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Accueil du site > Tribune Libre > De la politique à la cosmopolitique ?

De la politique à la cosmopolitique ?

Qu’est-ce que la « réalité » ? Qui pourrait prétendre légitimement détenir le monopole de sa « définition » ? Est-elle seulement « calculable » voire « modélisable » ? Pourquoi cette opposition entre ceux qui prétendent « savoir » et ceux qui « croient » ? Alors que le « genre humain » se délie de ce qui le faisait se tenir ensemble, la chercheuse Isabelle Stengers remet en jeu la « construction moderne de la réalité ». Ses Cosmopolitiques entendent « réinventer les questions là même où nous nous sommes convertis au pouvoir des réponses » et affirment que « nous tenons ensemble par des liens et des hybrides que nous fabriquons et qui nous fabriquent ». Jusqu’à passer de la politique à la cosmopolitique à travers des zones de haute pression tant imaginaires que scientifiques, philosophiques et sociales ?

L’univers, on n’en finit pas de n’en pas voir la fin – ni d’en trouver l’issue en sa présumée « expansion » qui emporte les galaxies. Longtemps objet de spéculations métaphysiques, il est devenu « objet de science » depuis que la physique a cru pouvoir s’en saisir « en tant que tel ». Et s’il se démultipliait en autant de réalités parallèles qu’en observateurs ou en intérêts particuliers qui dicteraient l’écriture des équations prétendant « dire le réel » selon une vision étroitement mécaniste ? L’acte fondateur de « la science » aurait-il vraiment été la « rupture » avec le mythe ? Longtemps, « la science » semblait faire autorité pour énoncer « ce qui est », s’arrogeant le monopole de la définition d’une « réalité factuelle ». Indéniablement, tout ce qui semble tenu pour réel dans notre système de représentation et de valorisation est la matière et l’énergie.

Mais le processus de dénégation du réel remonte fort loin - sans doute à la force d’envoûtement des signes qui le voilent ou l’affligent de « lois », seraient-ce celles censées régir des rapports prédateurs-proies se réclamant de la permanence... Voilà vingt-cinq ans, Isabelle Stengers publiait ses Cosmopolitiques en sept petits volumes qui font rhizome, aujourd’hui réunis en un seul, avec une préface inédite. La professeure émérite à l’Université libre de Bruxelles y éclaire notamment la « connivence des sciences dites modernes avec les dynamiques de redéfinition qui singularisent ce pouvoir délocalisé et rhizomatique que l’on appelle capitalisme »...

Cosmopolitiques parcourt le « paysage discordant des savoirs issus des sciences modernes » et met le lecteur face à l’alternative cruciale : « Ou bien les sciences sont les pratiques grâce auxquelles les humains découvrent progressivement ce que demande l’intelligibilité du monde. Ou bien leur savoir est une simple fabrication humaine. » S’agissant du préfixe « cosmo », la philosophe fait remarquer qu’il « rend présente, fait résonner l’inconnue d’une question que notre tradition politique est en risque majeur de disqualifier ». Car le cosmos n’a «  rien à voir avec l’univers dont nous avons fait un objet de science » mais « crée la question des modes de coexistence possible, sans hiérarchie, de l’ensemble des inventions de non-équivalence, des valeurs et d’obligations qui le composent ». Ainsi, il « intègre, sur un mode problématique, la question d’une écologie des pratiques qui fasse exister ensemble nos cités où s’invente le politique, et ces autres lieux où la question de la clôture et de la transmission s’est inventé d’autres solutions ».

La philosophe propose « sept tentatives pour créer la possibilité d’une cohérence là où règne aujourd’hui l’affrontement  » et se concentre sur les sciences en tant que « pratiques scientifiques » posant question : à quoi obligent-elles leurs praticiens ? Lorsque l’économie spéculative s’empare de la recherche, « les chercheurs doivent faire preuve de conformisme, de compétitivité, d’opportunisme, de flexibilité » alors que « l’État ne rêve que brevets, percées technologiques  », grisé par l’impératif d’une offre en croissance rapide et d’une perfusion permanente d’énergie hautement « productive ». Jusqu’à quand ?

