• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > De l’être à l’écran, un aller sans retour ?

De l’être à l’écran, un aller sans retour ?

Les intérêts de « l’industrie numérique » dictent le rythme de nos existences sur leur tempo – une « doxa de l’inéluctable » qui nous précipite vers une « transmutation civilisationnelle » sans retour dans un monde virtuel sans limites et sans corps . Le philosophe Eric Sadin met en garde contre la « pixellisation toujours plus intégrale de nos vies » par un « capitalisme de la dévoration ». Notre irrépressible addiction au smartphone aurait-elle « inauguré le premier âge de notre condition métaversée » dans l’enfer « numérico-spectral » d’un sournois « déclassement de nous-mêmes » ?

 

Voilà une génération à peine apparaissait une espèce nouvelle, l’Homo connecticus, qui exige un monde à sa portée – c’est-à-dire à portée de clic depuis son salon. Histoire de mieux prendre ses désirs pour la réalité, elle se fait assister par une « myriade de spectres numériques omniscients » - et se laisse guider par une prolifération d’applications et de systèmes robotisés dans les moindres situations de son existence. Jusqu’à confondre les flux de la vie avec les flux numériques dans une automatisation intégrale de ses petites affaires si humaines, après avoir consenti au « tournant injonctif » de la technologie, avec sa métaphysique nihiliste d’une présumée « toute-puissance du numérique » et son obsession de « dématérialisation », c’est-à-dire d’annihilation du réel dans des circuits de silicium.

Ainsi, l’espèce décrétée « adaptable » se retrouve précipitée dans l’ère de la « captation automatique des données personnelles » et de la « substitution algorithmique » de ce qui fait le présumé humain. Les « performances » de ce dernier sont désormais alignées par ces « protocoles de guidage automatisé » sur celle du « système d’exploitation » qui le dissout dans son « projet » utilitariste.

La captation des flux physiologiques et psychologiques d’une humanité désormais absente à elle-même nourrit une « économie de la donnée et des plateformes » d’un « complexe numérico-industriel » qui lui impose la rythmique frénétique d’un « surréalisme algorithmique » et un « devenir-légume » sans avenir de déportés dans le virtuel.

 

Une humanité assise...

 

Dès 1747, Julien Offray de La Mettrie assimilait l’homme à une « machine montant elle-même ses ressorts  » (L’Homme-Machine).. Depuis, une industrie redoutable, pour qui la vie privée n’est plus une « norme sociale », absorbe les corps et les esprits d’une humanité atrophiée, désormais assignée devant une surface de verre – mise sous écrou face à un écran et passée au laminoir d’une « transition » non pas « écologique » mais hyperindustrielle qui ne connaît que la loi de son accélération à tombeau ouvert dans une folle fuite en avant dévoreuse de ressources et de terre...

La fixité voire le « libre internement » des corps d’une humanité assise, dépossédée et pixellisée ne mobilise guère d’éventuels « rebelles » ou autres « insoumis » que ces normes d’assignation devraient alerter – la rebellitude semble ne plus faire mouvement que pour une gazeuse « éco-anxiété » revendiquant son intégration au "merveilleux monde numérique" et ses promesses d’illimité sur une planète surexploitée... Aurions-nous d’ores et déjà consenti à être dépossédés de notre « faculté à composer librement avec le réel » au profit d’une systématique machinique ? Avons-nous vraiment consenti à cette «  technologisation des rapports humains » ? Aurions-nous abdiqué toute notre vie à une machinerie ordonnatrice présumée nous délivrer de « la pensanteur de notre être  » ?

En vrai penseur de la numérisation du monde, Eric Sadin a pris acte de ce statut anthropologique inédit qui voit « la figure humaine se soumettre aux équations de ses propres artefacts  » et consentir à un modèle économique qui « fait du principe de l’intermédiation et de la désincarnation des rapports entre les êtres l’un de ses principaux gisements de profits ».

L’espèce présumée pensante et prévoyante consentirait-elle jusqu’à son propre effacement ?

