaient mille fois plus significatives que le Watergate. Souvenez-vous de ce qu’était le Watergate, au fond : une bande de types du Comité national républicain se sont introduits par effraction dans un bureau du Parti démocrate pour des raisons essentiellement inconnues et sans faire de dégâts. Bon, c’est de la petite cambriole, pas la peine d’en faire tout un plat. Eh bien, au moment même où l’on découvrait l’affaire du Watergate, et grâce à la Loi sur la liberté de l’information, des faits étaient portés devant les tribunaux au sujet d’opérations massives du FBI pour déstabiliser la liberté politique aux États-Unis, menées par toutes les administrations depuis Roosevelt, mais véritablement lancées sous Kennedy. Cela s’appelait « COINTELPRO » *, et cela incluait un grand nombre de choses.

Parmi celles-ci, l’assassinat en règle façon Gestapo d’un dirigeant des Black Panthers ; l’organisation d’émeutes raciales dans le but d’anéantir les mouvements des noirs ; des attaques contre le Mouvement Indien Américain, le mouvement des femmes, et j’en passe. Mais aussi quinze années pendant lesquelles le FBI a déstabilisé le Socialist Workers Party, ce qui a signifié l’organisation par ce même FBI de cambriolages réguliers, de vols de listes de membres utilisées ensuite pour menacer les gens, aller dans les entreprises et leur faire perdre leur emploi.33 Ce seul fait — le fait que pendant quinze ans, le FBI commis des cambriolages et tenté de déstabiliser un parti politique légal — est déjà très largement plus important que l’histoire d’une bande de bouffons maladroits entrés par effraction dans le quartier général du Comité national démocratique. Le Socialist Workers Party est un parti politique légal, après tout, et le fait qu’il soit faible ne lui donne pas moins de droits qu’au Parti démocrate. Et il ne s’agissait pas d’une bande de gangsters mais bien de la police politique nationale : c’est très grave. En outre, ça n’a pas été un événement isolé comme le Watergate, mais cela a bien duré quinze ans, sous chaque administration. Et gardez à l’esprit que l’épisode du Socialist Workers Party n’est qu’une goutte d’eau dans l’histoire du COINTELPRO. Comparée à cela, l’affaire du Watergate est une aimable sauterie.

Pourtant, comparez la façon dont ces faits ont été traités — vous êtes conscients qu’il y a une différence, n’est-ce pas ? Et que c’est pour cela que vous êtes au courant pour le Watergate et pas pour COINTELPRO. Qu’est-ce que cela montre ? Cela montre que les gens qui sont au pouvoir se défendront. Le Parti démocrate représente à peu près la moitié des entreprises au pouvoir, et ces gens-là sont capables de se défendre ; le Socialist Workers Party ne représente aucun pouvoir, les Black Panthers, aucun pouvoir, le Mouvement Indien Américain, aucun pouvoir, donc vous pouvez leur faire ce que vous voulez.

Ou bien jetez un œil sur la célèbre « liste des ennemis » de l’administration Nixon, dont l’existence a été révélée au moment du Watergate**. Vous avez entendu parler de cela, mais avez-vous entendu parler de l’assassinat de Fred Hampton ? Non. Rien n’est arrivé aux personnes qui se trouvaient sur la « liste des ennemis », liste que je connais très bien puisque j’en faisais partie — et ce n’est pas parce que j’étais dessus qu’elle a fait les gros titres. Mais le FBI et la police de Chicago ont assassiné un dirigeant des Black Panthers dans son lit, une nuit, sous l’administration Nixon***. Et si la presse avait eu une once d’intégrité, si le Washington Post avait eu une once d’intégrité, ils auraient dit : « L’affaire du Watergate est totalement insignifiante et anodine, qu’est-ce que cela peut faire au regard de ces autres faits ? » Mais de toute évidence, ce n’est pas ce qui s’est passé. Et cela montre encore une fois, de façon spectaculaire, à quel point la presse est rangée du côté du pouvoir.

La véritable leçon à retenir de la chute de Nixon, c’est que le président ne doit pas dire du mal de Thomas Watson† ou de McGeorge Bundy‡ — cela signifie que la république est en train de s’effondrer. Et les journaux sont fiers d’avoir révélé cela. D’un autre côté, si vous voulez envoyer le FBI organiser l’assassinat d’un dirigeant des Black Panthers, cela ne pose aucun problème chez nous ; cela ne pose aucun problème au Washington Post non plus.