 

De « l’horloger aveugle » à la « vie artificielle »

La philosophe refuse tant les dualismes, réductionnismes et déterminismes des philosophies européennes des sciences que l’opposition en vigueur entre le sujet (se situant « en dehors de la nature ») et l’objet (de la nature). Reprenant l’histoire d’une physique « hantée par les lois » comme par la « conviction qu’elle seule peut percer l’énigme de ce monde », Isabelle Stengers revisite quelques grands moments de ce récit, cherchant à susciter une perspective écologique entre des pratiques scientifiques pensées à partir de leurs laboratoires et les milieux où elles s’élaborent.

Cette histoire-là est jalonnée d’artefacts techniques comme l’automate et l’horloge. Isabelle Stengers voit dans cette dernière rien moins que l’« arme de guerre contre la pensée aristotélicienne » permettant de filer une métaphore du vivant dans un contexte de « guerre des sciences » : « Dans notre histoire, la création de l’horloge répondant de manière idéalement autonome et en fonction des seules lois de la mécanique aux intentions de l’horloger a eu des effets dont nous sommes encore les héritiers. La théologie n’a pu s’en émanciper qu’en renvoyant Dieu au registre des absents. La biologie en est encore héritière, qui prête à la sélection naturelle la figure de l’horloger, ou plus précisément, selon l’expression de Dawkins, la figure de l’horloger aveugle, ajustant, permutant, modifiant les rouages d’une population d’ « horloges » qui disent sur les modes les plus divers le seul temps qui « compte » pour l’horloger, le taux de transmission des gènes à travers la succession des générations.  »

Cela nous mène aux nouveaux « êtres informatiques » ouvrant un nouveau champ de recherches appelé « vie artificielle » dont l’ambition s’énonce en ces termes, dans son premier manifeste, à l’occasion d’une conférence inaugurale à Los Alamos, donnée par Chris Langton en septembre 1987 : « La vie artificielle est l’étude des systèmes artificiels qui exhibent le comportement caractéristique des systèmes naturels vivants. C’est la recherche d’une explication de la vie dans n’importe laquelle de ses manifestations possibles, sans restriction aux exemples particuliers qui ont évolué sur la Terre. Ceci inclut les expérimentations chimiques et biologiques, les stimulations sur ordinateur, et les recherches purement théoriques. Les processus qui caractérisent les échelles moléculaires, sociale et évolutionnaire sont étudiés. Le but ultime est d’extraire la forme logique du système vivant. La technologie électronique et l’ingénierie génétique nous donneront bientôt la capacité de créer de nouvelles formes de vie in silico aussi bien qu’in vitro. Cette capacité mettra l’humanité contemporaine en face des défis techniques, théoriques et éthiques les plus radicaux qu’elle ait jamais rencontrés.  »

L’histoire des inventions montre qu’elles sont issues d’un chaos d’usages (d’un chaosmos ?) exigeant la découverte et le développement d’une stabilité au sein des instabilités plus ou moins établies dans ce qu’on appelle "institutions". La philosophe des sciences a coécrit en 1979 avec Ilya Prigogine (1917-2003, Prix Nobel de chimie 1977) La Nouvelle Alliance, partageant avec lui une certaine intuition du temps-matière. Prigogine postulait que « l’instabilité et spécialement le chaos nous forcent à donner une formulation nouvelle aux lois de la nature ». Le secret de toute évolution, de toute histoire, de toute invention et découverte, c’est celui de la flèche du temps contenu dans la matière. Le principe de Carnot (1796-1832) avait mis en évidence l’irréversibilité de certains processus physiques, à savoir l’existence, pour ces processus, d’un ordre de succession qui ne peut s’inverser. Plus le niveau de complexité est élevé, plus évidente est la flèche du temps. L’irréversibilité vécue et les systèmes dynamiques instables convergent, la créativité de la nature et celle de la pensée se font écho. C’est ainsi qu’une « Nouvelle Alliance » se tisse entre l’homme et la nature. S’instituerait-elle en « Parlement des choses » - serait-ce en évanescence ?