Depuis les premières vitrines du capitalisme marchand, l’individu « postmoderne » et techno-zombifié, mis sous écrou entre les parois d’une prison de verre luminescente, s’est laissé mener bien au-delà d’une « société de consommation » où tout se vend dans la banalisation de tout. Il est entré « à l’insu de son plein gré » (ou pas...) dans l’âge du technolibéralisme spectral qui monétise le moindre de ses souffles catarrhal pas encore « décarboné »... Formerions-nous désormais une « société fantôme » ou plutôt une dissociété spectrale ?

Le philosophe voit émerger un « agrégat de monades, évoluant sans règle claire, en parallèle et assez aveugles les uns aux autres  », sous guidage algorithmique, actant « l’agonie d’un certain contrat social »... Tout se passe comme si nous laissions l’inépuisable richesse poétique du monde se réduire au « cadre lisse et exigu de nos écrans » accompagnant continuellement nos existences jusqu’à notre dévitalisation, jusqu’au « renoncement à nous-même » conduisant à l’effacement du "devoir de responsabilité dévolu à chacun ». Ainsi, une "humanité" (?) assise se retrouverait précipitée dans un monde sans assise ?

 

Un monde sans assise...

 

L’illusion d’affranchissement de soi exacerbe la désorientation et la défiance collectives, « alimentées par une certaine industrie qui, dorénavant, conçoit des dispositifs voués à procurer l’unique jouissance de faire parfaitement correspondre notre plus haute conception de nous-même – mais sans avoir jamais pu l’atteindre – et notre extérieur : l’avatar »... Prière de se (con)fondre avec son « avatar » ou « profil... L’industrie numérique parviendra-t-elle à faire passer une non-vie de techno-junkie déplaçant au fil des mouvements de clavier des simulacres pixellisés de lui-même pour la « condition humaine normale » ?

Le philosophe pressent que « l’adieu annoncé au corps, l’adieu annoncé aux facultés de notre esprit, c’est l’adieu programmé à notre élan vital, et l’accueil insidieux fait à la mort » - à en juger la « nécromancie algorithmique » encouragée par des systèmes de conversation robotisés (deadbots) avec nos disparus...

S’agissant du dernier « miracle » technico-économique claironné par une « dynamique de l’innovation de plus en plus folle », l’expression d’« intelligence artificielle » ne recouvre rien d’autre qu’une « puissance d’expertise automatisée du réel » - rien moins qu’une vision du monde transcrite dans une « énonciation robotisée de la vérité », fondée sur une puissance de calcul orchestrant la « mise au ban de l’humain ». La prétendue « complémentarité homme-machine » consomme « la déprise de notre faculté la plus fondamentale : celle de produire du langage ». Avons-nous vraiment besoin de technologies écrivant à notre place ? C’est-à-dire d’un verbe machinique, d’un « langage industrialisé et standardisé » appelé « à tuer le génie qui est en chacun de nous autant qu’à priver de leur substance et de leur sel les relations humaines  » ? Avons-nous besoin de « technologies d’abolition de nous-mêmes  » ?

Eric Sadin invite à considérer le « modèle civilisationnel qui, à bas bruit, s’institue » avec l’IA, sous couvert de « facilitation du quotidien » - et à prendre conscience de ce qui nous « déleste » de nos facultés jusqu’à « l’amputation de notre âme  ». Il rappelle l’enjeu moral, politique et civilisationnel en cours, celui de la «  langue la plus vivante qui soit – celle que nous voulons parler en notre nom et dans un ensemble vraiment commun  ».

Le penseur du numérique refuse le discours de l’inéluctable et l’utilitarisme généralisé assénés par une techno-idéologie prétendant imposer un « ordre unilatéral et infondé des choses ». Il appelle à réaffirmer nos exigences fondamentales, à faire émerger des contre imaginaires et des contre discours témoignant de la « nature irréductible de l’expérience humaine » laquelle ne saurait se réduire à une « schématisation univoque et définitive ». Cela suppose une « simultanéité d’opérations menées partout où elles doivent l’être », contre une « puissante coalition qui est en train d’organiser un effondrement civilisationnel  » - contre un système qu’il qualifie d’ « abjection culturelle et civilisationnelle  »… En d’autres termes, il s’agit bien de mettre fin à ce « bannissement de l’essence de nous-mêmes » et de renouer avec une réalité humaine échappant à la mise en concurrence des individus, à « l’interchangeabilité continue des êtres », à la « prise en charge » de l’intégralité des existences et à la « contrôlocratie » insidieusement mise en place, faisant fonction de fantasme de « civilisation »...

