Écho des manades
Dans la culture du sud de la France, et plus précisément dans le delta du Rhône, une manade ce n'est pas rien.
Un manadier est propriétaire d'une manade : un troupeau, un site ; mais tous les troupeaux et tous les sites ne se ressemblent pas ! (1)
Mr. Nicollin, par exemple, avec tous les millions qu'il a gagnés en ramassant nos ordures et en n'honorant pas tous ses engagements de recyclage, a acheté la plus prestigieuse.
Une manade prestigieuse, c'est une lignée de taureaux qui gagnent régulièrement les courses libres dans les arènes !
Mr Nicollin ne sait pas monter à cheval, et le cheval de Troie ne suffirait pas pour le porter ! Il ne connait rien aux toros mais sa petite manade lyonnaise ne suffisait pas à rehausser sa renommée.
Aussi, celle de Jean Lafont lui parut-elle à la hauteur de ses ambitions. Il y a gardé un des meilleurs bayle-gardians du moment, éminence grise, gestionnaire, éleveur de génie et connaisseur amoureux des taureaux.
Beaucoup de manades appartiennent à des notables et sont gérées par le bayle.( prononcez « baï »)
D'autres manades, moins illustres n'ont que leur manadier-éleveur et les gardians bénévoles.
Les sources de revenus des manadiers ne sont pas l'élevage : hormis quelques subventions et quelques bêtes vendues en boucherie, le manadier gagne, très mal, sa vie avec les fêtes au village : encierro, abrivado/ bandido, et ferrades sur le site : on dit « en pays ». Pour ceux qui possèdent les plus belles lignées de taureaux, des sorties, plus ou moins fréquentes, pour les courses libres ( dite camarguaises aujourd'hui), dans les arènes locales. Chaque village ou presque a ses arènes.
La bouvine est un monde riche de traditions et de passion et le travail avec les taureaux est riche d'activités variées ; je ne saurai sans doute vous en donner qu'un maigre aperçu.
Les soins.
Il est inutile de rêver soigner une vache sauvage.( je dis « vache » pour tous, toros et veaux : anouble qui a un an, doublen qui en a deux, ternen, qui en a trois, quatren !).
(Dans le vocabulaire, « toro » en Camargue est un emprunt, pas dénué d'ironie ! Ici, on dit « biou » ; sa prononciation est plus proche de « bio », avec néanmoins un « o » long, légèrement diphtongué en « ou ».)
Cela ne relève ni d'une tradition ni d'un précepte mais de l'expérience que, si on la tente, on ne la renouvelle pas.
On peut isoler une vache blessée ; on peut, difficilement, la faire passer chaque jour dans le toril pour tâcher de la soigner, mais une fois guérie, une fois relâchée dans le troupeau, elle se fera tuer. C'est sans exception : les ruminants n'aiment rien moins que les affaiblis qui sont une menace pour le troupeau ; cela est ancré dans leur gènes et nous n'y pouvons rien.
Sauf à transformer les vaches sauvages en vaches laitières ! Comme ce qui a été forcément fait au début de l'élevage.
Selon les manades, les vaches ont plus ou moins d'espace pour circuler ( une manade désigne le troupeau mais aussi le site des installations).
Chez nous, elles avaient plus de trois cents hectares en quatre parcs ; mais à cause de leur nombre et de l'herbe rare en certaines saisons, il fallait arriber ( c'est à dire nourrir).
Et en période sèche, il faut les abreuver.
Ces deux tâches représentent le plus gros du travail au quotidien.
Et puis faire les clôtures, bien sûr, les réparer : les chasseurs n'aiment rien tant que détruire les clôtures des éleveurs. C'est inné chez eux : l'éleveur et le chasseur : il n'y a pas pires ennemis !
Les clôtures pour les taureaux sauvages ? 3 rangs de barbelés, un piquet tous les 80 centimètres !
D'autres soins dans l 'élevage, mais qui sont en réalité une épreuve pour des bêtes qui ne souffrent pas d'être à proximité de l'homme, qui subissent un stress :
Chaque année, prophylaxie ! Leucose, brucellose, tuberculose.
Et chaque année une ou deux autres maladies découvertes à droite ou à gauche, chez les moutons d' Alsace, chez les bovins captifs !
