Du temps où les complots existaient : La commission Church de 1975
En 1976, une commission spéciale du Sénat des États-Unis clôture ses travaux par la publication d'une série de rapports. Nommé d'après l'un de ses membres, le « Church commitee » vient d'achever un travail titanesque d'analyse de dizaines de milliers de documents, et a pratiqué plus de 800 interrogatoires. Le sujet : Les abus des services de renseignement des Etats-unis...
La situation politique des États-Unis en 1975 est surement la pire que le pays a connu depuis la guerre de sécession. Le Nord-Vietnam vient de remporter la guerre, qui, surtout depuis 1968, a été une source croissante de troubles intérieurs violents. Le scandale du Watergate a déshonoré la fonction présidentielle. Et une série de « lanceurs d'alertes » ont, depuis 1970, publié des documents internes à l'armée, la CIA, le FBI, l'IRS [fisc] et la NSA, montrant que des opérations d'espionnage et de manipulation ont été entreprises contre la population américaine, particulièrement les mouvements antiguerre. Redonner de la crédibilité aux institutions est urgent.
C'est ainsi que la commission, dont le nom complet est « United States Senate Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities », va chercher à éclaircir et rendre publique une partie des activités des agences de renseignement.
Bien qu'ils aient été largement censurés, au nom de la « sécurité » de la nation, les rapports de la commission sont certainement la plus grande masse d'information disponible sur les méthodes des agences de renseignements, et révèlent l'emprise tentaculaire de celles-ci sur la vie sociale et politique du pays. Un total de 14 documents sera rendu public, dont deux documents de synthèse, les livres I et II, le premier concernant les activités à l'étranger, le second les activités intérieures du pays. C'est de ce dernier dont il sera question dans la suite de l'article.
La commission a enquêté sur la structure, l'histoire, les activités et les politiques des principales agences de renseignement, afin de répondre à trois questions [1] :
- Ces agences ont-elles respecté la loi et les libertés des citoyens, garanties par la constitution ?
- Leurs activités ont-elles été motivées par l'intérêt national, et conformément aux idéaux de la nation ?
- Les procédures institutionnelles permettent-elles un contrôle approprié de ces agences ?
Dès les propos liminaires, le rapport [2] admet que la puissance de ces agences est immense, tout comme la variété de leurs activités. Et sans euphémisme aucun, il résume leur fonction : « Le renseignement est une nouvelle forme de pouvoir étatique pour réduire et détériorer les droits des citoyens » [3]. Le renseignement n'a plus comme priorité de nous défendre contre des menaces légitimes (agents étrangers, terroristes), mais viole la vie privée des citoyens, le droit de s'assembler, et la liberté d'expression politique [4]. Trois catégories d'activités ont été examinées :
- La collecte de renseignements, par infiltration d'informateurs, mises sous écoute et interception du courrier.
- La diffusion de documents et d'informations.
- Les actions destinées à perturber ou discréditer les individus ou organisations considérés comme « menace à l'ordre social ».[5]
Le rapport note le caractère totalitaire et criminel [6] de ces agissements, piteusement justifiés par des formules vague de « sécurité nationale » ou de lutter contre des « activités subversives » mal définies dans leur essence. Ainsi, toute action destinée à améliorer le sort des travailleurs est considérée « subversive » [7]. Et pour lutter contre ces activités, des méthodes comme briser les couples, perturber les réunions, dénigrer et ostraciser les individus dans leur cercle professionnel, ou attiser la violence entres des groupes « cibles », pouvant aller jusqu'au meurtre, ont été employées. Jusqu'au piratage de stations de radio pour diffuser des fausses informations...[8]
L'ampleur du fichage est vertigineuse, et profite déjà de l'informatisation. Le bureau central du FBI a ainsi 500 000 fiches, auxquelles s'additionnent d'innombrables fiches des bureaux locaux. Et les fiches peuvent citer plusieurs personnes, en particulier lorsqu'il s'agit de fiches d'organisations. La CIA dispose d'un index de 1 500 000 noms. Le renseignement militaire dispose d'au moins 100 000 fiches nominatives. L'IRS dispose de quelques dizaines de milliers de fiches. 23 000 personnes sont considérées « à enfermer » en cas de crise majeure par le FBI... [9]
Qui sont les personnes fichées ? Toute personne qui exerce une activité intellectuelle. De droite ou de gauche, pacifistes, mouvements d'émancipation « raciaux » ou féministes, promoteurs de style de vie alternatifs, mouvements religieux, écrivains, cinéastes... Toutes les organisations sont méticuleusement infiltrées et surveillées. Ainsi, la commission s'étonne d'avoir consulté des rapports détaillées sur des cercles de parole féminins, ou chaque personne présente est nommée, et ou chaque propos est rapporté avec son auteur. [10]. La méthode de collecte est qualifiée « d'aspirateur » (vaccum-cleaner), c'est-à-dire que l'espionnage est pratiqué sans distinction ou motif fondé, toutes les personnes visées sont considérées « coupables » jusqu’à avoir été reconnues « innocentes ».