C’est ainsi qu’à partir d’une situation chaotique ou d’entropie, d’une menace de dégradation, d’implosion ou d’explosion, la vie peut ajourner la mort, différer la désintégration - selon le niveau de réalité, de nouvelles stabilités se produisent avec des règles adéquates à des circulations aléatoires, donc instables. Alors, Dieu, dans tout ça – ou ce qui se réclame de la figure humaine ? « Lorsque les scientifiques parlent de Dieu, ils parlent le plus souvent d’eux-mêmes. Le Dieu d’Einstein, mathématicien, occupe le site qu’Einstein cherchait à construire. (...) Le Dieu de Langton pianote sur le clavier du monde  »...

Quel est ce « possible » s’instaurant dans l’incertitude, en résonance à « ce qui engage et oblige » dans les multiples pratiques humaines, si humaines, qu’elles soient scientifiques ou politiques ? La « réalité » est bien loin d’être le « produit » d’un « dispositif » unique, en l’occurence le technoscientifique dominant et vampirisant le temps humain, mais la résultante de ces « pratiques multiples, enchevêtrées les unes dans les autres » et mises en coexistence. Analysant les cohérences, les légitimités, les exigences de ces pratiques et ce qui les oblige, la philosophe des sciences donne une assise à une « écologie » bien pensée comme la demeure authentique de l’homme, rendue opérative par le rappel du « cosmos » au sein du politique, démultipliant ainsi des sens et les ouvrant comme l’interprétation du musicien à l’écoute de tout ce qui est à travers ses ruissellements et ses confluences.

Isabelle Stengers, Cosmopoliques, Les Empêcheurs de penser en rond, 632 pages, 26 euro


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20 réactions à cet article    


  • Clocel Clocel 1er octobre 2022 10:30

    La réalité, c’est ce qui nous fait mal lorsqu’on éteint le poste.


    • lephénix lephénix 1er octobre 2022 10:56

      @Clocel
      « ça » peut aussi être ce sentiment poisseux d’une glu froide qui vous saisit au réveil ou vous réveille en pleine nuit (« quat »re heures du mat j’ai des frissons« ...) alors que tout s’affaire à tracer partout des cercles dont le centre n’est pas et à faire sortir »le monde" de son axe...


    • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 3 octobre 2022 09:03

      @Clocel
       
       ’’La réalité, c’est ce qui nous fait mal lorsqu’on éteint le poste.’’
       
      « Dieu, comme le sucre dans le café, c’est ce qui rend à ses adeptes le goût de la vie si amer quand il leur fait défaut ». André Comte-Sponville (L’esprit de l’athéisme)


    • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 1er octobre 2022 12:42

      Seul regret. quel ait participé au Livre Noir sur la psychanalyse. J’ai bien connu l’assistant de Prigogine...


      • Gollum Gollum 1er octobre 2022 12:58

        @Mélusine ou la Robe de Saphir.


        J’ai bien connu l’assistant de Prigogine...

        Seulement l’assistant ? smiley Waouh la lose... smiley


      • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 1er octobre 2022 13:17

        J’avoue ne pas avoir lu le livre, connaissant Van Rillaer. Van Rillaer qui préconise des thérapies comportementales dignes de Pavlov... Peut-êtes est-ce pour critiquer le point de vue de Van rillaer. Mais l’idée même de participer à un travail en commun avec Van Rillaer me dépasse. Freud était presque dans une attitude de rejet face à tous progrès technologiques et était hyper pesssimiste pour l’avenir. C’est son beauf qu’il faut critiquer...


        • lephénix lephénix 1er octobre 2022 15:51

          @Mélusine ou la Robe de Saphir.
          Freud a bien vu et senti où mène l’aveuglement technolâtre jusqu’à l’arrachement de ce qui nous constitue.. déjà il prévenait du risque d’un avenir impensable qu’il aurait bien fallu essayer de penser, pourtant, avant l’avènement d’un « ordre social total »...


        • Rinbeau Rinbeau 1er octobre 2022 13:47

          Si l’on connaissait la réalité, on ne passerait pas son temps à se demander ce qu’on fout là !


          • lephénix lephénix 1er octobre 2022 15:43

            @Rinbeau
            la réalité vue dans les yeux d’un bonobo d’un chat d’un campagnol ou d’un doryphore ça doit être « animal on est pas mal »...


          • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 3 octobre 2022 09:02

            @lephénix
             
             Un chien accusait un chat de déni de réalité. Déni de réalité toi-même, lui rétorquait le chat. Avait-il raison ?


          • lephénix lephénix 3 octobre 2022 10:09

            @Francis, agnotologue
            pour le doryphore, le « réel » ou l’univers se réduisent à la feuille de tubercule qu’il ronge... pour le chien le chat ou le bonobo il correspondent à ce que leur vitalité et leur vélocité leur permettent d’expérimenter en interactions avec leurs semblables ou d’autres espèces...pour le bipède présumé pensant prévoyant et soucieux de sa survie l’interrogation s’approfondit de façon abyssale jusqu’à sa négation et son effacement...



            • lephénix lephénix 1er octobre 2022 15:46

              @Durand
              on dirait bien que nous entrons dans le « réel » le vrai du vrai pas à portée de clic mais qui s’empoigne à bras le corps et on n’en finit pas de venir au monde... à quel âge mental l’univers nous retient ?


            • Durand Durand 1er octobre 2022 16:32

              @lephénix 

              L’Humanité « Peter Pan » doit mûrir ou mourrir. 

              ..


            • lephénix lephénix 1er octobre 2022 20:14

              @Durand
              en théorie comme en pratique personne ne saurait décider de sa disparition c’est à elle de renouer avec sa souveraineté « naturelle » pour l’ultime saut évolutif : décide ou décède...


            • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 3 octobre 2022 08:54

              ’’La vie artificielle est l’étude des systèmes artificiels qui exhibent le comportement caractéristique des systèmes naturels vivants ’’

                > La vie artificielle ? Vous êtes sûr que cette phrase apporte du sens ?

               

              ’’Le but ultime est d’extraire la forme logique du système vivant.’’

                >Le vivant est fait de processus biologiques. Un processus biologique est caractérisé par une durée qui lui est spécifique.

               

              Le temps n’existe pas en tant qu’entité physique dans le réel, ce n’est une dimension de l’espace temps que dans notre esprit, notre réalité qui n’est pas le réel lequel est inconnaissable. Aucun processus électronique ne peut en faire l’expérience, et par conséquent se comporter comme le vivant : par conséquent les informations qu’on pourrait en retirer sur la logique du vivant ne seraient qu’une autre lecture subjective, biaisée des informations qu’on y aurait introduites.

               

              Au sujet du vivant, le chercheur ne peut s’entendre dire par la machine que ce qu’il souhaitait entendre ; ne peut apprendre d’elle autre chose qu’il ne sache déjà.

               

               Amha.


              • lephénix lephénix 3 octobre 2022 10:19

                @Francis, agnotologue

                • les citations rendent juste compte de la démarche de l’auteur(e) ou celle de ceux qu’elle cite...
                • l’expression « vie artificielle » est un oxymore de nature négationniste, une impossibilité même dont la racine remonte au désir d’illimitation de l’espèce en proie à son insatisfaction perpétuelle si cette insatisfaction mène à l’esprit elle mène aussi au néant, question de choix...
                • la machine ne dicte rien étant dépourvue d’intentionnalité propre tout des intentions de ceux qui la programment... le choix de la machine interpelle les penseurs technocritiques, hélas peu lus...
                • le temps est devenu l’assise et la substance de l’activité économique depuis sans doute l’invention de l’horloge, la technique et surtout les nouvelles technologies brouillent les échelles du temps, nous rendant prisonniers de l’immédiat, d’une téléprésence au monde pour le moins paralysante...
                • chaque vivant peut toujours habiter son temps à lui donc éprouver le sens de sa durée ce qu’on appelle « prendre le temps »...

              • Jean Keim Jean Keim 3 octobre 2022 09:59

                Une vie artificielle ne sera jamais ouverte sur un au delà d’elle-même même si elle englobe tous les savoirs du monde.


                • lephénix lephénix 3 octobre 2022 10:23

                  @Jean Keim
                  votre avatar parle fort bien de tous ces « savoirs du monde » et de tout l’inconnaissable comme de l’accomplissable...le terme même de « vie artificielle » est une impossibilité même qui pose tant la question de sa programmation que de l’énergie susceptible de « l’animer »...


                • Sylfaën.H. Sylfaën.H. 4 octobre 2022 17:20

                  Bonjour,
                  Vu l’intérêt des questions en-tête, j’t’en ai mis 2pages, -(les 2dernières).

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