Bruxelles en impose donc la recherche systématique.
Le rendez-vous est imposé ; pas moyen de s'y soustraire : la seule fois où nous avons demandé un report ( impossible d'avoir ce jour de semaine les gardians bénévoles qui travaillent tous ailleurs !) la réponse fut radicale : suppression des subventions, amendes et la journée reportée nous a fourni tous les contrôleurs que notre département comportait !
Vous avez intérêt ce jour-là à avoir toutes les bêtes sous la main ! Si un veau manque ( et c'est fréquent !) : amende ! Or, quand vos bestioles ont quelque chose comme cent quatre vingt hectares pour baguenauder, il n'est pas toujours aisé de les rassembler toutes. Mais les lois sont faites à Bruxelles pour les élevages courants, c'est-à-dire pour les vaches à viande ou les vaches laitières. Les camarguais sont peau de zébi dans tout ce cirque ! Aucune dérogation pour ces primitifs.
Le jour de reconduction arriva. Il avait plu des seaux comme il pleut en automne, en climat méditerranéen ; le clos de tri n'était que boue, plus aucune trace d'aucune herbe ! Les chevaux, embourbés jusqu'au boulet galopaient au ralenti ; les vaches, elles-mêmes traînaient. Les hommes avaient comme un sentiment de drame, d'injustice et de désolation.
Mais le travail se fit, dix par dix dans le couloir de contention, le vétérinaire piquait l'aiguille sous la queue du bovin, tenue levée par le manadier. Chacun était à sa place, les numéros étaient notés, les portails ouverts ou fermés ; les chevaux attendaient la prochaine fournée, attachés à la barre !!
Il ne resta qu'un veau, un veau qui avait passé à travers les mailles du filet des chevaux. Seul dans le pré, anxieux, il espérait sa mère sans doute déjà repartie dans les parcs.
La commandante contrôleuse- et là, toutes les féministes seront contente de voir que les femmes aussi « en ont », exigea, contre l'avis du vétérinaire qui affirmait à juste titre, que les veaux sous la mère ne sont pas passibles de prise de sang ! exigea donc qu'on allât le chercher.
À pied nous y allâmes ; à pieds nous l'attrapâmes, à pied, plein de boue jusque plus haut que le genou, nous le présentâmes !
Ces expériences sont très formatrices de rebelles !
La journée de prophylaxie est redoutée, éprouvante, et elle coûte cher : les honoraires du vétérinaire qui vient faire les prises de sang, les frais de laboratoire. Les manadiers, unis en syndicats d'éleveurs, payent une cotisation annuelle ; le syndicat, en échange, paye une partie des frais.
Aussi, Bruxelles impose les médailles dans les oreilles ; à l'origine, de discrets bijoux en laiton ; mais difficile à lire pour les contrôleurs : aujourd'hui, nos vaches sauvages ont dans l'oreille un grand morceau de plastique orange- comme les brebis et les vaches laitières- avec leur numéro, inscrit dans les registres.
Il faut à leur avis, qu'au bout d'une semaine, le veau soit médaillé !
Et il y en a qui s'y plie.
Quand un superbe taureau « gagne » le « Biou d'or », le spectacle est beaucoup plus beau quand il a les oreilles oranges !
Mise à part cette corvée obligatoire, soigner les vaches sauvages consiste juste à les laisser vivre dans des espaces les plus grands possibles et veiller à ce qu'elle aient à boire et à manger.
La vache sauvage met bas toute seule et il n'y a jamais aucun problème. Le veau qu'elle met au monde est plus beau que tout !
Petites photos à ma façon :
« J'étais venue seule pour arriber les taureaux dans ce parc aux limites invisibles dont le sommet, que je choisissais pour distribuer le foin, offrait une vue que rien n'arrêtait.
Médard, à l'abri d'un buisson peu touffu de cade, me regarda après qu'il eut enfourné une bouchée d'herbe sèche. Le printemps était là et chaque jour, en parcourant les parcs, j'en admirais les miracles.
Médard me regarde, une gerbe de foin dans la bouche, je ne vois que sa tête et ses épaules,il s'arrête de mâcher, m'observe, il sait que je ne suis pas un danger mais il n'en est pas très sûr ; nous avons ce rôle ambigu d'être les bienfaiteurs en même temps que les ennemis.