Soit dit en passant, je pense que beaucoup de gens influents voulaient se débarrasser de Nixon à l’époque pour une toute autre raison, et cela renvoie à quelque chose de beaucoup plus profond que la « liste des ennemis » ou le cambriolage du Watergate. D’après moi, cela remonte aux événements de l’été 1971, lorsque l’administration Nixon a rompu les accords économiques internationaux qui avaient fonctionné au cours des vingt-cinq années précédentes§. En 1971, les États-Unis se trouvaient très affaiblis économiquement par rapport à leurs rivaux industriels. L’une des réactions de l’administration Nixon a été de déchirer les accords de Bretton Woods mis en place pour organiser l’économie mondiale après la Deuxième Guerre mondiale. En gros, les accords de Bretton Woods avaient fait des États-Unis le banquier du monde ; ils avaient instauré un système qui faisait du dollar une monnaie internationale de réserve, seule convertible en or ; ils avaient imposé des conditions interdisant les quotas d’importation, etc. Et Nixon a mis tout cela en pièces : il a rejeté l’or comme standard, annulé la convertibilité du dollar, levé des taxes sur les importations. Aucun autre pays n’aurait eu le pouvoir de faire cela. Mais Nixon a osé, et il s’est ainsi fait beaucoup d’ennemis puissants, parce que les multinationales et les banques internationales dépendaient de ce système et qu’elles n’ont pas apprécié de le voir mis en pièces. Donc en y regardant bien, on découvre qu’à l’époque, Nixon a été attaqué dans des journaux comme le Wall Street Journal, et je pense qu’à partir de là, nombreuses étaient les personnes influentes qui voulaient se débarrasser de lui. Le Watergate en a juste été l’occasion.

En fait, je trouve qu’en l’occurrence, Nixon a été traité de manière très injuste. Bien sûr, les crimes de l’administration Nixon n’avaient rien de fictifs et il était normal qu’il soit jugé, mais pas pour l’affaire du Watergate. Prenez le bombardement du Cambodge, par exemple : ce bombardement a été infiniment pire que tout ce qui a fait surface au cours des auditions du Watergate -— je parle de ce qu’ils appellent le « bombardement secret » du Cambodge. Secret parce que la presse ne parlait pas de ce qu’elle savait.34 Les États-Unis ont tué près de 200 000 personnes au Cambodge, ils ont dévasté toute une société paysanne.35 Le bombardement du Cambodge n’est même pas apparu dans les attendus de la procédure de destitution de Nixon. Il a été évoqué pendant les auditions du Sénat mais pour une seule raison intéressante : pourquoi Nixon n’en a-t-il pas informé le Congrès ? Voilà la question qui a été soulevée. Et pas : pourquoi avez-vous lancé le bombardement le plus intense de l’histoire dans les régions très peuplées d’un pays de paysans et tué plus de 150 000 personnes ? Ça, ça n’a jamais été mentionné. La seule question, c’était : pourquoi vous ne l’avez pas dit au Congrès ? Autrement dit, est-ce que les gens au pouvoir ont eu droit à leurs prérogatives ? Et une fois de plus, remarquez que la signification de tout cela, c’est qu’il est inacceptable d’empiéter sur les droits des gens au pouvoir. « Nous sommes puissants, donc vous deviez nous informer, et ensuite, nous vous aurions dit : "Très bien, allez bombarder le Cambodge." » En fait, toute cette histoire était un gag, parce qu’il n’y avait aucune raison pour que le Congrès ne soit pas au courant du bombardement, tout comme il n’y en avait aucune pour que les médias ne sachent pas : c’était entièrement public.

Compte tenu de toutes les horribles atrocités commises par le gouvernement Nixon, le Watergate ne mérite même pas qu’on en rie. C’était une banalité. L’affaire du Watergate est un exemple limpide de ce qui arrive aux serviteurs lorsqu’ils oublient leur rôle et s’en prennent à leur maître : on les remet rapidement à leur place et quelqu’un prend la relève. On ne pourrait pas trouver de meilleure illustration que celle-ci, d’autant plus dramatique que ce sont justement ces révélations qui sont censées montrer à quel point notre presse est libre et critique. Ce que montre vraiment l’affaire du Watergate, c’est à quel point notre presse est soumise et obéissante, comme l’illustre clairement la comparaison entre des cas comme le COINTELPRO et le Cambodge.

 

* diminutif de « Counterintelligence Program » — programme de contre-espionnage.

** révélé en 1973, le document recensait les noms de 208 Américains de professions diverses sous la mention « liste des opposants ».

*** le 4 décembre 1969.

† Président d’IBM.

‡ Ancien officiel démocrate.

§ Ce qu’on appelle les « accords de Bretton Woods », signés en 1944 lors de la Conférence monétaire et financière des Nations unies, à Bretton Woods, au New Hampshire.

 

« Comprendre le pouvoir », Aden éditions, Bruxelles, vol. 2, discussions à Fort Collins, 1990, p. 27–32.

 

Lire aussi :

Comprendre le pouvoir // Héros et anti-héros

Comprendre le pouvoir // Légitimité dans l’Histoire

http://leftblogs.info


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3 réactions à cet article    


  • W.Best fonzibrain 29 juin 2009 14:36

    c’était le bon vieux temps

    ou ,la société civil avait encore un peu d’influence sur le monde politique

    je me demande m^me si cette affaire n’a pas précipiter les usa dans un fascisme plus direct

    qu’est ce que le water gate à coté du 11 septembre ?et pourtant


      • Augustus 30 juin 2009 03:23

        Lyndon Johnson, Nixon, Reagan, Bush ( & co ), dans cette liste qu’un seul s’est fait chopper c’est tout.

        Et puis les autres n’ont pas que cette casserole !

        Reagan / Tatcher, l’époque d’or du conservatisme. ( big sic )

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