De nouvelles générations, plus intelligentes, mais moins instruites
Entendons-nous bien : à la manière platonicienne, j’entends par « intelligence » l’aperception du beau, du vrai, du bon, du juste, de la vertu, du courage etc., ces fameuses Idées ou Formes qui, chez Platon, ne sont pas de vaines abstractions mais correspondent bel et bien à des enjeux de société fort concrets et fort importants. Plus on s’éloigne de ces archétypes, chez Platon, plus la société, la πόλις, l’État entrent en décadence, il n’est qu’à relire la République pour s’en convaincre. Par exemple, concrètement et matériellement parlant, vivre dans une société lâche et laide n’est pas du tout la même chose que de vivre dans une société brillante et valeureuse. Or, dans ma pratique d’enseignement (plus de trois décennies), j’ai eu et j’ai encore l’impression (fondée ou pas, le Lecteur en jugera) d’avoir assisté à une évolution générationnelle positive : la jeunesse des années récentes, me semble-t-il, est plus clairvoyante que les jeunesses d’autrefois sur ces questions fondamentales, le juste, le beau, le vrai, etc., même si la maîtrise des savoirs fondamentaux (grammaire, orthographe, conjugaison, calcul, culture générale) laisse de plus en plus à désirer. Le paradoxe serait le suivant : on assiste à une régression du niveau d’instruction accompagnée d’un progrès du niveau de clairvoyance.
C’est là un grand paradoxe. Mais pas si grand après tout. Il existe des gens instruits qui sont des barbares savants, comme il existe des gens très intelligents et totalement illettrés. Dans la Révolte des masses, Ortega y Gasset faisait déjà remarquer, il y a environ un siècle, que le « savant » ou « l’homme cultivé » le plus instruit dans son domaine pouvait très bien, une fois sorti de sa petite spécialité, s’adonner à tous les vices de la barbarie intellectuelle, c’est-à-dire soutenir les plus effroyables sottises. Autrement dit, si je devais en parler en des termes un peu grossiers : on peut très bien être prix Nobel de physique ou de littérature, ou même agrégé-docteur philosophe, et rester le dernier des abrutis, totalement aveugle, totalement fermé aux réalités de son époque et aux réalités tout court, bref, se comporter comme un naïf prétentieux, pour ne pas dire – pardonnez – comme un connard satisfait.
Nombreux sont les gens, même surdiplômés, qui en définitive passent à côté de leur époque. Ils se contentent d’ânonner une idéologie préfabriquée, fallacieuse, artificielle, qu’il s’agisse d’une falsification de droite ou de gauche, ou même centriste, si on désire politiser le débat. À ces gens, l’ordre établi peut facilement mentir. De la même façon, ces gens mentent beaucoup, la plupart du temps sans s’en rendre compte ; ils mentent ainsi aux autres et se mentent à eux-mêmes. Ils sont à la fois des crédules et des sophistes ; ils sont à la fois la masse que l’on manœuvre et ceux qui dirigent la manœuvre : victimes, complices, mais aussi cadres dirigeants d’un seul et même système d’idéologie et d’organisation sociale (je devrais dire d’exploitation et d’oppression sociales). Inversement, il y a sans doute des gens de très basse condition sociale et culturelle à qui, pourtant, il est impossible ou très difficile de mentir, qu’il est impossible ou très difficile de tromper, des gens que les grandes falsifications officielles ou contre-officielles ne touchent point, des gens qu’on ne saurait convaincre que deux plus deux font cinq, pour citer une expression d’un autre ouvrage d’Ortega y Gasset : Autour de Galilée.
« L’homme qui se rétracte ainsi sur une seule question l’exagère, l’exacerbe et l’exaspère, il la fait sortir de ses gonds, c’est-à-dire de son lieu, il renonce à accepter authentiquement la vie comme elle est et, par une fiction intime que lui inspire son désespoir, il la réduit à un extrême, il s’installe en ce dernier et en fait un extrémisme. Et c’est à partir de lui qu’il combattra l’énormité de ce qui reste à l’homme, qu’il niera la science, la morale, l’ordre, la vérité, etc., etc. Or, cela semble assez discutable que cette position extrême, celle-là ou une autre, se puisse adopter de manière effectivement authentique – de la même façon qu’il est discutable qu’on puisse sincèrement penser que deux et deux font cinq. Nous ne sommes pas obligés de le croire, même s’il nous jure ses grands dieux qu’il est sincère, et même s’il se ferait tuer pour cela. L’homme se fait tuer de nombreuses fois pour soutenir sa propre fiction. L’homme a une capacité d’histrionisme qui confine à l’héroïsme. Mieux encore : il règne en certaines occasions un lieu commun d’héroïsme, non seulement verbal mais agissant, qui est la forme particulière de l’histrionisme dominant l’époque. »
José Ortega y Gasset, Autour de Galilée (1933)
http://classiques.uqac.ca/contemporains/Ortega_Jose_y_Gasset/Autour_de_Galilee/Autour_de_Galilee.pdf
À son époque, Ortega y Gasset voyait dans les deux vieux extrémismes (bolchevisme et nazisme) les deux plus grandes falsifications de la vie et de la pensée. De nos jours, c’est à la fois semblable et différent. Nous avons, je crois, trois extrémismes : une ultradroite métapolitique d’influenceurs nostalgiques des pires horreurs du passé, souvent catho-monarchiste, moralisatrice et inquisitoriale ; une extrême gauche mondialiste et wokiste hystérique, incohérente et ridicule, avec ses activistes lunaires à la Solveig Halloin que plus personne n’écoute, pas même ceux qui sont d’accord avec eux sur le fond ; mais aussi un extrême-centre d’enlisement, totalement et lugubrement immobiliste qui, aujourd’hui, a les pleins pouvoirs politiques, particulièrement bien incarné par la « macronie » en France.
