Conflit du faible au fort : l’expérience chypriote
Tous les états-majors s'intéressent à l'étude des conflits asymétriques contemporains afin d'élaborer ou adapter leurs tactiques « contre-insurrectionnelles » ; il y en a un dont on parle peu, celui qui a agité l'île de Chypre. L'île est passée sous administration britannique en 1877 avant d'être annexée lors de la Première Guerre mondiale (Traité de Lausanne 1923). La Seconde Guerre mondiale terminée, les Chypriotes d'origine grecque réclament l'« Enosis » (l'union). Le plébiscite de janvier 1950 organisé par les autorités Orthodoxes confirme le rattachement à la Grèce avec 96 % des suffrages exprimés, tandis que les communistes réclament l'autonomie et l'interdiction des bases militaires étrangères. L'agitation va se développer.
Le 31 mars 1955, l'île est ébranlée par une série d'explosions. Il a suffi de 80 activistes organisés en sizaines réparties dans les grandes villes de l'île pour détruire : la station radio-Nicosie - le QG militaire - des postes de police - des tribunaux et des bâtiments administratifs ! Les activistes veulent l'autodétermination et le rattachement de Chypre à la Grèce. Ce conflit qui va aboutir à l'indépendance de Chypre allait démontrer qu'une lutte d'inspiration anarcho-révolutionnaire pouvait déboucher sur un succès politique. L« 'Ethniki Organosis Kyprion Agoniston » (Organisation ethnique des Chypriotes combattants) va réussir à défaire la police renforcée par l'armée britannique, forces qui bénéficiaient sur le papier, d’un rapport de force favorable en zone urbaine !
La tactique et la stratégie de cette lutte furent élaborées par un personnage mystérieux dénommé Dighenis. Son postulat était simple, il fallait s'en prendre aux politiciens seuls responsables de la situation et non au peuple britannique. Nul besoin d'une matrice décisionnelle pour s'apercevoir que les conditions étaient défavorables à une guérilla itinérante ou pas. L'exiguïté de l'île et son réseau routier s'opposaient à la constitution d'un maquis et à la poursuite d'une « petite guerre ». Les zones boisées étaient seulement mises à profit pour l'instruction militaire. Le conflit se devait de rester urbain. L'axe principal reposait sur des groupes de combat appuyant les missions des activistes en attirant les forces gouvernementales afin de les disperser. « Il n'est pas raisonnable de penser que nous pourrons, par ce moyen, infliger une défaite matérielle complète aux forces britanniques. Notre intention est de leur causer une défaite morale par une action continue en cherchant des résultats importants, jusqu'à ce que les objectifs définis par ce plan soient atteints ».
L'objectif stipulait « émouvoir l'opinion publique internationale. (...) Il faut harceler les Anglais sans arrêt afin que la diplomatie internationale et les Nations-unies les obligent à examiner le problème de Chypre et de toute la nation grecque. Exécution : l'activité visera à créer tant de confusion et à causer tant de dommages dans les rangs des forces britanniques que celles-ci paraîtront aux yeux du monde incapables de contrôler la situation. La campagne d'opérations sera conduite sur trois points : sabotages contre les installations du gouvernement et des militaires - attaques des forces britanniques - organisation de la résistance passive parmi la population ».
Au mois de juin, les résultats opérationnels sont négligeables mais ils vont s'avérer une réussite au plan politique. La question de autodétermination chypriote est connue de l'opinion britannique et le problème porté devant les Nations-unies. Dighenis va rédiger de nouvelles instructions : « Je vous averti que j'exécuterai ce que j'ai dit au pied de la lettre. De bien mauvais jours attendent les tyrans de Chypre et de lourds châtiments frapperont les traitres. N'essayez pas de nous barrer la route ou vous la colorerez de votre sang. Voici les ordres que j'ai donnés : quiconque essaiera d'arrêter les patriotes chypriotes sera exécuté. Quiconque essaiera d'arrêter ou de fouiller des patriotes chypriotes sera abattu. Tant que vous vous tiendrez en dehors de notre chemin, vous n'aurez rien à craindre ».