Reprendre pied dans un monde commun pour y conduire nos vies en conscience et en liberté, cela suppose une « véritable éthique de l’action ». Cela commence par l’acte simple de briser le miroir de la servitude volontaire : plus on compte nous déposséder de notre pouvoir d’agir, plus chacun doit « se montrer agissant », que ce soit en refusant tout capteur ou objet connecté générant des données exploitables ou en initiant d’autres façons d’ « être en commun » en des lieux sensibles... Face au désert qui avance, il n’est jamais trop tard pour lever les yeux de l’écran, refuser le « régime de l’accompagnement algorithmique de nos existences » et puiser dans sa substance pour constituer une « contre-vague » de consciences à ce « processus de négation de nous-mêmes » : « Car, comment est-il concevable de se soucier de la préservation du vivant qui est en nous et duquel tout le reste ne peut que dépendre ?  »

Eric Sadin est également poète et invite, contre le spectral et la normativité algorithmique, à « célébrer notre pleine présence au monde  », « l’élan de créativité qui, au quotidien, doit nous animer », dans la « pleine expression de notre puissance de vie et de notre loi morale  ».

En somme, reprendre voix, faire une chorale de voix qui ne veulent pas s’éteindre ni « déexister » en agrégat de données calculables et prédictibles– pour, peut-être composer une symphonie d’un au-delà de l’écran. L’être questionnant et interrogateur ne meurt pas – il instaure son horizon puisque l’univers l’y porte.

Eric Sadin, La Vie spectrale – Penser l’ère du métavers et des IA génératives, Grasset, 270 pages, 19,90 euros


Moyenne des avis sur cet article :  1.8/5   (20 votes)




Réagissez à l'article

8 réactions à cet article    


  • rogal 24 février 16:24

    Numérique = informatique.


    • lephénix lephénix 24 février 20:50

      @rogal
      certes, mais l’enjeu du siècle est : condition « humaine » ou condition « numérique » ? ce dernier terme est matraqué ad nauseam comme pour créer un sentiment de fatalité... on pourrait tout aussi bien développer le « système d’exploitation cybernétique » ou « cybernéticien »...


    • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 24 février 18:49

      Le fait décrire ici et dans les espaces comme ici n’arrange pas les choses. Au contraire, hélas.

       

      Un dessin qui résume bien


      • lephénix lephénix 24 février 20:48

        @Francis, agnotologue
        le fait « d’écrire ici » ? certes, hélas... le dessin mentionné prospère comme sticker/décalcomanie pour sa triste vérité énoncée en toute concision, difficile de faire mieux dans ’l’art d’en dire long en faisant bref".....


      • Parrhesia Parrhesia 25 février 12:24

        L’enjeu du siècle, c’est un domaine numérique désormais asservi par une minorité alors qu’il est devenu outil tout puissant de toute gestion dans tout domaine, y compris et surtout, le domaine humain !

        Soit la communauté humaine domestique le numérique et ses maîtres actuels dans une perspective de progrès humain, soit ce même numérique reste, in fine, capté par une minorité de pervers narcissiques et criminels dans le seul intérêt de cette minorité.

        C’est pourquoi un corps électoral tant soit peu conscient de ce qui se dessine sous nos yeux, doit :

        Retrouver assez de bon sens politique (! !!) et de liberté de pensée et d’action 

        pour effacer de notre éventail de gouvernement tous les malfaisants qui se sont illustrés et compromis dans la succession des gouvernances qui, depuis 1981, n’a cessé de conduire la France à sa situation actuelle. 

         Veiller à ce que ce soit la nouvelle générations de ténors politiques ainsi constituée qui domine le monde du numérique et du capitalisme exclusivement financier, et non plus le contraire !

        Sinon..............

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité