Encore un effort, citoyen Ruffin !
Lettre ouverte à François Ruffin sur le racisme et la convergence des luttes
Cher concitoyen,
J’espère que tu ne m’en voudras pas si je te tutoie. N’y vois là aucun manque de respect. D’habitude, je m’abstiens de toute familiarité avec les gens que je ne connais pas personnellement, mais je sais que tu adhères comme moi aux idées révolutionnaires de liberté, d’égalité et de fraternité. Ne vois donc pas dans cette lettre une attaque ni une prétentieuse leçon, mais une interpellation amicale.
J’ai d’ailleurs de très bonnes raisons de te considérer comme un ami. J’ai apprécié tes enquêtes à Là-bas si j’y suis et au Monde diplomatique. J’ai adoré Merci patron ! Je crois savoir que tu fais un travail remarquable comme rédacteur en chef de Fakir et comme député. Enfin, je sais que tu as joué un rôle non négligeable dans deux mouvements sociaux au moins, et c’est en grande partie à cause de toi que j’étais présent samedi dernier à la « Fête à Macron ».
Je pourrais encore continuer mes compliments un petit moment, mais tu finirais par prendre ça pour de l’ironie, pour de l’idolâtrie ou pour une forme de drague. J’en viens donc à l’objet principal de cette lettre, à savoir la convergence des luttes. Il y a quelques jours, j’ai écouté l’entretien que tu as accordé à Mediapart le mois dernier. On y voit un extrait d’une conférence donnée à Marseille, où tu rappelles qu’une certaine gauche a jadis trahi le cœur de son électorat, à savoir les catégories populaires, qu’elle a abreuvées de son mépris de classe. Comme Michéa – dont tu as visiblement lu L’empire du moindre mal – tu vois dans la sortie en 1975 de Dupont-Lajoie, d’Yves Boisset, le symbole de ce retournement politique. Ce film, qui stigmatise le Français moyen à travers des personnages vulgaires, abjects et racistes, est le symptôme d’un racisme social d’une partie de la gauche.
Dans la suite de l’entretien, un journaliste te demande pourquoi tu sembles moins à l’aise pour parler du racisme tout court. La réponse que tu donnes est assez complexe. Tu dis, entre autres choses, que la question sociale est pour toi dominante par rapport à la question raciale. Mais cela ne t’empêche pas, ajoutes-tu, de combattre le racisme, en expliquant aux ouvriers de Whirlpool que la source de leurs problèmes n’est pas à chercher du côté des migrants, des Arabes ou des « assistés », mais du côté d’un patron américain qu’ils n’ont jamais vu et dont ils ne connaissent peut-être même pas le nom.
J’aimerais m’attarder sur le rapport complexe qui existe entre les injustices économiques et le racisme. Il me semble que tu commets une erreur en voulant établir une hiérarchie entre ces deux scandales. Les questions sociétales et la question sociale sont étroitement liées, tout en étant irréductibles les unes aux autres.
Si on prétend lutter contre le racisme sans réduire les inégalités de richesses, on est à peu près sûr de manquer son but. Les personnes victimes de discriminations racistes, en effet, sont très souvent issues de milieux populaires. Sans une révolution, ou du moins une réforme profonde du système économique, ces personnes ne peuvent que rester enfoncées dans la pauvreté et la précarité. Et comme les inégalités sociales tendent à se reproduire de génération en génération, les enfants de ces personnes se retrouveront toujours défavorisées. Même si quelques personnes issues des « minorités visibles » sont intégrées dans les « élites » politiques, économiques ou médiatiques, la grande majorité des non-Blancs restera en bas de l’échelle sociale, et cela d’autant plus qu’elle subit des discriminations à l’embauche et au logement.
Le véritable antiracisme ne peut donc faire l’économie d’un combat plus global pour la justice sociale. Mais la réciproque est tout aussi vraie : on ne pourra pas lutter efficacement contre les inégalités sociales sans prendre très au sérieux les problèmes de racisme et de xénophobie. Comme tu as pu le constater toi-même, le racisme est très utile à l’oligarchie, car il divise les masses opprimées. Lutter contre ce fléau, ce n’est donc pas se détourner de la question sociale ni de l’anticapitalisme. Bien au contraire !
Il serait d’ailleurs illusoire de prétendre s’attirer les victimes de discriminations racistes en leur tenant un discours purement économique. « Certes, c’est dégueulasse, toutes les injustices que tu subis. Mais bon, le vrai problème n’est pas là. Ce qui compte, vois-tu, c’est la lutte des classes dominées contre la dictature du Capital. » Il suffit d’avoir un peu d’empathie pour s’en rendre compte : un tel propos ne peut que rebuter ceux qui souffrent du racisme.
Si on veut rater la convergence des luttes, on a tout intérêt à les hiérarchiser, à marginaliser ce qu’on appelait jadis les « fronts secondaires » (lutte contre le racisme ou le sexisme, par exemple). Si on veut au contraire réussir cette « coagulation » qui fait tant peur au gouvernement, on doit reconnaître les liens entre les différentes luttes pour la justice sans pour autant nier leurs spécificités ni en privilégier aucune. En ce qui concerne les « quartiers » – c’est-à-dire les quartiers populaires comprenant une forte proportion d’étrangers ou de gens considérés comme tels à cause du racisme – on a tout intérêt à écouter les conseils de la sociologue Nacira Guenis-Souilamas. Dans cette émission, à la 24ème minute, elle explique qu’on n’arrivera à rien en appelant les gens des quartiers à rejoindre le mouvement social. En revanche, on aura quelques chances de réussir un rapprochement si on va les voir et qu’on leur demande ce qu’ils veulent.
À ce sujet, je me demande si tu n’as pas manqué une occasion en septembre 2017. D’après cet article paru dans Politis, tu as été interpellé lors d’une réunion publique à propos d’Adama Traoré. Il t’a été demandé de « relayer à l’Assemblée nationale les nombreuses questions sur les circonstances de la mort du jeune homme et sur l’attitude de l’État ». Tu as alors répondu : « Je ne vais pas me positionner avant d’être intimement convaincu. En toute matière, je mène l’enquête d’abord. Pour que je porte avec force des dossiers, il faut que je sois animé d’une conviction puissante et intime. » Puis, tu t’es engagé auprès de la famille Traoré à la recevoir afin qu’elle t’apporte les preuves nécessaires à ton enquête.
En un sens, ta prudence t’honore. Et je n’écris pas cela ironiquement, contrairement au journaliste de Politis. Je n’ignore pas que tu es un journaliste consciencieux, et que tu es prêt à t’engager à fond pour une cause que tu considères comme juste. Tu l’as d’ailleurs montré à propos d’un autre jeune Noir de France, Hector Loubota.
D’un autre côté, je ne suis pas sûr qu’il faille être « animé d’une conviction puissante et intime » pour vouloir que toute la lumière soit faite sur la mort d’Adama Traoré : il suffit d’avoir de sérieuses raisons de douter de la parole des gendarmes impliqués dans l’affaire et du procureur de la République Yves Jannier. Or, ces raisons existent, comme le rappellent ce billet d’Éric Fassin et cet article de Libération.
Cette affaire Adama Traoré me fait beaucoup penser à l’affaire Dreyfus. Il nous manque un nouveau Zola, et ce pourrait être toi. Voici ce que dit un article de Wikipedia consacré à l’engagement de Zola durant l’affaire Dreyfus : « Le romancier a été étranger à l'affaire Dreyfus de ses origines à la fin de l'année 1897. Approché par Bernard Lazare dès 1895, il pense que le dossier est trop solide contre Dreyfus pour être remis en cause. Il est vrai que le verdict, rendu à l'unanimité des sept juges du premier Conseil de Guerre de Paris, a emporté la conviction de nombreux progressistes, jusque-là sceptiques. Les campagnes de haine antisémite, qui se déclenchent à l'occasion de révélations sur l'Affaire dans la presse en révélant l'innocence de Dreyfus, incitent Émile Zola à intervenir en faveur des Juifs. Aussi, en mai 1896, Zola publie-t-il un article intitulé Pour les juifs, dans lequel il stigmatise le climat « indigne de la France » qui s'installe depuis trois ans, attisé par une presse complaisante. »
Peut-être écrira-t-on un jour ces quelques lignes, dans la fiche Wikipedia qui t’est consacrée : « Le journaliste et député est resté à l’écart de l’affaire Adama Traoré entre 2016 et 2018. Approché en septembre 2017 par Assa Traoré, la sœur du défunt, il déclare qu’il lui faut mener une enquête au sujet de l’affaire, de manière à acquérir à ce sujet l’intime et puissante conviction dont il a besoin pour porter ce dossier avec force. Puis, il prend conscience que l’affaire Adama Traoré n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il découvre qu’il y a, sinon un racisme d’État, du moins un racisme trop souvent impuni de la part de représentants de l’État. Sans être absolument convaincu qu’Adama Traoré a été victime d’un crime, il considère qu’il y a d’importantes zones d’ombre dans ce dossier. Dès lors, il prend publiquement la parole pour réclamer que toute la lumière soit faite sur cette affaire et sur les autres affaires comparables. »
Car, malheureusement, l’histoire d’Adama Traoré est loin d’être un cas isolé. Déjà, en 2011, Amnesty International publiait un rapport intitulé : « Notre vie est en suspens ». Les familles des personnes mortes aux mains de la police attendent que justice soit faite.
De ce rapport, je cite deux extraits qui me semblent particulièrement significatifs.
« Amnesty International dénonce depuis de nombreuses années des cas de violations des droits humains commises par des responsables de l’application des lois en France, notamment des homicides illégaux et des cas de torture et d'autres traitements cruels, inhumains et dégradants (mauvais traitements). En 2005, l’organisation a publié le rapport France. Pour une véritable justice (index AI : EUR 21/001/2005), qui constatait l’existence d’un phénomène d’impunité de fait pour les responsables de l’application des lois qui commettent de telles violations, dans un contexte où la police, le ministère public et les juges se montrent peu enclins à enquêter de manière approfondie sur ces atteintes et à en poursuivre les auteurs présumés. »
« Les cinq cas dont il est question dans ce rapport concernent des personnes issues des minorités dites « visibles » : un Français d’origine sénégalaise et quatre étrangers (un Malien, un Tunisien, un Algérien et un Marocain). Si les victimes de violations des droits humains commises par des policiers appartiennent à plusieurs tranches d’âge, ne viennent pas toutes du même milieu social et sont de nationalité différente, l’immense majorité des cas signalés à l’attention d’Amnesty International concernent des personnes issues de ces minorités « visibles ». Malgré les recommandations à cet égard émises par des organes internationaux de défense des droits humains, il n’existe pas de statistiques officielles sur l'origine ethnique de la population en France, ni de données ventilées concernant les interventions de la police. Toutefois, dans un grand nombre des cas sur lesquels Amnesty International s'est penchée, il a été question d'un comportement discriminatoire des agents de la force publique vis-à-vis des personnes appartenant aux minorités « visibles ». »
Je ne sais pas si tu es comme moi, cher concitoyen, mais j’ai l’impression que ces quelques lignes apportent un éclairage précieux. Elles permettent de comprendre pourquoi l’affaire Adama Traoré n’est pas simplement une « bavure », un « fait divers ». Elle illustre la présence d’une violence raciste, effroyablement banale, au sein de la police, de la justice, mais aussi au plus haut sommet de l’État, étant donné que la police et la justice ne sont jamais totalement indépendantes du pouvoir politique. Voilà qui, j’en suis sûr, devrait faire réfléchir un député intelligent et honnête tel que toi.
Salut et fraternité !
Jordi Grau
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