L'EOKA clandestine va se livrer à une série de raids contre les postes de police pour s'emparer des armes qui lui font défaut. Nombre de policiers craignant pour leur famille, pour eux mêmes ou animés par un esprit patriotique vont démissionner, ceux qui restent en poste n'osent plus sortir de crainte d'être abattus... Les policiers d'origine grecque sont remplacés par des policiers d'origine turque... Radio Moscou révèle qui se dissimule sous le pseudonyme « Dighenis »..., le colonel Grivas ! Cet officier diplômé de l'École de guerre de Paris qui a été l'allié des Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, a dirigé l'Organisation clandestine grecque (Xhi) et mené des opérations militaires contre les membres du PC grec au cours de la guerre civile. Les autorités britanniques pensant à une « intox » soviétique, le colonel put poursuivre son travail clandestin sans être inquiété.
Griva en bon tacticien, a estimé qu'un groupe supérieur à six hommes était inutile et que cela rendait le repli plus difficile, parlant de « point de saturation ». Ce dernier est déterminé par le terrain, l'expérience des combattants, la nature de l'opération, de la tactique opérationnelle employée et de la logistique. Lors d'une opération dans une partie rurale de l'île, les forces de l'ordre étaient occupées dans une ville à contenir une manifestation ; à l'inverse, si l'action devait avoir lieu en ville, il fixait par une diversion, les troupes dans la campagne ! Grivas avait probablement lu Sun-Tsé : « Offrez un appât à l'ennemi pour l'attirer et frappez-le sans jugement ». Le petit livre rouge de Mao n'avait pas encore été diffusé.
Le 28 octobre, les Britanniques interdisent toute manifestation et annoncent la condamnation à mort d'un partisan. L'EOKA appelle à manifester, les FdO ouvrent le feu sur la foule. Une vingtaine de jours plus tard, une cinquantaine d'attentats et une centaine d'attaques s'abattent sur la petite île. L'état de siège est proclamé le 26 novembre et la police investie de pouvoirs exceptionnels. Toute manifestation reste formellement interdite, et toute personne prise en possession d'une arme encourt la peine de mort. Le Gouverneur annonce que les jours de l'EOKA sont comptés... Les troupes britanniques comptent 22.000 hommes renforcées de 5.000 policiers pour une population de 529.000 habitants (57 hab./km2) contre un millier de patriotes : 270 hommes divisés en 125 groupes de choc et 700 réservistes répartis dans les trois villes principales de l'île ! La supériorité numérique de l'adversaire en constitue le talon d'Achille, avec autant de cibles à abattre, l'EOKA n'a que l'embarras du choix. Les actions contre l'occupant vont redoubler en violence.
Après l'évacuation des bases militaires britanniques en Égypte, Chypre reste une place forte indispensable au Proche-Orient. En 1958, les effectifs affectés au rétablissement de l'ordre atteignent 43.000 hommes ! Les tentatives faites pour opposer les communautés grecque et turque vont échouer. Le 15 juin, le gouvernement grec retire ses officiers en poste au QG de l'OTAN ! L'Angleterre, la Grèce et la Turquie signent les accords de Zurich et de Londres accords qui vont déboucher sur la création de la République de Chypre, sa constitution et lui permettre de devenir membre de l'ONU (1960). Les historiens en ignorent toujours les termes secrets... On pourrait en déduire que l'activisme a prévalu dans l'issue de la lutte, mais cela serait en partie inexact. La position de l'île et l'appartenance des trois pays membres à l'OTAN posaient une question géopolitique et militaire cruciale. L'île va être l'objet de vives tensions entre Grecs et Turques. Les « colonels » grecs s'emparent de l'île indépendante en 1974 quelques mois après le décès de Grivas, la Turquie réplique et envahit le nord de l'île. La Grèce se retire de l'OTAN... Un cessez-le-feu débouche sur la partition de l'île. La ligne verte d'une longueur de 180 kilomètres (mur, barbelés, zones minées) qui sépare la République de Chypre au sud de la République turque du nord (reconnue seulement pas Ankara) est placée sous l'égide des Nations-Unies et la surveillance des casques bleus. L'entrée de Chypre dans l'Union européenne le 1 mai 2004 et l'espoir de la Turquie de rejoindre l'UE (d'autres rêvent de la quitter) vont être prétexte à l'ouverture de pourparlers. Les restrictions de passage sont levées et le mur démantelé en 2007.
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