Le mouvement du Dr. Martin Luther-King a été particulièrement visé. Suite à son fameux discours de 1963, « j'ai fait un rêve », le FBI qualifie le discours de « démagogique » [on dirait populiste de nos jours.] et son auteur de « plus dangereux leader noir dans le pays ». Le Dr. King doit être « retiré de son piédestal ». Dans un document de 1968, il doit plus simplement être « détruit », car il est vu comme un « messie » qui peut « unifier et motiver » les mouvements d'émancipation noirs.[11]
La manipulation de la presse est bien sûr un moyen de prédilection des agences. Le FBI se vante d'une politique de diffusion d'articles et de rumeurs, directement dans les médias, et de pouvoir censurer les articles qui vont contre son intérêt...[12]
Mais l'intoxication ne s'arrête pas aux médias. Les membres des institutions de l'état, des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, sont également alimentés en rapports, statistiques et faits truqués. Par exemple, bien que les rapports internes du FBI concluent que le mouvement du Dr. King à très peu de liens avec les militants communistes, son directeur n'hésitera pas à qualifier ces liens de « vitaux » devant une commission parlementaire. De même, les mouvements pacifistes contre la guerre au Viêtnam seront décrits comme « contrôlés par les communistes » dans un rapport remit au président Johnson, tandis qu'aucun élément tangible ne vient étayer cette assertion.[13]
Le rapport résume une activité fondamentale des agences de renseignement : « Empêcher la libre circulation des idées » [14].
Il ne s'agit là que d'un résumé de l'introduction, 20 pages du rapport qui en contient 400, je m’arrêterai là, le lecteur aura déjà assez de matériaux pour que je développe ma conclusion.
Quelle fut la postérité de cette enquête et de ses révélations ? Mis à part de redonner de la crédibilité aux institutions démocratiques un temps, rien. La CIA, prétextant que les révélations mettaient en danger la sécurité nationale et ses agents, en instrumentalisant l'affaire de l'assassinat d'un de ses chefs de poste en Grèce [15] fin 1975, réussira à éviter l'adoption de législations contraignantes. Certains journalistes ont d'ailleurs argumenter sur le fait que la commission avait été très « encadrée » par la CIA pour limiter les révélations sur la portée de sa main mise sur la presse, le cinéma et de manière générale, la vie politique et intellectuelle aux EU [16].
Les législations successives des années suivantes iront directement à l'encontre de l'esprit de la commission. Les agences auront de moins en moins de comptes à rendre, et une liberté d'action toujours croissante. On peut citer notamment le « Intelligence Identities Protection Act » de 1982, qui punit toute personne cherchant à déterminer l'appartenance d'un individu à une agence de renseignement, et plus lourdement encore quelqu’un qui révélerait le nom d'un agent. La politique de totale impunité culminera avec le fameux « Patriot Act » de 2001, encore renforcé par le « Foreign Intelligence Surveillance Act of 1978 Amendments Act of 2008 ».
Depuis les 45 ans qui nous séparent du « Church Committee », les moyens financiers, humains et surtout technologiques des agences n'ont jamais cesser de croître. Comme les moyens de contrôle et obligations de transparence et de respect de la loi n'ont jamais cessé de décroître. Ce qui laisse penser que les quelques révélations offertes par Assange, Snowden ou Manning sont bien peu de chose...
« Empêcher la libre circulation des idées » disait le rapport, mais il ne faut pas l'entendre comme une censure. Il s'agit de contrôler ce qui circulera et ce qui ne circulera pas. Ce qui pourra être compris, et ce qui sera ignoré des masses, parce que trop éloigné de leur univers culturel, celui-ci ayant été patiemment concocté, intégralement manipulé. « Hégémonie culturelle » disait Gramsci, qui devient progressivement aussi hégémonie psychologique, stade terminal (?) de la domination et de l'exploitation.
[1] INTELLIGENCE ACTIVITIES AND THE RIGHTS OF AMERICANS, BOOK II, FINAL REPORT p. VI
[2] p. VII
[3] p.2
[4] [5] p.1 et 2
[6] p.3
[7] p.4
[8] p.5, p.10, p.11
[9] p.6
[10] p.7
[11] p.11
[12] p.15 et 16
[13] [14] p.17
[15] Il s'agit de Richard Welch https://inteltoday.org/2020/12/23/on-this-day-cia-cos-richard-welch-is-assassinated-in-athens-december-23-1975-2020/
[16] Entre autre Carl Bernstein , « the Rolling Stone », 1977. Voir aussi John Stockwell ou Frank Morrow
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