Seulement voilà. Je voulais en venir à ce point. En l’espace de dix ans à peine, les jeunes d’aujourd’hui, ceux que j’ai par exemple devant moi au lycée, semblent de moins en moins perméables à ces trois démagogies toxiques, à ces trois grandes falsifications contemporaines.
Il y a quelques années, toute une jeunesse d’ultra-droite se réclamait de Soral et Dieudonné, en poussant des glapissements antisémites et complotistes jusque dans le tréfonds des dissertations de philosophie. J’ai l’impression que cette génération, aujourd’hui, en 2022, a été totalement liquidée. En un mot elle est morte. Non pas physiquement : elle est morte, tuée par le ridicule. La quenelle obligatoire et l’antisionisme de confort, ce refuge des cancres des années 2010, ne fait plus du tout recette, et en définitive, je préfère cela. J’ai pu mesurer à quel point cette jeunesse soi-disant lucide et conservatrice n’était qu’un repaire de tricheurs et de cossards.
Mais il y avait aussi l’autre jeunesse : celle des bobos et des bisounours, marquée à gauche, voire à l’extrême gauche ; d’ailleurs, la plupart du temps, moins agressive que la première, quoique plus naïve, plus facile à tromper encore. Là encore, cette génération a été liquidée. Après les attentats, le coronavirus, la guerre en Ukraine, les grandes pénuries, on a vu naître une jeunesse plus tragique, plus pessimiste, plus fataliste – mais nettement plus consciente, plus clairvoyante – comme si, depuis deux ou trois ans, les jeunes devenaient des sortes de stoïciens des temps post-modernes. Il y a dix ou vingt ans, les sujets sécuritaires ou identitaires étaient de véritables tabous. Aujourd’hui tout le monde en parle. La jeunesse de gauche s’est dégauchisée.
Quand au centre, je devrais dire l’extrême centre : il n’a jamais fait recette. Depuis que la « macronie » règne en France, je n’ai jamais perçu, vis-à-vis de ce système, que du mépris et de la dérision. La jeunesse, en un mot, ne s’y est jamais intéressée. Le centre, pour les jeunes comme pour la majorité de la population, c’est un extrémisme du vide, un immobilisme, une sorte de stagnation dans la décadence. Le centre n’intéresse pas la jeunesse, parce que, en un mot, il n’intéresse personne. Il ne fait recette qu’auprès des chasseurs de prébendes et des boomers égoïstes.
Comment comprendre alors la libération de la parole ? Même si la « macronie » est un avatar de la « hollandie », il faut bien comprendre que les temps ont changé, à mon avis de façon irréversible. En 2022, même les journalistes parlent ouvertement de sujets (insécurité, immigration, inversion des valeurs, faillite du droit-de-l’hommisme) qui, sous Hollande, étaient encore traités par la censure, l’autocensure ou la répression judiciaire. Sous Hollande, c’était le bisounoursisme obligatoire, façon « vous n’aurez pas ma haine », « padamalgam », « vivre-ensemble » ou encore « faut pas stigmatiser ». Aujourd’hui, même Cyril Hanouna prend le contre-pied de cette idéologie, ce qui lui vaut d’ailleurs les critiques acerbes de la presse bien-pensante, cette sénile et larmoyante survivance des temps anciens. Même à TPMP, on ose désormais parler de squatters, de tueurs et de voyous, et on ose (à juste titre) se payer la tête des gauchistes hystériques.
Il faut donc comprendre que la libération de la parole n’est pas une cause, mais un symptôme.
Si la parole se libère, ce n’est pas parce que Macron est plus sympa que Hollande, ce n’est pas parce que Macron aurait la louable intention de moins réprimer les mal-pensants. Si Macron avait été élu président le 15 mai 2012, il eût fait exactement la même chose que Hollande (et peut-être pire). Non. L’explication est ailleurs. Si la parole se libère, si la répression est mécaniquement moins forte, c’est qu’il n’est plus possible de faire autrement, c’est que les temps ont changé, c’est qu’il devient de plus en plus improbable de tromper les gens à coup de bisounoursisme, et notamment il est de plus en plus difficile de mentir à la jeunesse, comme au reste de la population. Bref : le système d’ultra-centre rentre dans une phase de désextrémisation : il n’arrive plus, objectivement, à persuader les gens que deux plus deux font cinq. Mais ce qu’on dit du système en place vaut également pour les fausses dissidences : l’ultragauche wokiste et l’ultradroite réactionnaire, qui, elles aussi, ont tenté de nous persuader que deux et deux font cinq.
Ce phénomène est indépendant de la régression du niveau scolaire proprement dit : orthographe, grammaire, conjugaison, culture générale, calcul, etc. Il est évident que, de nos jours, les jeunes (et les moins jeunes) ne maîtrisent plus très bien ce genre de choses. Du reste, certains en souffrent et ne se font aucune illusion sur leur propre compte ; et c’est normal, puisqu’il s’agit désormais d’une génération plus clairvoyante. Mais cela ne signifie pas que notre jeunesse soit composée d’imbéciles.
Au contraire. Je maintiens ma position de départ : l’actuelle jeune génération me semble plus intelligente, quoique moins instruite que les précédentes, la mienne y compris (j’ai 54 ans).
La clairvoyance ne fait pas tout, mais j’ose croire qu’elle est toujours préférable à l’aveuglement satisfait, voire au crétinisme arrogant. Donc : pour une fois, je suis un peu optimiste.
74 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON