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Accueil du site > Tribune Libre > 2. Exploiter sans entraves

2. Exploiter sans entraves

En empruntant le titre De défaite en défaite jusqu’à la victoire finale à un jésuite adepte de la « théologie de la libération » des années soixante en Amérique Latine, je me disais qu’il y a trente ans, dans les sierras, personne n’aurait pensé que les enjeux du début du troisième millénaire tourneraient autour de la notion de l’Etat de Droit. Que les actions et le mode de vie déviants identifieraient non plus les classes dangereuses et les damnés de la terre, mais les plus hautes sphères de l’élite financière et politique. Que les maîtres à penser des contestataires du vingt et unième siècle ne seraient pas des théoriciens marxistes, mais des juristes comme Tarde, des économistes keynésiens comme Stiglitz, des philosophes comme Habermas. Que « Un, deux, trois Vietnam » serait remplacé par la formule un tantinet vieillotte Mo = L1 (Y) + L2 (i).

Il existe cependant un slogan soixante-huitard qui, chemin faisant, mutant, est devenu l’emblème même de la superstructure dominante d’aujourd’hui : jouir sans entraves. Sauf que, cette jouissance autiste et solitaire, se fait aux dépends de l’ensemble de l’humanité et sur le dos de l’œcoumène, notre terre. En effet, si gouverner c’est prévoir, plus personne n’est gouverné. Dans le film de Stanley Kramer Un monde fou fou fou (1963) que l’on pourrait considérer comme une critique féroce d’un monde emporté par la gloutonnerie, à la question qui pilote l’avion, la réponse est claire et nette : personne. Vouloir tout et tout de suite implique l’égoïsme d’un collectionneur, le cynisme d’un armateur, l’obsession d’un opérateur financier, la peur d’un roi Ubu, les certitudes inébranlables d’une chancelière. Contrairement aux idées reçues, les gouvernants d’aujourd’hui font fi de l’Histoire (dixit l’ex chancelier Helmut Schmidt) ; fi de l’expérience (il suffit de lire les rapports annuels de la Banque Mondiale pour comprendre à quel point les formules du FMI sont irréalistes et néfastes) ; fi de la géopolitique et de la politique tout court (il suffit d’observer la dégradation de l’image de l’UE chez ses administrés et ses voisins) ; fi de l’anticipation (pas besoin d’exemples, leur bateau ivre allant droit au cœur du cyclone) ; fi enfin des problèmes universels majeurs du futur pointant leur nez et que l’on regarde paralysé comme la chèvre regarde le cobra.

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Un monde fou fou fou (1963)

En suivant les pourparlers de la Troïka avec le gouvernement grec portant sur des économies de onze milliards, condition d’airain pour accéder à une nouvelle tranche du prêt décidé il y a six mois, on se dit aussi que cette technostructure dirigeante fait fi de la souffrance, du désespoir des citoyens qui devront, hâtivement, sortir de leurs poches déjà vides ces onze milliards, puisque personne ne songe à les exiger à ceux qui ont les poches pleines. Gouverner serait donc synonyme d’emprunter ? C’est cela l’horizon final de la pensée politique ? Où sont donc passés les grands espaces, les ambitions, la vision ?

Ainsi, si aujourd’hui, gouverner c’est exploiter sans entraves, comment créer les entraves ? On revient ainsi à la notion même de l’Etat de droit, que les citoyens devraient exiger envers et contre tous, et surtout de nos gouvernants et non pas sombrer dans vivre c’est sauve qui peut ou, pire, devenir des acteurs de leur propre déchéance. 

Puisque l’Etat visionnaire a cessé d’exister, anticipons (ou plutôt exposons) ce qui est en train d’advenir : la criminalisation de la finance et du politique (son autisme et la paupérisation des services régaliens) engendre, en ce moment même, le basculement de pans entiers de la société civile vers l’économie souterraine et sublime des actions déviantes en son sein. La mafia italienne était déjà là et semble ravie. Des mafias, aux anti discours moyenâgeux mais redistributrices palliant aux économies budgétaires de l’Etat, naissent partout en Europe nourries par la déchéance et le désespoir des citoyens. Tout comme le radicalisme violent, les mouvements d’extrême-droite, les mouvements d’autonomistes, radicaux, nationalistes, qui envisagent désormais le retour sur soi, l’exclusion et trouvant des relais aux l’éloges – littéraires ! – d’Anders Breivic et aux diatribes malsaines des élus frappés par le tropisme méditerranéen d’autres temps. (Un temps où il y avait encore le service militaire).

Les opérateurs financiers, conscients de l’humeur ambiante s’y mettent aussi : Ne revivez pas le cauchemar
de l'été 2011 : 100%, 70%, 44%, 102% : voilà les gains que mes clients ont réalisés même pendant le Krach ! Voilà ce que l’on lit chez les courtiers financiers ayant pignon sur rue. En d’autres termes : soyez sans merci, profitez de la crise, enrichissez-vous à la manière de Goldman Sachs. Perdez toute pudeur, chassez toute contrainte (en commençant par celle de votre propre morale).

Déçus par le politique, effrayés par la montée des périls (réels ou imaginaires), les citoyens se lancent dans la contestation et la défense des acquis, s’éparpillent, critiquent tout détail de cette machinerie, s’offusquent des scandales et des injustices, eux aussi happés par l’urgence de ces nouvelles contraintes et des ultimatums successifs. Mais ils peinent à imaginer dans la durée, comment mettre en place les entraves nécessaires à la jouissance des puissants, désormais modèle de gouvernance hégémonique.

 

A suivre. 


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10 réactions à cet article    


  • Leo Le Sage 3 septembre 2012 12:13

    @AUTEUR/Michel Koutouzis

    Vous dites : "je me disais qu’il y a trente ans, dans les sierras, personne n’aurait pensé que les enjeux du début du troisième millénaire tourneraient autour de la notion de l’Etat de Droit" [...]
    Effectivement...
    Qui aurait pu penser qu’il y aurait une régression de par le monde... ?

    Vous dites : "Que les actions et le mode de vie déviants identifieraient non plus les classes dangereuses et les damnés de la terre, mais les plus hautes sphères de l’élite financière et politique" [...]
    Hélas oui. A qui le dites vous ...

    Vous dites : « Contrairement aux idées reçues, les gouvernants d’aujourd’hui font fi de l’Histoire » [...] « fi de l’expérience » [...] « fi de l’anticipation » [...]
    C’est en tout cas l’impression qu’ils me donnent...

    Vous dites : « fi de la géopolitique et de la politique tout court » [...]
    Pas tout à fait : tout dépend des pays. Aux USA ils y a bien une partie non négligeable qui pense loin...
    Chez les Chinois pareil...
    Dans certains pays scandinaves ont tente de prévoir aussi...
    Je crois que les Canadiens font beaucoup de recherche dans le domaine sociétal en général...

    Vous dites : « fi enfin des problèmes universels majeurs du futur » [...]
    Si pour l’anticipation la majorité ne fait rien, la Chine a déjà fait des expériences dans le domaine des attaques informatiques.
    Pour les problèmes universels, je pense que la Chine tente d’y remédier non sans mal car ils ont leur propres problèmes internes à résoudre...

    Vous dites : « Gouverner serait donc synonyme d’emprunter ? » [...]
    J’en ai bien peur...
    « C’est cela l’horizon final de la pensée politique ? Où sont donc passés les grands espaces, les ambitions, la vision ? »
    Bonne question ...

    Vous dites : "la criminalisation de la finance et du politique (son autisme et la paupérisation des services régaliens) engendre, en ce moment même, le basculement de pans entiers de la société civile vers l’économie souterraine et sublime des actions déviantes en son sein"
    EXACTEMENT ...

    Vous dites : "Tout comme le radicalisme violent, les mouvements d’extrême-droite, les mouvements d’autonomistes, radicaux, nationalistes, qui envisagent désormais le retour sur soi, l’exclusion et trouvant des relais aux l’éloges – littéraires ! – d’Anders Breivic et aux diatribes malsaines" [...]
     smiley smiley smiley smiley smiley smiley
    Pardonnez mon rire c’est nerveux ! smiley

    Vous dites : "Déçus par le politique, effrayés par la montée des périls (réels ou imaginaires), les citoyens se lancent dans la contestation et la défense des acquis, s’éparpillent, critiquent tout détail de cette machinerie, s’offusquent des scandales et des injustices, eux aussi happés par l’urgence de ces nouvelles contraintes et des ultimatums successifs" [...]
    Le citoyen lambda ne se rend pas compte qu’on le mène à l’abbatoir... comme des moutons...
    Il ne sait notamment pas comment aborder le problème ni quoi prioriser...

    Vous dites : "Mais ils peinent à imaginer dans la durée, comment mettre en place les entraves nécessaires à la jouissance des puissants, désormais modèle de gouvernance hégémonique" [...]
    C’est hélas la triste vérité...

    Mon avis
    Votre papier excellent comme toujours...
    Nos droits sont bafoués sans qu’on puisse faire grand chose pour s’en prémunir.
    La population en devient irritable jusqu’à accuser l’autre de tout et de n’importe quoi... comme vous le dites si bien !

    La criminalisation des [grands] patrons devient maintenant une réalité.
    L’ennui c’est que la population pense que TOUS les patrons sont des criminels alors qu’elle ne sait pas qu’une bonne majorité vit à peine du smic...
    Le tissu économique français est essentiellement des petites pme mais pas des GE et encore moins des entreprises intermédiaires comme en Allemagne !
    Entraver les puissants est devenu difficile car il y a un aspect géopolitique dedans.
    Il faudrait que tous les pays se mettent ensemble pour y remédier sinon ce n’est que peine perdue.

    Les puissants comme les élites n’ont besoin que de chercher un billet d’avion pour aller ailleurs comme par exemple la Suisse au plus près ou les USA pour ceux qui connaissent...
    Ce combat ne réussira que SI tout le monde se met autour d’une table.
    Pourquoi pas un impôt minimum pour TOUS les pays, comme cela au moins personne ne sera lésée ?
    Pourquoi ne pas créer une tracabilité forte pour les transactions financières ?
    [Les paradis fiscaux empêchent encore cette tracabilité totale il me semble...]

    PS : A quand votre prochain article ? smiley
    (Pardonnez mon impatience et mon impertinence)

     
    Cordialement

    Leo Le Sage
    (Personne respectueuse de la différence et de la pluralité des idées)


    • Ariane Walter Ariane Walter 3 septembre 2012 12:30

      Bonjour Michel,

      Ton dernier paragraphe met le doigt sur un point douloureux pour tout citoyen qui veut s’investir. Les moyens de luttre paraissent si faibles. Les puissances en place si omnipotentes. Notre emprisonnement au sein de l’Europe est tout aussi angoissant. Tant d’avis divergents sur ce qu’il convient de faire. 
      Mais nous en sommespeut-être aux premiers instants de la prise de conscience. Y aura-t-il une action utile ?

      Nous sommes , en fait, devenus, les victimes de la colonisation des classes moyennes. territoire riche qu’il appartient de liquider.
      On a compris. Pas tous. Il faut ouvrir les esprits.
      Et après ?


      • Hervé Hum Hervé Hum 3 septembre 2012 12:57

        Cher auteur,


        Il n y a de loi que la philosophie du plus fort et de droit que les concessions faites par celui ci au plus faible en echange de sa soumission..

        Mais peut on dire que l Etat ne detient pas ou plus la force ? NON, en absolu, seul l Etat detient la force, sauf s il est convaincu de faiblesse face a une autre force plus grande, qui ne peut venir que d un autre Etat mais en aucun cas de groupes d interets prives...

        La seule maniere pour ces groupes d interets prives (que l on appelle les puissants) de conserver leur puissance et leur domination est donc bien par le seul pouvoir de manipulation de l esprit et aucun autre. Car c est le seul moyen dont dispose le faible pour dominer le fort, par le controle de l esprit....

        • morice morice 3 septembre 2012 13:40

          Mais ils peinent à imaginer dans la durée


          un société de l’instant parfaite est arrivée : après nous le déluge ?

          • Antoine Diederick 3 septembre 2012 19:04

            La demande de monnaie comme ultime Démocratie .

            Comme écrit Leo

            Le citoyen de base dans cette crise ne sait plus quoi « prioriser », réajuster la finalité ou les finalités.

            La crise si elle n’atteignait que les forces de productions cela serait grave, mais sans plus, mais elle atteint et met en cause les représentations.

            "...fi de l’expérience (il suffit de lire les rapports annuels de la Banque Mondiale pour comprendre à quel point les formules du FMI sont irréalistes et néfastes) ; fi de la géopolitique et de la politique tout court (il suffit d’observer la dégradation de l’image de l’UE chez ses administrés et ses voisins) ; fi de l’anticipation (pas besoin d’exemples, leur bateau ivre allant droit au cœur du cyclone) ; fi enfin des problèmes universels majeurs du futur pointant leur nez et que l’on regarde paralysé comme la chèvre regarde le cobra."

            En effet....

            Une crise trouve sa solution dans la détermination ?


            • Antoine Diederick 3 septembre 2012 19:06

              Oecoumène, le monde connu comme exception générale....vision du monde d’un totalité sans partage, le monde connu nous appartient , il ne supporte pas de contestation, c’est le nôtre....

              Sauf que...


            • Antoine Diederick 3 septembre 2012 23:32

              Crisis>Chaos>Prima materia>Esprit / matière> Sol / Luna>ré-unification>retour au conscient>détermination.

              Ceci pourrait montrer que la classe politique ne parvient plus à évoquer les grands archétypes évoquant la résolution de la crise et donc ne plus pouvoir donner la direction .


            • Antoine Diederick 3 septembre 2012 23:34

              ce serait alors le drame de l’Homme moderne .


            • herbe herbe 3 septembre 2012 20:39

              Merci pour ce nouvel épisode !


              J’ai repensé (hasard de connexions générées par « Un monde fou fou fou ») à un ancien article pertinent dont le titre est une question :

              • Le chien qui danse 4 septembre 2012 10:46

                Bonjour et encore merci pour ce nouveau papier.

                La crise se manifeste par une économie qui part à le dérive, les solutions, comme je peux le lire dans vos textes, sera culturelle.
                C’est un changement de regard sur le chemin de l’hominisation encore en cours qui nous attend.

                Nous ne pourrons pas répondre à la problématique de « la terre pleine » avec une conception des rapports humains, sociaux, écologique et économiques qui découlent du « struggle for life ».

                La survie, pour l’immédiat, et la (re)projection dans l’avenir devront reposer sur une mise à plat des ambitions et le redéploiement des forces vives vers la reconstruction d’un socle humain autonome et fécond, tant de choses devront être inventée pour redonner à cette hominisation une direction constructive.

                 En seront nous capable, le doute est permis

                Nous ne sommes riche que de nous-même, sans les autres nous n’en ferons rien.

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