Du temps qu’il gelait à pierre fendre
Où sont les neiges d'antan ? C'était un hiver comme en trouve que dans ses souvenirs : un froid glacial, et un ciel d'azur, le soleil étincelant sur les champs, et les branches des arbres ployant sous une neige lourde.
Nous enfants, le visage rouge, les yeux plissés à cause de la neige éblouissante, courions la campagne, avec des rêves de trappeurs et de cow boys, suivant des traces dans la neige, patinant sur les mares, essayant d'atteindre quelque corneille avec nos lances pierres.
Il nous arrivait, les jours sans école, de passer des après midi entières dans les champs et les bois, sans que nos parents s'inquiètent de notre absence. La campagne toute entière - champs, forêt, étangs, rivière - était notre terrain de jeu, où le temps et l'espace changeaient de dimensions, nous entraînant au fin fond de la Sibérie, ou dans les forêts du Canada…
C'était donc un ce ces matins d'hiver radieux, nous nous étions retrouvés avec deux camarades, et partions à la poursuite de nos rêves de gosses dans les vergers transis et les rues enneigées du village, à la recherche de l'inspiration, d'une occupation, si possible une bêtise.
Les villageois étaient peu nombreux dans les rues : un paysan sortait le fumier tout fumant d'une étable, un autre pelletait la neige pour dégager l'entrée de la maison, une paysanne rentrait du bois dans sa brouette, le bouilleur de cru, sous sa bicoque odorante, montait sa chaudière en pression dans un nuage de vapeur, pour cuire le marc et en extraire la précieuse eau de vie… Le marteau du maréchal ferrant s'entendait de loin, tombant en cadence sur l'enclume, forgeant quelque soc, des fers, ou tout autre outil en prévision du retour des beaux jours, et des travaux de la terre.
En arrivant près d'une maisonnette, on voit une petite vieille - à l'époque, pour nos yeux d'enfants, une femme était sans doute vieille à partir de quarante ans - mettre son édredon à la fenêtre et aérer la chambre, puis on la voit sortir avec deux pots de chambre, qu'elle va vider dans un massif qui a du contenir des fleurs à la belle saison, puis les retourner chacun sur un piquet de la clôture qui délimite le jardinet, devant sa maison.
Sans savoir pourquoi, ni ce que l'on peut tirer de la situation, la vue des pots de chambre nous inspire et nous met en joie ; chacun de nous sent qu'il y à matière à s'amuser, et nous nous postons, en cachette, de l'autre côté de la route, à bonne distance des pots qui s'égouttent.
Assez vite chacun de nous sort son "tire balles", et puise au fond de la poche, quelques beaux cailloux choisis, que nous prenons soin d'emmener dans toutes nos escapades, toujours prêts à exercer notre adresse sur des cibles diverses, animaux, panneaux de signalisation, parfois même quelques vitres, etc.
Là l'occasion est trop belle : deux cibles de taille raisonnable s'offrent à nous ; assez vite, au bout de quelques tentatives, un de mes acolytes, atteint un des récipients, et le fait tinter, une autre pierre mieux ajustée le fait voler en éclats, encore quelques tirs et, victoire son voisin dégringole aussi de son perchoir en trois morceaux. Les deux objectifs ont été anéantis, la mission est remplie ; nous sommes aussi fiers qu'un commando en retour d'opération...
Hilares, nous restons à couvert car le plus jubilatoire est bien sûr d'assister à la réaction de la dame quand elle découvrira notre forfait.
Elle ne tarde pas à revenir au bout de quelques minutes pour récupérer ses deux vases de nuit, la voisine est sortie également de sa maison, elle est en train de jeter quelques poignées de gros sel sur le seuil de sa maison pour essayer de faire fondre le verglas.
Les deux femmes devisent sur le froid glacial de la journée et ce vent du nord qui mord et qui rougit les trognes.
_"je crois bien qu'il fait encore plus froid qu'hier" dit la première,
_"je pense bien" dit la seconde
"C'est la première fois que je vois ça, il gèle si fort que ça a en fait péter mes pots de chambre…"
Nous nous esquivons discrètement, tordus de rire, pour aller savourer notre victoire et ce haut fait de guerre, qui demain, aura sûrement fait le tour du village et fera l'essentiel des discussions dans la cour de l'école.
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