De la nécessité impérieuse, pour l’économiste, de mettre les mains dans le cambouis de l’exploitation...
En mode capitaliste de production, le gâteau (la marchandise) n'est pas qu'un produit, une valeur d'usage, un bien utile. C'est un réceptacle de valeur d'échange, c'est un revenu du capital, c'est ce qui échoie à l'entrepreneur au sortir de la période de production. À ce moment-là, l'ouvrier a complètement disparu de la scène. Mais, du point de vue de la valeur d'échange, l'équivalent de sa rémunération se trouve là. De même que s'y trouve ce revenu du capital en quoi consiste le profit.
Comme l'écrit Karl Marx :
« La production ne crée pas seulement les articles d'usage, mais encore leur valeur ; son principe moteur est l'extraction de la plus-value, dont le berceau est la sphère de production et non la sphère de circulation. » (Idem, page 730.)
Cette sphère de la circulation est justement ce qui fascine Thomas Piketty. En effet, la vente de la marchandise va s'y traduire par la récupération, par chacun, de ses billes : son revenu. Mais aussi par la rémunération de ce que Thomas Piketty se charge de déduire immédiatement : l'équivalent comptable de la dépréciation du capital fixe détenu par l'entrepreneur. Alors que c'est tout simplement la "mémoire" du temps de production qu'il envoie par-dessus bord (rappelons que, de façon très parlante et sans doute un peu provocatrice, il y met même les vieux ordinateurs)...
Or, le processus de circulation et le processus de production ne peuvent être séparés, s'il s'agit d'envisager le capital lui-même, y compris celui du XXIe siècle... et de comprendre le pourquoi de ce revenu du capital qui, à travers la valeur d'échange de la marchandise, concerne directement l'entrepreneur dont, à la différence de Thomas Piketty, on peut penser qu'il sait bien, lui, qu'il ne suffit pas de défiler devant la vitrine aux petits gâteaux pour le trouver au rendez-vous...
Ainsi, en ce qui concerne ce processus de production que la mise en œuvre du "revenu national" est chargée de masquer, voici ce qu'écrit Karl Marx :
« Son renouvellement constant - la reconstitution constante du capital, comme capital productif - est chaque fois déterminé par ses transformations dans le processus de circulation. D'autre part, le processus de production constamment renouvelé est la condition des transformations que le capital subit continuellement dans la sphère de circulation et celle de son apparition alternative comme capital-argent et comme capital-marchandise. » (Idem, pages 727-728.)
On voit qu'en supprimant ce qui se passe dans la sphère de la production, Thomas Piketty n'y va pas de main morte.
En limitant notre attention à la richesse annuellement produite telle qu'elle apparaît dans le processus de circulation (vente sur un marché), puis - pour faire ressortir l'agrégat en quoi consiste le revenu national -, en soustrayant tout renvoi possible au capital fixe utilisé, Thomas Piketty masque les enjeux inhérents au processus de production. Il est alors possible de lui opposer ce que Karl Marx pouvait déjà opposer à Adam Smith, et à sa tendance à faire basculer la valeur économique produite du côté d'une simple addition de revenus tirés de la marchandise elle-même.
Le salaire se trouve effectivement correspondre à une partie de la valeur d'échange de la marchandise, mais, entre le moment où l'ouvrier a vendu sa force de travail pour un prix donné, et le moment où l'équivalent s'en trouve dans la marchandise enfin produite, il s'est passé quelque chose d'essentiel - le mystère de la transsubstantiation réalisée par le capital à lui tout seul - que Karl Marx nous présente ainsi :
« L'argent avec lequel le capitaliste paie la force de travail qu'il a achetée "lui sert comme capital", pour autant qu'il incorpore de la sorte la force de travail aux éléments matériels de son capital et rend celui-ci apte à fonctionner comme capital productif. » (Idem, page 742.)
Productif... de plus-value... et pas seulement de tel ou tel bien ou service... Cette dissociation est évidemment tout à fait essentielle... Pour en mesurer l'impact, poursuivons notre lecture :
« Il nous faut distinguer : entre les mains de l'ouvrier, la force de travail est de la marchandise, non du capital, et elle constitue pour lui du revenu aussi longtemps qu'il peut en recommencer constamment la vente [...]. » (Idem, pages 742-743.)
Notons-le aussitôt. Il s'agit de la seule marchandise dont l'ouvrier dispose dans la durée, pour rassembler les moyens d'assurer sa survie et celle de sa famille. D'où la nécessité pour lui de la vendre au meilleur prix : elle est toute sa fortune.
Or, comme nous l'avons vu, pour augmenter son salaire mensuel de 75 euros, il arrive qu'il faille, au mineur sud-africain, affronter directement les fusils de l'ordre bourgeois, et ramasser quelques cadavres... Par ailleurs, il est certain qu'il ne peut pas prétendre se mettre en concurrence avec ses employeurs pour exiger sa part (de gâteau ?) dans le prix de vente du platine. Cela ne le regarde pas : il n'a aucun droit de propriété sur les fruits de son propre travail... Par contre, s'il se met en tête d'occuper les locaux de l'entreprise et de s'y attarder un peu, c'est bien à coups de fusils que les "propriétaires" sauront faire valoir leurs droits, et c'est l'État bourgeois qui fera tout le sale boulot au nom de la loi...
Ainsi, avant ou après les coups de fusil, le montant du salaire se trouve fixé... Karl Marx peut enchaîner sur le sort si agréable de la force de travail :
« […] ce n'est qu'après la vente qu'elle fonctionne comme capital entre les mains du capitaliste, au cours du processus de production. » (Idem, page 743.)
Évidemment, si, à ce moment, le prix de vente de la force de travail a été fixé, le salaire, lui, n'a pas encore été versé. Il ne le sera qu'après effectuation du temps de travail correspondant. C'est toujours autant de gagné pour l'employeur. Voilà pour les détails. Les choses sérieuses ne commencent qu'après : car, c'est bien du temps de vie qui a été vendu... Et largement en dessous de sa valeur au sens de la valeur économique que va produire la captation de ce même temps de vie par le capital.
Michel J. Cuny
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