La trahison est notre lot, la méfiance leur parade.
« je ne suis pas ton ennemie » lui dis-je tout bas.
Je quittais mes bêtes à regret avec, comme seule consolation, de les revoir demain. Une douloureuse conscience que je dérangeais, cependant que mon intrusion était le prix à payer pour mon regard, ma mémoire et mon amour. »
« Allongée sous le figuier dont j'avais mangé les derniers fruits, la tête entre les mains, je lisais un polard ; quand mes bras étaient ankylosés, je me levais et allais vérifier le niveau d'eau.
Quand j'arrivais, chaque jour à peu près à la même heure, ils m'attendaient. Le tuyau, branché directement à la source, débitait peu et je commençais par le faire couler dans les baignoires et les petits bacs pour que les premiers pussent boire ; le Tau, d'abord, qui acceptait à ses côtés une ou deux de ses vaches favorites, puis venaient les grands mâles qui eux ne toléraient aucune concurrence, ensuite les vaches dominantes ; les jeunes et les anoubles attendaient patiemment leur tour. Je ne me lassais pas de voir leur joli nez se plisser et se retrousser pendant qu'elles aspiraient l'eau fraîche, silencieuses, calmes quand j'arrivais à l'heure et qu'elles n'étaient pas trop assoiffées. Si pour une raison ou une autre j'avais un peu de retard, c'était la cohue et je décelais les caractères et percevais la structure hiérarchique du groupe dans leur manière de chasser l'un ou de s'effacer pour le laisser passer devant. Les plus jeunes et les plus farouches étaient sur le qui-vive et buvaient, anxieuses, déguerpissaient au moindre mouvement tandis que d'autres, plus sages ou plus patientes, restaient sous les arbres et ne s'approchaient que lorsque le plus gros du troupeau était rassasié.
Elles m'acceptaient, si proche mais reculaient quand je changeais le tuyau de place pour revenir aussitôt ; le moindre geste brusque était pour elle un danger potentiel.
Leur mufle luisant, leurs yeux qui se fermaient du bonheur de s'abreuver me donnait l'irrésistible envie de les caresser cependant que ce geste était interdit, et cet impossible me les rendait encore plus chères.
Quand je sentais que je gênais, je retournais à mon livre. Depuis ma lecture, j'entendais leurs pas furtifs ou leurs bousculades et si un bruit semblait rompre le cours normal des choses, je me levais à nouveau.... ».
« … Le cri de la vache est grave, elle laisse sortir l'air de sa gorge ; elle appelle son petit ou attend une réponse qui la guide vers le troupeau.
Le cri du mâle est aigu, il bloque l'air dans sa gorge et le fait résonner dans toute sa tête, il est déchirant, traverse les vallées, il appelle ses congénères et dit l'anxiété de sa solitude.
Le feulement du tau adressé à la vache qu'il courtise est d'une profondeur qui vous fait tressaillir ; c'est de la tendresse pure, une plainte, une quête ; il souffle et accompagne sa femelle, la mordille, la lèche au cou et la suit jusqu'à ce qu'elle veuille : il n'y a rien de plus féminin que la virilité d'un taureau. ».
-
note : je n'ai jamais été propriétaire d'une manade ! Je possédais juste une vache offerte pour mon anniversaire, et je possède mon cheval ; ce qui ne m'a pas empêchée d'exercer ce métier, en collaboration avec le manadier propriétaire.
-
Vocabulaire :
encierro : lâcher de taureaux emboulés sur une place ou dans les rues d'un village fermées par d'énormes grilles solides !
Abrivado : action de conduire des taureaux encadrés par des hommes à cheval, des lieux de pâtures vers un village en fête.
Aujourd'hui, de manière plus artificielle, dans ce village en fête, lâcher de taureaux d'un camion à un autre situé plus loin. Le jeu consiste, pour les amateurs, à attraper le taureau et à le faire fuir. Les gardians alors partent à sa poursuite.
Bandido : Chemin inverse de l'abrivado, souvent, avec un seul taureau à la fois.
Emboulés : au bout des cornes, on visse un « emboulage » en métal léger pour rendre les cornes du taureau moins dangereuses.
19 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON